(Suite de l’article : Mythes et réalités des enfants sauvages)
On l’a surnommée « l’enfant du coffre ». Serena, petite fille aujourd’hui âgée de 11 ans, a passé l’essentiel de ses deux premières années dissimulée dans le coffre d’une voiture. Après avoir accouché seule, à l’aube, à l’insu de son mari et de ses aînés, sa mère l’a maintenue en vie par des biberons, tout en la laissant croupir parmi des détritus, sans soins, sans paroles ni affection.
Quels effets peuvent avoir les privations sensorielles, l’absence de contacts humains, de caresses, de soins, de mots et de regards sur le cerveau d’un enfant ? Cette question est aujourd’hui documentée. Les premières études sur le sort des « enfants du placard » remontent à l’Amérique des années 1940. Pendant la guerre, les infirmières des orphelinats se contentaient de nourrir et laver les bébés, mais sans les câliner ni leur parler. Le seul horizon de ces enfants était leur lit à barreaux ; leur seule occupation, regarder un plafond blanc. Et ils restaient seuls ainsi, jour et nuit.
Les conséquences sur leur développement furent dramatiques. Le psychiatre suisse René Spitz a décrit leurs troubles sous le terme « hospitalisme ». Privés de stimulations et de contacts, les plus petits cessaient de pleurer au bout de quelque temps. Si l’isolement se prolongeait plusieurs mois, ils dépérissaient. Leur retard physique et moteur s’accompagnait d’un retard mental.
Un peu plus tard, le primatologue Harry Harlow a démontré un phénomène similaire chez les singes rhésus. Ses expériences (inenvisageables aujourd’hui) consistaient à isoler des petits singes dans une cage, hors du contact de leur mère. Les primates étaient nourris par un biberon fixé sur un mannequin en métal. Laissés seuls, dans un total isolement affectif, les singes sombraient peu à peu dans la dépression. Lorsqu’on plaçait un mannequin de fourrure dans sa cage, le petit singe allait aussitôt se blottir contre lui, cherchant ainsi à compenser l’absence maternelle par cette mère de substitution. L’expérience de Harry Harlow démontrait ceci : les petits mammifères ont besoin d’autre chose que de nourriture pour se développer ; il leur faut aussi être pris dans les bras, bercés, embrassés, stimulés, entrer en contact avec des congénères.
Le cas Genie
Le premier cas d’enfants du placard a été étudié par les psychologues est celui de Genie.
L’affaire remonte à 1970. Le 17 novembre, deux femmes viennent frapper à la porte du service social de Temple City (Californie) pour demander de l’aide. La plus jeune des femmes est presque aveugle et manifestement retardée mentale ; elle est accompagnée d’une femme plus âgée, sa mère. Une petite fille au comportement étrange les accompagne. Il s’agit de Genie, 13 ans. Dans les jours qui suivent, celle-ci va faire les grands titres des journaux. Sa terrible histoire vient d’être révélée.
La mère de Genie avait fui de chez elle où elle vivait avec son mari, un homme brutal de vingt ans son aîné. Dans la maison familiale, la petite Genie a été recluse dans une pièce depuis l’âge de 18 mois. Elle était attachée le plus souvent. Son père la brutalisait et l’enfant ne savait bredouiller que quelques mots comme « stopit » ou « nomore » (« arrête ! »). Genie souffre de grave malnutrition. À 13 ans (elle est née en 1957), elle pèse 27 kilos et mesure 1,37 mètre, soit la taille d’une enfant de 6 ou 7 ans.
