Nos pensées sont des fantômes. Chacun perçoit leur présence, mais elles restent toujours invisibles, insaisissables, fuyantes et impossibles à cerner précisément. Un souvenir d’enfance vous traverse l’esprit ? Vous « voyez » ce jardin où vous avez couru ; vous revoyez en pensée cette chambre où vous avez joué, dormi, rêvé. Vos souvenirs sont présents, mais les images mentales restent floues, évanescentes, fugaces.
En essayant de raconter ce souvenir, vous aurez du mal à restituer exactement ce que vous avez en tête. Les mots ne collent jamais vraiment aux pensées. Même pour un peintre, les souvenirs sont difficiles à reproduire car ils sont faits d’impressions et de scènes globales qui n’ont pas la précision d’un paysage réel.
D’où cette énigme sur la nature des pensées : sont-elles faites de mots, d’images, de concepts ou d’autre chose encore ? Chacune de ces hypothèses à des arguments à faire valoir.
Pensée = langage ?
L’idée selon laquelle la pensée est fondée sur le langage s’appuie sur une expérience courante : celle de la « voix intérieure » (dont on perçoit parfois le murmure quand son s’entend lire ou penser). Cette expérience pourrait conforter la thèse d’une identité entre pensée et langage, couramment admise. Elle se heurte pourtant à des objections. La première provient du décalage entre les paroles et les pensées. En français, on utilise un même mot – aimer – pour exprimer des pensées très différentes. Dire « je t’aime », « j’aime le chocolat » ou « j’aime mon travail » n’a pas la même signification. Si la pensée épousait les mots, on ne verrait pas la différence. Le cas des personnes aphasiques, dont les capacités linguistiques sont fortement détériorées mais restent capables de penser (imaginer, faire des projets, faire des calculs, jouer aux échecs, etc.) remet en cause l’idée d’une association étroite entre langage et pensée. Les nouvelles sciences linguistiques cognitives (apparues dans les années 1990) en sont venues à considérer que le langage reposait sur un socle cognitif préexistant : par exemple, pour concevoir le présent, le futur ou le passé (comme catégorie grammaticale), il faut d’abord pouvoir se représenter le temps.
Pensée en images
Nos pensées – rêves, souvenirs, anticipations – prennent souvent la forme de « visions » : si je projette de me rendre en vacances à la mer, j’ai le sentiment de « voir », devant moi, ma plage et les vagues. Lorsque je lis un roman, les décors et les personnages semblent prendre vie dans mon esprit. Cette expérience suggère que la pensée est faite « d’images mentales ».
Cette formulation suggère à tort une représentation visuelle : les images mentales ne seraient que des reproductions (plus ou moins fidèles) de la réalité. Mais les aveugles de naissance sont pourtant capables d’imaginer, de concevoir, de rêver à leur manière, bien qu’ils n’aient jamais vu rien de leur vie. Leurs images mentales sont donc faites d’une autre substance que la vision. L’aveugle se représente l’espace dans lequel il évolue ; il peut imaginer le trajet qu’il va faire pour se rendre au travail, de même qu’il peut se représenter un jeu d’échecs et projeter mentalement les positions des pièces sur l’échiquier.
Autre objection à la thèse de la pensée-image : comment notre esprit se représente-t-il des idées abstraites comme le futur », la « vie », les « lois », l’« addition », « la liberté » qui n’ont pas de traduction visuelle immédiate ? Si la pensée ne colle pas tout à fait aux mots ou aux images, c’est sans doute qu’elle est d’une autre nature encore.
Pensée en schémas
Une autre hypothèse présume que nos représentations mentales ne sont pas tissées de mots ou d’images (Ni même de symboles abstraits, comme le veut la théorie « computationnaliste », qui assimile la pensée à un programme informatique et pour qui « penser, c’est calculer ». Ce modèle était en vigueur dans les années 1970-1980.), mais se construisent à partir de schémas. Qu’est-ce qu’un schéma ? Au sens courant, une représentation simplifiée de la réalité. Les emojis (ces pictogrammes de visages utilisés dans les messages en ligne) sont des modèles simplifiés de visages. Ils réduisent un visage humain à quelques traits– une tête, des yeux, une bouche dont l’expression est immédiatement reconnaissable. La force d’un schéma est justement de « désynthétiser » une idée – un être humain, une émotion – en la détachant de sa figure concrète pour faire apparaître une structure sous-jacente. Le schéma est une forme épurée ; il est abstraction.
Des schémas, il en existe différents types. Par exemple l’idée de « restaurant » peut être associée à une représentation visuelle, mais renvoie aussi implicitement à une série d’actions : choisir une table, composer un menu à partir d’une carte où figurent différents plats, manger, payer, etc. Une recette de cuisine ou un rituel religieux comportent aussi des schémas d’action intériorisés qui nous servent autant à comprendre les situations qu’à agir.
La théorie des schémas est une théorie puissante. Le processus de schématisation expliquerait l’organisation de la mémoire, la conception des analogies, la formulation d’hypothèses, la compréhension du langage, le raisonnement et la créativité.
De surcroît, les schémas s’appliquent autant à des objets précis (la reconnaissance des objets) qu’à des systèmes d’idées, des idéologies politiques aux théories scientifiques.
L’idée de schéma correspond en fait à toute une gamme de théories voisines apparues dans les sciences cognitives durant les années 1970. •