Pensées intimes, à la découverte d’une terra incognita

Après avoir longtemps ignoré le phénomène de la conscience,  les psychologues  se sont mis depuis peu à étudier ses manifestations : rêverie éveillée, voix intérieure, images mentales, etc. Visite guidée dans le dédale des recherches.

S i vous souhaitez comprendre de quoi sont faites nos pensées intérieures, ne cherchez pas la réponse dans un manuel de psychologie : aucune place pour elles. Aussi incroyable que cela puisse paraître, l’étude de l’expérience humaine la plus ordinaire qui soit – penser, rêvasser, anticiper, réfléchir ou ruminer comme on le fait du matin au soir – a été mise à l’écart de la psychologie académique durant tout le 20e siècle !

Les raisons de cette absence ne tiennent pas à une énorme négligence mais à un refus délibéré. En effet, la psychologie scientifique a, durant un siècle, rejeté la conscience subjective hors de son champ d’exploration.

Pour comprendre ce rejet, il faut remonter à la naissance de la psychologie. À la fin du 19e siècle, les premiers psychologues trouvaient légitime d’étudier la conscience : comprendre ce que William James appelait le « flot de conscience » était même le Graal de la psychologie. Son contemporain, l’Allemand Wilhelm Wundt, avait mis au point une méthode rigoureuse d’introspection pour recueillir les impressions, les souvenirs et les réflexions d’un sujet conscient. Mais, bientôt, la méthode de l’introspection fut bannie de la recherche. À partir de 1913, le « comportementalisme » (ou « béhaviorisme ») devint le courant dominant de la psychologie. Pour son fondateur, l’Américain James Watson, l’étude scientifique de l’humain devait passer par le recueil de faits mesurables. Qu’importe les états mentaux du sujet : ce qui compte, c’est son comportement (behavior) observé de l’extérieur par un expérimentateur qui s’en tient à des données observables. La « conscience » fut donc considérée comme un concept philosophique dépassé. Et la méthode de l’« introspection », douteuse parce que subjective, personnelle, fut jetée aux oubliettes.

Jusque dans les années 1950, la conscience et les « états mentaux internes » vont être mis au ban de la recherche en psychologie. Par la suite, la nouvelle psychologie cognitive aurait dû changer la donne. Pour Jerome Bruner, un des pionniers de cette nouvelle approche, le but ultime de la psychologie était justement de réhabiliter les états mentaux internes. Que se passe-t-il dans la tête de l’écrivain en train d’écrire, du lecteur qui le lit, du croyant en train de prier, de l’homme ordinaire en train de rêvasser ? Voilà les questions auxquelles J. Bruner aurait aimé répondre1. Mais ce projet fut bientôt détourné de son cours. Selon la psychologie cognitive bientôt dominante, celle du cerveau-calculateur, toutes les opérations de l’esprit humain devaient se réduire à des calculs symboliques (à l’image d’un programme informatique). Puis, quand ce modèle déclina, les neurosciences prirent le relais et s’intéressèrent davantage au fonctionnement de la machine cérébrale qu’au contenu des pensées (voir L’Humanologue n°4).

De fait, pendant presqu’un siècle, les pensées intérieures sont restées un continent quasiment inexploré par la psychologie et il fallut attendre les années 1990 pour que le sujet redevienne légitime.

Le fil rouge
Pour être juste, il faut admettre que l’étude des pensées intérieures n’a pas été délaissée par tous. Mais les quelques chercheurs qui leur ont consacré des études sont restés dans l’ombre.

C’est le cas par exemple d’Edward Titchener, élève de W. Wundt, qui fut en son temps une figure phare de la psychologie2. Au début du 20e siècle, il a même participé à une importante polémique aujourd’hui oubliée : il s’agissait de savoir si les pensées s’expriment dans notre esprit sous forme de mots (ce qui signifierait que langage et pensée sont une seule et même chose), sous forme d’images mentales (ce qui signifie que la pensée est avant tout de nature visuelle) ou s’il existe une pensée « a-symbolique » (qui ne recourt ni aux mots, ni aux images). E. Titchener penchait en faveur de cette thèse, comme le montre le fait qu’on ne trouve pas les mots pour exprimer une pensée et que certaines idées (« liberté » ou « tristesse ») ne renvoient pas à une image mentale précise. Pour étudier les pensées intérieures, E. Titchener avait mis au point une méthode d’introspection contrôlée très rigoureuse3. Pourtant, ses études sont ensuite tombées dans l’oubli, ce qui invite à méditer sur la postérité des carrières universitaires.

