Imaginez une personne insensible. Une personne qui ne connaîtrait ni la tristesse (en apprenant la mort d’un proche), ni la joie (aucun sentiment en retrouvant ses amis), qui ignorerait la colère (face aux insultes ou aux injustices). Une personne qui n’aurait également peur de rien.
De telles personnes existent. Elles souffrent d’une lésion précise du lobe frontal qui endommage le centre de traitement cognitif des émotions. Résultat : elles ne réagissent plus de façon adaptée. Le neurobiologiste Antonio Damasio a rendu célèbres plusieurs de ces cas ((Antonio Damasio, L’Erreur de Descartes, Odile Jacob, 1994)). Parmi eux, Elliot, un homme d’une trentaine d’années qui avait subi une ablation d’une partie du cortex frontal suite à une tumeur. Curieusement, l’opération n’a pas eu d’effet sur ses aptitudes intellectuelles. En revanche, sa personnalité s’était transformée. Suite à son opération, Elliot réagissait anormalement à des situations stressantes. Par exemple, il restait indifférent face à des images de gens mutilés ou des scènes d’accidents de la route. À l’égard de sa famille, il n’éprouvait plus vraiment d’affection. Il semblait vivre dans un monde sans amour, sans tristesse et sans anxiété. Au travail aussi, son comportement avait changé. Elliot était désormais incapable de gérer ses priorités : il pouvait passer des heures sur des détails futiles et négliger complètement des tâches urgentes ou essentielles. Un jour, sur un coup de tête, il décida de miser tout son argent sur un titre à la bourse. Le pari était risqué mais qu’importe : il ne ressentait plus la peur. Dans la vie quotidienne, il ne savait plus à quoi accorder de l’importance. Arroser les fleurs était pour lui aussi essentiel que de se rendre à son travail. Bientôt, ses responsables durent se séparer de lui. Ce qui ne l’émut pas plus que cela : ne connaissant plus l’anxiété, rien n’était grave à ses yeux. La vie d’Elliot était désormais privée des réactions émotionnelles qui donnent une valeur aux choses.
Le cas d’Elliot nous enseigne une leçon essentielle : les émotions sont utiles. Elles servent à évaluer ce qui est essentiel ou important et donc à guider nos comportements. Sans empathie pour son bébé qui pleure, une mère atteinte du « syndrome frontal » peut continuer tranquillement son travail sans s’en soucier.
De la valeur des choses
Les émotions sont par nature « évaluatives », comme l’écrit le psychologue Nico Frijda, un des grands spécialistes du domaine ((Nico H. Frijda, The Laws of Emotions, Routledge, 2006. )). Placé devant la photo de Barack Obama ou de Donald Trump, notre cerveau réagit à la fois de façon cognitive (il perçoit et identifie de qui il s’agit) et émotive (il évalue, positivement ou négativement, la personne). Notre perception de l’environnement est toujours colorée émotionnellement et nous réagissons face aux personnes et aux choses qui nous entourent par des « j’aime » ou « je n’aime pas ».
Les patients atteints de lésions frontales nous apportent donc cette leçon centrale : nos émotions sont adaptatives et la plupart du temps raisonnables ; elles nous poussent à nous occuper du bébé qui pleure, nous mettre au travail plutôt que d’arroser ses fleurs et trembler comme une feuille devant un ravin.
Il y a donc une forme de raison dans l’émotion, même si ce constat va à l’encontre de toute une tradition de la pensée occidentale selon laquelle les passions sont « irrationnelles ». « L’amour est aveugle », « la colère est mauvaise conseillère », disent les proverbes ; « le cœur a ses raisons que la raison ignore », disait Pascal ; « ni rire, ni pleurer, mais comprendre », ajoutait Spinoza. L’homme est rationnel et il doit, pour agir, compter ses passions et ses émotions, affirmait Descartes.
Faudrait-il réhabiliter nos émotions et s’en remettre à l’« intelligence du cœur » (ou l’« intelligence émotionnelle ») ? Faudrait-il accepter que le cœur ait de très bonnes raisons que la raison ignore ?
Avant d’en arriver là, il faut plutôt réfléchir aux liens subtils qui se nouent entre émotions et raisons.
Les deux circuits de la peur
La peur est une réaction d’alerte face au danger. Soit. Et elle nous prémunit contre les actions périlleuses. D’accord. Mais il est aussi des peurs irrationnelles. Le phobique, par exemple, est pris de panique devant une araignée inoffensive ; certains ont la phobie des vols aériens et il est des peurs collectives (peur de l’étranger, peur des vaccins) qui ne sont pas fondées en raison. Elles contredisent donc l’idée d’une émotion « rationnelle » et adaptative.