La petite fille est immédiatement placée dans une institution qui va la prendre en charge. On la soigne, on la nourrit et, surtout, on va tenter de l’éduquer. Une question, parmi d’autres, va passionner les chercheurs : celle de savoir si Genie est capable de retrouver l’usage du langage. Pour les linguistes, c’est en effet l’occasion de trancher un débat qui agite la communauté depuis quelque temps. Le langage est-il uniquement le fruit d’un apprentissage, comme le prétendent les behavioristes ? Où repose-t-il en partie sur des capacités innées comme le prétend Noam Chomsky1 ? Existe-t-il un stade critique pour l’apprentissage ? Et l’intelligence ? Jean Piaget avait montré qu’elle évoluait par stades : à 13 ans, Genie peut-elle encore récupérer et suivre un développement en accéléré ?
Toute une équipe de scientifiques – psychologues, linguistes, éducateurs –, financée par le National Institue of Mental Health, est alors recrutée – la « Genie Team » – qui va se presser au chevet de l’enfant.
Rapidement, on constate des progrès. Genie prend un peu de poids ; puis elle recommence à marcher naturellement (alors que privé de mobilité, elle ne se déplaçait qu’avec de l’aide ou pratiquement « à quatre pattes ») ; en quelques jours, elle apprend à être propre et demande à aller aux toilettes. En matière de langage, Susan Curtiss, une étudiante en linguistique, relate les progrès2. Genie est vive et curieuse, elle aime les promenades et les visites dans les supermarchés. Partout elle demande le nom des objets, veut les toucher et les sentir. Genie apprend rapidement des mots nouveaux. Au fil des mois, elle acquiert ainsi la maîtrise d’une centaine de mots, même si, en fait, elle ne les utilise qu’assez peu. En revanche, elle n’acquiert pas les règles de grammaire et peine à construire des phrases correctes. Si les règles de la grammaire sont innées, comme le prétend Noam Chomsky, force est de constater que Genie à du mal à les redécouvrir en elle.
Au bout de six mois Genie est confiée à une famille d’accueil, qui n’est autre que celle de Jean Butler, la responsable de la Genie Team. Dès lors, des tensions apparaissent au sein de l’équipe de chercheurs. Les psychologues reprochent à Jean Butler de s’accaparer Genie comme une mère exclusive et de les empêcher de l’observer. Jean Butler affirme protéger la fillette d’une intrusion trop massive. Mais lorsqu’elle demandera l’adoption définitive de la fillette, sa demande sera rejetée.
Genie est alors placée chez un autre psychologue, David Rigler, chez qui elle restera pendant quatre ans. Après la première phase encourageante, ses progrès commencent à plafonner. Genie a appris beaucoup de mots mais ne parvient pas à construire des phrases correctes. On lui fait passer de nombreux tests de développement intellectuel mais les résultats sont très contrastés. À certains tests, elle avait des résultats d’une enfant de son âge ; à d’autres, elle restait figée au stade d’un enfant de 2 ans.
Les chercheurs se sont alors demandé si Genie n’avait pas un retard intellectuel à la naissance. La mère était manifestement retardée intellectuellement et son père psychologiquement déséquilibré ? Il semble que ce dernier ait décidé de l’enfermer à l’âge 20 mois, justement quand le médecin, ayant consulté l’enfant, aurait déclaré qu’elle aussi était retardée intellectuellement et ne pourrait pas avoir un développement normal.
Mais comment en être sûr ? On n’aura jamais la réponse. Le jour de son procès le père de Genie s’était suicidé d’un coup de fusil.
Les études sur Genie prirent fin durant l’année 1975. À ce moment, la jeune fille avait 18 ans, mais par bien des côtés elle restait une enfant de 2-3 ans. Par d’autres côtés, elle est devenue une jeune fille dérangeante, qui n’hésitait pas à se masturber en présence d’autrui. Intellectuellement, elle ne progresse plus. En 1979, le National Institute of Mental Health, décide de stopper le financement de la Genie Team. Pour la famille Rigler, désabusée, il n’est plus possible de poursuivre une prise en charge lourde, éprouvante et peu concluante sans le soutien de l’administration. Genie va alors être placée dans plusieurs institutions spécialisées. Puis sa mère, qui entretemps avait été acquittée, décide de la reprendre avec elle. En 1979, sur le conseil d’avocats, elle attaquera en justice la première équipe de recherche sur Genie, l’accusant d’une forme de « maltraitance scientifique ».