À la même époque, l’étude des pensées intimes aurait pu trouver un écho du côté de la psychanalyse, alors en plein essor. Ce ne fut pas le cas. Pour Freud, le but de la psychanalyse était de sonder les profondeurs de l’inconscient (et pas les fluctuations de la conscience) et les rêves étaient la « voie royale » pour l’explorer. La rêverie ordinaire s’en trouva donc délaissée par la plupart des psychanalystes. Le Belge Julien Varendonck fut l’un des rares à s’y intéresser. Pendant plusieurs années, le jeune homme s’est employé à remplir des carnets de ses pensées ordinaires. De ce riche matériau, il en a tiré un livre pionnier, Psychologie de la rêverie ((The Psychology of day-dreams, 1921 (non traduit en français).)).

On y trouve par exemple un épisode survenu durant la Première Guerre mondiale. Affecté dans un hôpital militaire, il eut une altercation avec un soldat venu lui demander grossièrement un document dont il avait besoin. Le soir même, le jeune homme s’est repassé la scène en pensée, ruminant sa revanche : il envisage alors d’écrire une lettre au supérieur pour demander qu’on sanctionne le soldat. Il rédige mentalement un courrier en cherchant des formules percutantes, et imagine aussi les réactions de la hiérarchie : le soldat va-t-il être sanctionné (l’idée lui procure une jubilation intérieure), les officiers resteront-ils indifférents à sa demande (déception), la situation ne risque-t-elle pas de se retourner contre lui ? Julien Varendonck note que ses pensées prennent tour à tour une forme verbale (quand il rédige sa lettre) et visuelle (quand il se remémore la scène). Elles revêtent aussi la forme de scénarios fictifs.

En conclusion, l’auteur affirme que la rêverie diurne est essentiellement orientée vers le futur et tournée vers la recherche de solutions à des problèmes : « La rêverie trahit des préoccupations autour de problèmes irrésolus. » Malgré une préface élogieuse de Freud, cet ouvrage tombera également dans l’oubli.

Durant les trois quarts du 20e siècle, les pensées intérieures sont restées au ban de la science. Il faut attendre les années 1970 pour que quelques chercheurs, en marge de la recherche académique, décident de reprendre l’exploration des pensées intérieures.

Comment saisir les pensées au vol
Russel Hurlburt (né en 1945) est de ceux-là. À Las Vegas (université du Nevada), cet enseignant-chercheur a passé toute sa carrière à perfectionner une méthode d’investigation de la vie intérieure, baptisée « échantillonnage descriptif d’expérience subjective » (« descriptive experience sampling »), mise au point alors qu’il était encore étudiant. La méthode consiste à demander à chacun des volontaires de porter un bipper et de noter le plus précisément, quand le bip retentit, ce qui lui passe par la tête. « Je prendrais bien une deuxième bière », pense par exemple Sally au moment où le bip sonne. Ainsi, Russel Hurlburt a pu donner une estimation du temps consacré aux pensées intérieures : 23 % dans une journée !

R. Hurlburt a constaté également que l’essentiel des pensées ne relevait pas de grandes réflexions sophistiquées ou de fantasmes débridés, mais plutôt de ce que le philosophe Heidegger appelait le « souci » ordinaire. R Hurlburt a même décidé d’apprendre l’allemand pour lire Heidegger et comprendre ce que l’auteur de Être et temps entendait concrètement par « souci » ou « préoccupation ». Peine perdue : à vrai dire, Heidegger ne formulait pas ses idées en allemand courant mais dans un jargon bien à lui, incompréhensible pour le commun des mortels, Allemands compris.

La méthode du bipper va être exploitée également par le psychologue Eric Klinger (notamment dans Daydreaming, 1990). Ses conclusions, similaires, dépoétisent beaucoup la notion ordinaire de « rêverie ». Loin de nous transporter dans un univers onirique ou fantasmagorique, il apparaît que l’essentiel de la rêverie éveillée concerne des préoccupations courantes (« currents concerns ») : le travail, la vie de famille, les affaires d’argent ou les relations personnelles.

La petite voix intérieure
Les recherches pionnières des pensées intérieures des années 1970 et 1980 allaient timidement sortir de l’ombre à partir des années 1990. L’écrivain et psychologue Charles Fernyhough est de ceux qui ont suivi les traces de Russel Hurlbut, dont il a été l’élève. Lui s’est particulièrement intéressé à l’étude de la petite « voix intérieure » que l’on entend murmurer au fond de soi ; elle surgit parfois quand on lit, (comme si la lecture silencieuse n’était que la lecture à voix haute de l’enfance, mais intériorisée), on l’entend aussi quand on débat intérieurement avec un protagoniste imaginaire. Cette voix, les sportifs l’utilisent pour s’encourager durant une épreuve. Pour les schizophrènes, la voix intérieure est comme un personnage étranger qui s’est emparé de leur cerveau et leur intime des ordres((Charles Fernyhough, Le Dialogue intérieur. Qui parle en nous ?, Albin Michel, 2021.)).