En fait, cognition et émotion (la raison et la passion) interagissent et se contrôlent réciproquement, comme l’ont montré des recherches sur les mécanismes de la peur.
Le neurobiologiste Joseph Ledoux, de l’université de New York, a montré qu’il existe dans le cerveau un « double circuit » de la peur ((Joseph Ledoux, Le Cerveau des émotions, Odile Jacob, 2005.)). Dans une série d’expériences, le chercheur a commencé par flanquer une frousse mémorable à de pauvres petites souris. L’expérimentation consistait à leur envoyer des chocs électriques dans les pattes tandis que retentissait une sonnerie. L’animal fait rapidement la relation entre les deux ; très vite, la souris est prise de panique et urine de frayeur dès que la sonnerie retentit. Après avoir ainsi terrorisé des dizaines de souris, J. Ledoux a réussi à identifier, grâce à un électroencéphalogramme, les aires cérébrales impliquées dans la peur.
Le « siège de la peur » réside dans l’amygdale, une région du cerveau située dans le centre limbique. Quand la sonnerie est captée par la souris, l’onde sonore, transformée en influx nerveux, suit les circuits auditifs à la vitesse de l’éclair, rejoint le thalamus, et stimule l’amygdale. La réaction de panique se déclenche aussitôt. Cette voie de transmission, rapide et inconsciente, est incontrôlable. Mais il existe un second circuit de la peur qui fait un détour par le cortex, la région « intelligente » du cerveau.
Ce second circuit, plus lent à mettre en œuvre, permet de réguler l’émotion en fonction des informations traitées par le cortex : souvenirs, anticipations, analyse de la situation. Cette voie est plus contrôlée et permet une modulation de la réaction première. Imaginons que vous allez faire un saut à l’élastique. Vous êtes sur la rambarde d’un pont, les pieds attachés à un câble élastique. Votre corps réagit spontanément par une sensation de peur. Cette réaction face au vide est une réaction réflexe, quasi universelle. Mais vous savez aussi être solidement arrimé à un câble élastique très solide, que bien d’autres ont sauté avant vous et que vous êtes encadré par des professionnels qui savent ce qu’ils font. En principe, vous ne risquez rien. Voilà en tout cas ce que vous murmure une petite voix venue de votre lobe frontal, siège des fonctions intelligentes. Dans votre cerveau, deux circuits de la peur agissent. L’un direct, rapide et automatisé déclenche la trouille de votre vie ; l’autre, le circuit plus « intelligent », mais indirect et plus lent, vous rassure et cherche à vous calmer. La panique « naturelle » peut donc – plus ou moins – être modulée par cette seconde voie. Ce conflit entre ces deux circuits est une expérience courante de la vie quotidienne. Il ne concerne pas que la peur mais aussi la colère, l’angoisse ou le stress.
Cœur versus raison
Les émotions sont donc gérées par un double circuit. Le premier gère les réactions primaires de plaisir ou de déplaisir, d’attraction et de répulsion, et déclenche des réactions spontanées. Ce circuit part d’un mécanisme perceptif (la vue d’une araignée), qui produit une émotion (frayeur), qui déclenche des comportements (les pupilles s’écarquillent, le cœur s’accélère, le corps se fige) et qui envoie un message au lobe frontal (« Au secours ! »).
Mais nos émotions sont également contrôlées par le lobe frontal, siège des fonctions exécutives (en gros, l’intelligence consciente), qui envoie ses propres messages au cerveau limbique. « Allons, ceci n’est qu’une araignée, elle n’est pas dangereuse » (toutes les araignées en Europe sont inoffensives), tu ne risques rien. » Cette seconde réaction, plus rationnelle, est aussi plus complexe et plus lente.
Dans la vie quotidienne, il arrive souvent qu’émotion et raison entrent en conflit. Ce conflit est le propre d’êtres humains disposant d’un lobe frontal particulièrement développé, bien plus que chez le rat ou n’importe quel autre animal. Grâce à lui, nous pouvons anticiper, élaborer des stratégies, peser le pour et le contre, prendre du recul par rapport à la situation présente. Du coup, des batailles se livrent en nous opposant nos deux circuits de décision : celui des émotions spontanées et celui des émotions régulées. Le conflit entre le cœur et la raison n’oppose pas l’irrationnel et le rationnel mais deux formes de rationalité différentes •