À quoi passe-t-on plus clair de son temps au cours d’une vie ? À travailler ? À dormir ? À se divertir, à parler, à manger ou à s’occuper des tâches domestiques ? Non : vous comme moi et comme tous les humains nous consacrons l’essentiel du temps à une activité aussi ordinaire qu’étrange : voyager en penser. Vous êtes ici ou là, en train de faire ceci ou cela mais votre esprit est ailleurs. Nous pensons en travaillant, en mangeant, sous la douche ou en marchant Et même en faisant l’amour.
Les humains pensent comme ils respirent. Tout le temps. Même sans y penser…
Sous la douche
La plupart de nos pensées n’ont rien de grandiose. J’entre sous la douche ; après avoir traficoté les robinets pour régler la bonne température (« mais bon sang mais pourquoi on n’a pas inventé un système plus simple ? »). Je me glisse sous la pluie de gouttes ; le flacon de shampoing est presque vide, (« tiens, il faudra en racheter »). Je me savonne, en baissant les yeux : le spectacle me désole (« JF, tu dois perdre du poids ! ». Je rentre le ventre (la capacité à se duper soi-même est surprenante). Puis je relève la tête et ferme les yeux, le jet d’eau m’inonde d’une douce chaleur. Je suis bien, j’aimerais arrêter le temps ; faire durer. Rester là.
Mais cette idée à peine ébauchée, une petite voix intérieure m’interpelle : « Attention, tu vas te mettre en retard ». Une petite décharge d’adrénaline me secoue en songeant au travail qui m’attend. Nous sommes mardi, jour du comité de rédaction. Des images mentales défilent dans ma tête. Je suis dans la salle de rédaction de Sciences Humaines : des visages sont tournés vers moi. Je vois le sourire de X ; à son côté, il y a Y, ma bête noire du moment. Nouvelle décharge d’adrénaline. Je me vois en train de refaire le débat de l’autre jour qui m’a mis en colère. Je refais le match et pensée, et l’assomme d’arguments décisif. Son petit sourire narquois m’exaspère. Je secoue la tête pour chasser cette mauvaise pensée.
Dans les minutes qui suivent, tout en m’habillant, en sortant de la maison puis en roulant vers le bureau, les pensées intérieures vont continuer à défiler. Il sera question de grandes questions théoriques (je rédige en ce moment un article sur la philosophie des sciences), et de questions beaucoup plus concrètes (ai-je oublié mon chargeur de téléphone ?). Je ne sais pourquoi, il me revient aussi en mémoire le souvenir du film vu hier. Puis ma pensée chemine vers le spectacle du monde : les prochaines élections (auxquelles la radio me ramène).
Ces bribes de pensées, saisies au vol, datent d’il y a quelques années : un jour ordinaire du mois d’avril 2017. A cette époque, j’ai commencé à noter mes pensées dans le but de décrire ce que William James appelait le « flot de conscience ».
Les pensées intérieures, ce sera l’un des thème du prochain numéro de L’Humanologue.
Raconter le cours de ses pensées est une tâche quasi impossible. Les pensées sont volages, éphémères, vagabondes. Sans compter que, comme pour l’observation des particules élémentaires, le fait de vouloir les observer en modifie le cours.
N’ayant accès qu’à mes pensées intérieures, j’ai tout de même besoin d’ouvrir le jeu et enrichir de recueillir des témoignages pour alimenter mon sujet.
J’ai donc besoin de votre témoignage. Et vous, à quoi avez-vous pensé ce matin ?
Bonjour,
Oui, ce moment est très propice à prolonger mes introspections et en effet, il est très fréquent que je sorte de la cabine de douche, quasi ruisselant, pour écrire sur le carnet que j’ai posé sur le lavabo en entrant, les fugaces fulgurances qui s’y produisent. Souvent, mon épouse, affectueusement se moque : « ça fulgure ce matin !? » eh oui !