En 2016, Genie qui avait alors 58 ans, vivait sous anonymat, dans un établissement spécialisé, quelque part dans le Sud de la Californie. Sa mère était décédée en 2003. Plusieurs livres et un film avaient été consacrés à la plus célèbre enfant du placard du 20e siècle3.
Ces dernières décennies, bien d’autres cas tragiques d’enfants-martyrs ont été révélés. La triste affaire des orphelinats roumains où des enfants étaient totalement délaissés a donné lieu à un suivi systématique. L’observation de leur développement, une fois sortis de leur univers dantesque, a permis d’avoir des précisions complémentaires sur le sort des enfants privés de soins. Au-delà de l’âge de 20 mois, on considère que les dommages sur le cerveau sont irréversibles. Si ces bébés sont sauvés plus jeunes, une réparation est possible (voir encadré).
Ces enfants du placard nous confirment que le cerveau humain, comme celui des autres mammifères, a besoin non simplement d’« informations » à traiter, mais également de contacts personnels pour se développer normalement ; hors de quoi il va subir des dommages irréparables.
Quant à Serena, qui a vécu ses premiers mois dans un coffre de voiture (début de l’article), elle vit aujourd’hui dans une famille d’accueil. Elle aime jouer et faire du vélo. Elle sourit mais ne parle pas. Elle présente des retards mentaux irréversibles.
Le cerveau humain ne peut se déployer que dans une niche sociale et affective propre à l’espèce. Il a besoin de stimulations, de jeux, de contacts, de mots, d’échanges, de bousculades, de gestes d’affection, de disputes et de confrontations avec ses semblables pour se développer. Sans ces ingrédients fondamentaux, il dépérit comme une plante privée de soleil.
Voilà aussi ce qu’il ne faut pas oublier quand on parle de neurogenèse, de synapses, de plasticité ou de connectivité cérébrale. Cette formidable machine vivante qu’est le cerveau ne peut étendre ses ramifications sans cet élément nutritif que sont les relations humaines, les regards, les mots, les sourires et les caresses. Voilà la triste leçon de Serena et des autres « enfants sauvages ».
Le cas des orphelins roumains
Le jour de Noël 1989, le dictateur roumain Nicolae Ceausescu et sa femme Elena sont exécutés dans l’arrière-cour d’un palais de justice après un jugement sommaire qui vient de les condamner à mort. Quelques jours plus tôt, le couple avait cherché à fuir la Roumanie après le soulèvement de la population qui mettait à bas le régime. La Roumanie entre alors dans une nouvelle phase de l’histoire. Les frontières s’ouvrent et on découvre alors l’état du pays. Et notamment le sort réservé à ses milliers d’orphelins.
EN 1966, juste après son accession au pouvoir, Nicolae Ceausescu avait décrété l’interdiction du contrôle des naissances : l’avortement avait été prohibé, ainsi que tous les moyens de contraception. Le dictateur voulait repeupler la Roumanie ; désormais, refuser d’engendrer des enfants était devenu un crime contre la nation socialiste en construction. Une police était même chargée de pratiquer des tests sur les femmes sur leur lieu de travail pour éviter les avortements clandestins. Le résultat ne se fait pas attendre : en quelques années, un nombre considérable d’enfants non désirés vont être abandonnés et placés dans des orphelinats.
Les conditions de vie dans ses établissements étaient épouvantables. Les enfants étaient dénutris. Beaucoup souffraient d’infections diverses ou d’insuffisance respiratoire. Ils étaient sales, on les lavait sommairement au jet. Les plus petits étaient isolés dans des lits à barreaux. Ils passaient l’essentiel de leur temps dans des dortoirs collectifs, installés sur leur lit, sans jouet, et sans aucune interaction avec le personnel.