Pour C. Fernyhough, la voix intérieure répond à plusieurs fonctions : réguler nos émotions, être plus organisé ou participer de la créativité. Il fait également l’hypothèse que la voix intérieure atteste d’un véritable « dialogue » en cours à l’intérieur de soi. Si on se parle à soi-même, cela veut dire que dans les méandres de notre psychisme s’expriment différentes opinions. Quand un sportif s’encourage lui-même, la voix du coach intérieur s’adresse à une autre partie de lui-même : celle du corps qui a besoin d’un coup de fouet face à l’épreuve.

Les dialogues intérieurs ont aussi un rôle créatif : ils mettent en scène des situations qui peuvent se produire dans la réalité et analysent par des simulations silencieuses les différentes hypothèses qui se présentent à soi4.

a man standing in front of a building smoking a cigaretteA quoi pense-t-on  quand on ne fait rien ?
Les études sur les pensées intérieures sont sorties de la marginalité depuis quelques années en raison d’une découverte fortuite. En 1995, les nouvelles techniques d’IRM étaient en train de révolutionner les neurosciences. L’IRM montre les zones du cerveau qui s’activent lorsqu’un sujet fait du calcul mental, mémorise des nombre, lit, raisonne, médite ou prie. Mais la sensibilité des appareils laissait supposer que des données parasites pouvaient être recueillies dans certaines zones du cerveau non mobilisées pour réaliser telle ou telle tâche. Il fallait donc se débarrasser de ces informations agissant comme un « bruit de fond » dérangeant.

Barath Bismal, un étudiant en neurosciences qui travaillait au réglage des appareils d’IRM, s’aperçut que ce qu’on croyait être un « bruit de fond » parasite reflétait une réelle activité du cerveau censé être pourtant « au repos ». Il faudra encore attendre 2001 pour que Marcus Raichle, professeur de neurosciences à l’université de Waddington (Missouri), prenne en compte ce fonctionnement du cerveau au repos, qu’il baptise « mode de fonctionnement par défaut » (MFD)5, et considère qu’il correspond à une véritable activité cognitive, même si celle-ci n’est pas orientée vers une tâche précise. Les chercheurs en neurosciences venaient de faire cette découverte d’une affligeante banalité : même à la fin de l’examen, quand une personne reste allongée sous un scanner, elle continue à penser ! N’est-ce pas ce qui se passe le soir, au fond de notre lit, après qu’on a éteint la lumière ? Quand bien même l’individu est au repos, et ne fait rien de particulier, son cerveau continue de sécréter des pensées.

Depuis quelques années, l’étude du « mode de fonctionnement par défaut » est devenue un sujet à la mode. Les recherches confirment tout d’abord que le fonctionnement « par défaut » s’anime quand diminuent les activités attentionnelles. Quand je marche, activité qui requiert assez peu mon attention, les zones cérébrales de l’attention sont libérées pour penser à autre chose. Inversement, quand une activité mentale requiert de l’attention (choisir une direction, lire une affiche), le « fonctionnement par défaut » se met en sommeil.

Les chercheurs se sont demandé aussi à quoi correspond cette activité « par défaut » du cerveau. Pourquoi, après tout, le cerveau ne se met-il pas tout simplement en mode « veille » entre deux activités, tout comme le fait un ordinateur qui n’est pas sollicité ?

Deux théories s’affrontent sur le sujet.

Selon la première thèse, défendue par Marcus Raichle, c’est la coordination des différents centres de traitement de l’information (mémoire, perception, émotion, attention) qui produit le MFD. Autrement dit, le MFD ne remplit pas une tâche cognitive spécifique mais permet de coordonner les différentes activités cérébrales entre elles. Il ne serait d’ailleurs pas propre aux humains. Mais si sa théorie est bonne, notre activité consciente devrait se mettre en mode « pause » dans certains contextes : ainsi, dans la file d’attente d’une caisse de supermarché, on devrait se transformer en « zombie » qui ne pense plus à rien. On sait bien que ce n’est pas le cas.

Selon une théorie alternative, appelée « hypothèse de la cognition interne activité mentale », l’activité cérébrale par défaut est consacrée à forger des « scénarios mentaux »6. Gaël Chételat, directrice de recherche au CHU de Caen, considère par exemple que le MFD sert à « imaginer ou planifier le futur, comme lorsqu’on se voit déjà se prélasser sur une plage en pensant à ses prochaines vacances d’été ». Elle ajoute que le MFD « pourrait également être requis lorsqu’on imagine des situations alternatives, qu’elles soient réalistes ou fantaisistes ((Marc Gozlan, « Que fait le cerveau quand il ne fait rien ? », Le Monde, 21 mars 2013, (en ligne).)) ».