Mes regards sur le monde, sur mes perceptions, sur le monde et mes perceptions, j’introspecte. Et cela depuis mon « désenchantement » qui s’est produit il y a environ 62 ans.
Une question est là : pourquoi ? puis pour-quoi ? des milliers de douches n’ont toujours pas réussies à répondre à cette interrogation.
A Jean-Paul Sartre, je crois, on demandait d’imaginer, après sa mort, quelle serait sa réponse à la question : « alors, la vie ? ». Il répondrait : « la vie ? c’était très compliqué, je n’ai rien compris »
Le Dalaï-lama répondait à la question : « que trouvez vous le plus curieux dans le monde ? » : « les humains. Ils usent leur bonne santé à accumuler de l’argent et en fin, ils dépensent cet argent pour recouvrir cette santé et meurent sans jamais avoir vécu. » (Au passage, quid de la réforme des retraites ? cette réflexion n’en faisait certainement pas partie)
Qu’est-ce que serait « avoir vécu ? » Comment reconnait-on un humain « vivant » ? Tout ça, pour ça ?
Voilà peut-être quelques questions pour la douche.
Je suis en vacances. Je suis montée dans le TGV animée d’une résolution : freiner le flot incessant des pensées qui assaillent mon cerveau au cours de l’année. Une alternance de détails domestiques (prendre mes sachets recyclables pour faire le marché), de projets à concrétiser (réserver le train pour le week-end de l’Ascension), de préoccupations professionnelles (rappeler à ma collègue l’échéance de remise du dossier), de soucis familiaux (les enfants, les parents vieillissants,…)
Et la douche n’y change rien !!! Pas de lavage de cerveau au Marseille pur…bref me désintoxiquer…facile à dire. Penser à ne plus penser, c’est déjà penser.
Depuis quelques jours, après une bronchite redoutable, j’ai décidé d’arrêter de fumer.
Consciente de m’imposer dés lors frustrations et contraintes supplémentaires, j’ai pris conscience de la nécessité de mettre mon mental en vacances, faute de quoi je ne pourrais jamais atteindre mon objectif.
Raisonnablement, comment cumuler les efforts requis par cette cure de désintoxication avec des objectifs quotidiens qui m’engloutissent dés le matin dans un nuage de pensées auto-flagellantes et culpabilisantes, menées par un chef d’orchestre autoritaire qui ne me laisse aucun répit ?
« Je dois faire ceci , je dois faire cela, je n’ai pas encore fait ceci, je n’ai pas encore fait cela alors que ma situation financière est de plus en plus aléatoire, ohlala ! Non non !!! je ne veux pas penser à mes soucis d’argent, par contre il faut absolument que je me ressource en me remettant à la création (je suis artiste photographe), mais pourquoi suis-je bloquée en ce moment sur mes créations, il faut que je me déstresse en allant marcher , mais je n’en ai aucune envie, des souvenirs surgissent souvent du temps de mon bonheur défunt de jolie femme parisienne, mariée et insouciante, mais non, mais non, ma vie n’est pas finie, tout ira mieux quand j’aurai enfin fait le nécessaire, mais bon sang Marie arrête de procrastiner, arrête de t’angoisser, tu as une belle maison en pleine nature, c’est bien ce que tu voulais non ? ok, elle te coûte la peau des fesses, mais si tu t’organises bien avec ton Airbnb tout ira bien, d’ailleurs il faut que je me mette sur d’autres sites, que je prenne le taureau par les cornes et que j’arrête de me prendre comme la femme gâtée que j’ai été si longtemps,bon, il faut que je me mette à ma compta ce matin, ah non ça attendra, j’ai encore le temps nous ne sommes qu’en février, …….. »
Et j’y suis arrivée !