Quand on a découvert ces enfants orphelins, plusieurs organismes internationaux se sont mobilisés. Les enfants ont été placés dans des familles d’accueil, certains adoptés dans des pays de l’Union européenne. D’autres encore ont trouvé refuge dans des institutions modernes.
Des programmes de recherche ont alors été mis en place pour suivre le devenir de ces enfants. Et on dispose aujourd’hui de certains résultats4 . Michael Rutter et ses collègues ont suivi pendant plusieurs années une cohorte de 111 orphelins roumains. Quand ils ont été retrouvés, ces enfants souffraient d’un retard dans leur développement physique – poids, taille et périmètre crânien – comme dans leur développement intellectuel par rapport aux enfants de leur âge.
Deux ans plus tard, une grande partie avait retrouvé la santé malgré une taille et un poids inférieurs à la normale. Certains ont également effectué de véritables progrès cognitifs et les tests d’intelligence montrent qu’ils ont progressivement rejoint ceux de leur âge. D’autres, en revanche, restaient attardés. D’où venait cette différence ? Essentiellement de l’âge des enfants et de la durée durant laquelle ils avaient séjourné dans l’orphelinat. Comme on pouvait s’y attendre, plus les enfants y avaient croupi longtemps, plus le déficit était difficile à combler. Selon une étude d’Eleanor Ames menée aux Canada auprès d’enfants roumains adoptés avant l’âge de 4 mois, ces derniers, arrivés à l’âge de 5 ans, ont acquis un QI correspondant à la moyenne (exactement 98 sur 100). En revanche, ceux adoptés après 19 mois n’ont obtenu qu’un score de 90 (contre 109 pour les enfants canadiens du même âge).
Ces données correspondent aux autres recherches, recensées par le Child Trauma Academy, qui étudient depuis de nombreuses années le cas des enfants ayant subi des maltraitances. Depuis une vingtaine d’années, plus de 1000 cas d’enfants maltraités puis placés ont été observés. On constate toujours le même phénomène, la restauration des fonctions intellectuelles dépend de l’âge de la prise en charge, même si, globalement, tous les enfants ayant enduré ces maltraitances ont un risque de séquelles plus important que les autres .
Les orphelins de Roumanie confirment ce que nous avait déjà appris René Spitz et Harry Harlow : les mammifères sociaux ont besoin de contacts pour se développer normalement, sans quoi leur développement est altéré. Ils apportent des précisions sur l’existence de seuils critiques durant lesquels l’absence de stimulation conduit à des séquelles irréversibles.
- En 1957, l’année de la naissance de Genie, Noam Chomsky avait fait paraître son ouvrage fondateur de la linguistique générative, Syntaxtic Structure, dans lequel il défend que l’être humain possède des dispositions innées à produire le langage. La bataille faisait alors rage avec les psychologues tenants de l’apprentissage. [↩]
- Susan Curtiss, Genie. A psycholinguistic study of a modern-day « Wild Child », Academic Pres, 1977. [↩]
- Susan Curtiss, cit.; Russ Rymer, Genie. A scientific tragedy (Paperback, 1993) ; et Genie: Escape from a Silent Childhood. (xxxx). Le film Mockginbird Don’t Sing est tiré de la vie de Genie. [↩]
- Voir Eleanor Ames, « The development of Romanian orphanage children adopted into Canada: Final report », université Simon Fraser, Burnaby (Colombie-Britannique), 1997, et Michael Rutter, « Developmental catch-up, and deficit, following adoption after severe early privation », Journal of Child Psychology and Psychiatry, vol. XXXIX, n° 4, 1998. [↩]
Encore un résumé synthétique dans lequel l’humanologue excelle par l’exposé d’idées claires (compréhensibles) et distinctes (sans confusion) sur un sujet complexe où interfèrent des éléments scientifiques, éthiques et émotionnels.