La neuropsychologue Christine Bastin, qui a rédigé une synthèse sur le sujet, considère aussi que l’activité du réseau par défaut correspond à des tâches durant lesquelles les individus « s’abstraient de l’environnement pour construire un modèle mental représentant des scénarios alternatifs »7. Autrement dit, ils voyagent en pensée pour anticiper et forger des hypothèses.

Jonathan Smallwood et Jonathan Schooler ont réalisé une synthèse sur le vagabondage mental (« mind wandering »)8. Ils confirment que la pensée vagabonde possède deux usages principaux : le premier est la prospection, les pensées sont principalement tournées vers le futur et aident à affronter la vie quotidienne ; leur second rôle relève de la créativité : elles permettent de produire des solutions à nos problèmes. Dans une étude antérieure, les deux auteurs relevaient par ailleurs que la tonalité générale des pensées intérieures est plutôt négative, tant elles relèvent de soucis, d’inquiétudes ou de préoccupations.

En conclusion
Quand on examine avec recul les études sur les pensées intérieures, on aboutit à ce constat étonnant. Longtemps ignorées, elles sont aujourd’hui explorées sous différents angles par la psychologie de laboratoire : voix intérieures, « voyage mental dans le temps », mode de fonctionnement par défaut. Il faudrait évoquer aussi les études menées en psychopathologie sur les pensées obsessionnelles. Il faudrait les croiser, pourquoi pas, avec d’autres sources : les rêveries des jeunes filles ou ceux des migrants, les pensées des professionnels au travail, la charge mentale des mères de famille…

Le chasseur de pensées intérieures a encore bien du travail devant lui pour synthétiser, cartographier ce champ d’études en friche. Car, à l’heure où l’espèce humaine se lance à la conquête de Mars, nous demeurons étrangement ignorants de ce vaste monde intérieur qui peuple notre propre cerveau. •

 

Quand le passé et l’avenir s’entremêlent

Pourquoi le cerveau se complaît-il à ressasser le passé ? Une hypothèse paradoxale est que les souvenirs pourraient servir à préparer l’avenir. Explications.

Les souvenirs surgissent lors de circonstances précises : une personne me manque, je pense à elle et le souvenir des moments passés ensemble se mêlent au désir des retrouvailles. Je suis stressé, je rêve de m’évader et me reviennent en mémoire les doux moments de vacances passés au bord du lac de Salagou. Cette femme se prend à rêver d’un autre enfant. Elle se replonge dans son passé, tout au souvenir du tête-à-tête avec son précédent bébé.

Deux psychologues, Thomas Suddendorf et Michael Corballis, ont baptisé « mental time travel » cette capacité proprement humaine à se projeter mentalement dans le passé et le futur. Ils ont découvert que la mémoire et l’anticipation avaient partie liée. On utilise des briques de souvenirs pour construire des scénarios du futur. Et, inversement, il nous arrive de revoir le passé au « futur antérieur » : c’est le cas avec les remords et les regrets qui nous font « refaire le film » du passé (« J’aurais dû faire ceci ; j’aurais dû lui répondre cela. »).

Les études en neuro-imagerie confirment d’ailleurs que les souvenirs et les anticipations activent les mêmes aires cérébrales, notamment le cortex préfrontal, connu entre autres pour son rôle dans les activités mentales de planification.

Source : Thomas Suddendorf et Michael Corballis, « Mental time travel and the evolution of the human mind », Genetic Social and General Psychology Monographs, vol. CXXIII, n°2, mai 1997.
Voir aussi : Liliane Manning, « Notre passé construit notre futur », La Recherche, n°432, juillet-août 2009.

A lire : A quoi ressemblent nos pensées ? 

  1. « Pour une psychologie culturelle », entretien avec Jerome Bruner, in Le Cerveau et la pensée, dir. Jean-François Dortier, Sciences Humaines, 2014. []
  2. John Goldsmith et Bernard Laks, Aux origines des sciences humaines, Gallimard, coll. « Folio », 2021. []
  3. Jérôme Sackur, « L’introspection en psychologie expérimentale », Revue d’histoire des sciences 2009/2 (Tome 62). []
  4. Charles Fernyhough, « Mais qui parle dans ma tête ? », Cerveau & psycho, n°97, février 2018. []
  5. Article paru en 2001 dans les « Comptes rendus de l’Académie des sciences américaines (PNAS). []
  6. Randy L. Buckner et al. « The Brain’s Default Network », Annals of the New York Academy of Sciences, 2008/1. []
  7. Christine Bastin, « Le réseau cérébral par défaut : un repos qui n’en est pas un », Revue de neuropsychologie, 2018/3 (en ligne). []
  8. Jonathan Smallwood et Jonathan Schooler, « The Science of Mind Wandering: Empirically Navigating the Stream of Consciousnes », Annuel Review of Psychology, 2015. []

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