Il a sufffi que j’entame une nouvelle cure, celle de la « déresponsabilisation » : fini les objectifs quotidiens et leur cortège d’insatisfaction qui viennent phagocyter mes pensées matinales, place au présent, le soleil brille le printemps sera bientôt là, je paresse un peu au lit en faisant un câlin à Marilyn, ma petite chienne en pensant
« mais quel bonheur d’avoir ce petit amour dans ma vie, quel bonheur de se faire des câlins, allez choupette, on se lève , le soleil brille »,
« je vais continuer à me faire plaisir, mettre un peu d’ordre dans mes revues de presse sans me culpabiliser parce que ma curiosité intellectuelle me fait perdre du temps ,
« c’est génial de pouvoir découvrir, apprendre, s’étonner ou s’indigner de ce qui se passe dans le monde », plus d’amertume, plus d’angoisse, la journée me cueille dans ses bras, pleine du bonheur de cette insouciance retrouvée, Marie, ça y est, la vie est belle, ta joie est de retour ! »
Une question qui demande un arrêt sur image, une pause dans le flot continu des pensées matinales.
Prendre conscience de ce qui ne l’est pas vraiment.
Je me remémore les gestes, le café qui coule dans le bruit de la machine, ce sms sollicitant mon amoureux, s’il est éveillé, les pruneaux suçotés, le demi cachet à prendre le matin, l’ouverture des volets roulants et l’heureuse évocation du jardin dans lequel sont prévus des plantations ; le regard sur le calendrier des week-ends que nous pourrons passer ensemble, les vacances, avec en tête la notion d’urgence à réserver la pension de Tara, la chatte, puis la lecture de mails.
Instinctivement, mes choix vont vers ce qui me touche le plus, avec, tout de même bien présente, une question liée à mon travail : mais où est le planning de la semaine a venir ?
Comme souvent, évoquer mes pensées est un exercice difficile tant elles s’enchaînent vite et sans lien évident entre elles. L’une chassant l’autre, la repoussant dans l’oubli immédiat, elles semblent laisser à ma raison le soin de déterminer ce qui doit rester présent.
En fond, le vif sentiment amoureux me remplit d’une douce plénitude, alors que s’interroge l’absence de l’être aimé, après l’intensité des jours passés ensemble, les premiers, des nuits intimes, puissantes.
Merci de me laisser à vivre cette expérience.
Ce matin est un matin où je dois me lever plus tôt que d’habitude pour donner un cours. Mais le flot de mes pensées est assez similaire d’un matin sur l’autre. Un subtil mélange entre l’envie de capturer des bribes de rêve encore présentes dans ma mémoire pour essayer d’en comprendre le sens (ou de me baigner dans un souvenir heureux) et le long défilement de tout ce que je vais avoir à faire dans les heures qui viennent.
En écrivant cela, je réalise que ces premières minutes au saut du lit sont emblématiques de mon mode de fonctionnement : naviguer sans cesse. Par la pensée entre le passé et l’avenir ou entre le réel et l’imaginaire. Et par les actes, investir le présent et ce qu’il suppose de mise en mouvement.
Si le processus est souvent le même, les idées, elles, diffèrent !
Merci pour ce beau témoigne et ce voyage dans le passé.
Jean François
Le 6 janv 2020, mon appartement a entièrement été ravagé dans un incendie. Hébergée dans un logement minable, je pense que ma vie devrait s’arrêter là. J’ai 76 ans, je suis seule, mes amis vieillissent mal et/ou meurent. Je reçois une petite retraite : ni belle maison ni EHPAD fantastique ni voyages qui adoucissent les plaies ni …ni…ni….ni pass sanitaire. Ce matin, comme chaque matin, je pense que j’aimerais ne pas m’éveiller.
Tatiana: désolé pour ce qui vous arrive. Voir son appartement ravagé par les flammes: ce doit être une terrible épreuve. Vos amis vieillissent ? Oui, les miens aussi. (et moi également)… Mais vous n’êtes pas vraiment seule ! Votre message nous a touché, Jennifer et moi. Comme il touchera aussi d’autres lecteurs. Nous sommes là et si la petite communauté des humanologues peut créer un lien, même à distance avec vous, ce sera avec plaisir.
Jean François, L’Humanologue
IL me semble que ma première pensée « consciente » a été : « Lève-toi plus doucement, tu vas avoir des vertiges. »
Penser à l’autre ou penser à soi ? Ce matin c’était vers l’autre que mes pensées allaient. Au milieu de toutes ces choses à faire le matin pour se préparer, pour ne pas être en retard, pour choisir sa tenue (ah la météo mince il faut que je regarde !), maquillage, parfum, café, clope , ben non j’ai arrêté !!!!. J’ai décidé de me mettre en pause. J’en ai de la chance de pouvoir penser à toutes ses choses futiles : cette femme qui a perdu son mari au Mali à quoi elle pense elle ? Ces victimes qui témoignent après avoir vécu l’horreur aux terrasses des cafés, à quoi elles pensent elles ? peuvent-elles encore penser à ces petites choses ? puis je me suis souvenue : lorsque j’ai perdu des gens que j’aimais j’ai mis longtemps à repenser à des choses sans y penser, à laisser vagabonder mon esprit, à m’accorder le droit de penser à tout et à rien. Puis petit à petit c’est revenu, tranquillement, doucement. Alors ce matin j’ai pensé que c’était chouette de penser…
Bonjour à toi mon sujet de pensée ce matin alors que les premiers frimas viennent nous donner l’occasion de penser différemment fort justement.
Il sera déjà nécessaire sans aucun doute de réajuster nos tenues de sorties et vérifier la mise en route de notre chauffage qui devra tenir compte des nouveaux tarifs de l’énergie que nous avions pour habitude de consommer selon notre propre budget.
Étant à la retraite depuis de nombreuses années, les contraintes du boulot-métro-dodo ne sont plus à l’ordre du jour ou tout du moins se sont axées sur celles qui incombent à nos enfants.
Bref, la pensée s’est faite plus humaniste depuis l’arrêt de mes activités professionnelles car l’esprit est devenu plus disponible pour faire un retour sur les textes moralistes qui nous étaient enseignes à l’école primaire. Nous pouvons enfin disposer de tout notre temps pour approfondir quantités de mots.
La philosophie est devenue une source à explorer pour alimenter fort justement le monde de nos nombreuses pensées.
Etant atteint d’une maladie lourde et douloureuse, il m’est difficile de m’évader en pensée de ce corps fardeau. Certes, chaque matin, j’espère trouver au cours de la journée, pouvoir m’évader par la lecture ou par l’écoute d’une de mes oeuvres musicales préférée. SHUBERT – MOZART…
musique ancienne
Bonjour,
Lecteur assidu de Sciences Humaines, je me fais un plaisir de répondre à cette question incongrue mais tellement IMPORTANTE, à la fois indiscrète, banal mais symptomatique de notre existence.
Eh bien ce fut ce matin (après-midi pour vous; j’habite en Martinique). J’écoutais France Inter et l’émission Pop pop d’Antoine Decaunes. A l’écoute de l’interview de J.P Gauthier ; j’ai réfléchi aux raisons pour lesquelles j’avais dès ma tendre enfance découvert la « géographie ». Bizarrement, je pense que grâce à « mon amoureuse » de l’époque je découvrais la géographie française! Certes, elle n’était pas géographe mais son père passait tous les jours presque devant ma fenêtre de notre pavillon pour aller aux halles de Paris avec son semi-remorque Berliet TLM 180 ; il était (mort depuis) transporteur indépendant). Alors pour je ne sais quel miracle, je suis devenu amoureux aussi des cartes Michelin au 1/200 000 et je parcourais la France sur ses routes nationales avec un petit camion Dinky toys au 1/43 ème que je faisais circuler autour de la table familiale en respectant la vitesse moyenne du véhicule, du profil de la route des pentes rencontrées!
J’ai presque honte de vous raconter cela!
Aujourd’hui … inspecteur de l’éducation en retraite, agé de 70 ans, je n’avais pas pensé écrire ces quelques lignes! Je vais aller plus loin de manière personnelle.