Fin juin 2021. Nous voilà, Marie-C. et moi, arrivés à Cerisy-la Salle. J’ai été invité à participer au colloque : « Edgar Morin, un siècle ». Notre grand homme, actuellement pris dans un tourbillon médiatique à l’occasion de ses cent ans, ne pourra être des nôtres, mais devrait être présent en vidéo.
Cerisy-la-Salle est un lieu mythique dans le petit monde de l’intelligentsia. Toute la fine fleur de l’esprit français s’est retrouvée un jour ou l’autre dans ce château du 17e siècle. Sur les murs, on retrouve des portraits de tous ceux qui ont participé à ces rencontres : André Gide, Ionesco, Raymond Queneau, Jean-Paul Sartre, André Breton, Michel Foucault, Jacques Derrida et une pléiade de philosophes, historiens, sociologues, linguistes. Tout a commencé dans les années 1910. Paul Desjardins (1859-1940), intellectuel et journaliste, a été à l’origine des « Décades de Pontigny » (une belle abbaye située dans l’Yonne, à quelques kilomètres d’Auxerre). Après la Seconde Guerre mondiale, sa fille Anne Heurgon-Desjardins relança les rencontres dans le château familial de Cerisy, en Normandie. Aujourd’hui, c’est Édith Heurgon, la petite-fille, qui poursuit l’entreprise familiale. C’est elle qui nous accueille dans son domaine.
Allez savoir pourquoi, les intellectuels, qui sont pour la plupart progressistes, humanistes et égalitaristes adorent se retrouver dans des châteaux, abbayes ou palais pour discuter de la façon de refaire le monde. Ici l’intellectuel est roi, et aime être traité comme tel. À peine arrivés, nous sommes conduits dans la « chambre verte » où l’on va loger. On y accède après avoir monté un grand escalier de pierre, traversé par une immense bibliothèque avec fauteuils et canapés et une magnifique charpente de bois. Avec sa cheminée, ses boiseries, ses fenêtres qui donnent sur le parc, la « chambre verte » vous donne le délicieux sentiment d’appartenir à l’aristocratie. Vous savez quoi ? Je n’ai même pas honte !
Valises posées, on retourne à l’accueil où l’on retrouve mon ami Claude Fischler, accompagné de Pascal Ory, les deux organisateurs du colloque. C. Fischler est un ami et complice de longue date. Sociologue, il est l’auteur d’un ouvrage de référence sur l’alimentation (L’Homnivore, 1990) et a longtemps dirigé le centre Edgar Morin. Je rencontre P. Ory pour la première fois. Son air juvénile, ses cheveux en bataille, ses grands yeux bleus, son sourire et sa simplicité contrastent avec son nouveau titre : l’historien vient d’être élu à l’Académie française. Mais j’aurais plutôt tendance à être impressionné par son dernier livre Qu’est-ce qu’une nation ? un livre important dont je me suis promis de causer avec lui dans les prochains jours.
Quelques minutes plus tard, nous voilà dehors autour d’un cocktail, à serrer des mains : certaines connues, d’autres nouvelles. Sous un barnum, on boit le champagne, on se salue, on s’observe, on se jauge, on se raconte quelques bonnes histoires.
Mais il est bientôt temps d’aller rejoindre la grande salle du restaurant.
Vers 11 heures, après le visionnage d’extraits d’un film tourné par Jean Rouch et Edgar Morin dans les années 1960, chacun rejoint ses quartiers. Demain, les conférences reprennent à 9 heures. Marie C. va y assister. Quant à moi, je fais l’école buissonnière et reste dans la chambre pour préparer mon intervention.
Métamorphoses
L’après-midi, j’assiste à la conférence d’Édith Heurgon, la maîtresse des lieux. Mathématicienne de formation, elle a fait sa carrière à la direction de la RATP, où elle s’est occupée de prospective. Dès les années 1980, la prospective ne ressemblait plus à la prévision des années 1960 quand les projections d’avenir s’inscrivaient dans le cadre de projections très déterministes : les grandes entreprises et l’État pensaient pouvoir planifier l’avenir. Après la crise des années 1970 et l’entrée dans des périodes plus turbulentes, la prospective s’est ouverte à l’incertitude, a intégré dans ces scénarios, le possible, le probable et le souhaitable. Elle a cherché à prendre en compte les dimensions sociales et humaines dans des modèles qui faisaient jusque-là la part belle aux facteurs économiques et techniques. Pour Édith Heurgon, l’idée de « métamorphose » proposée par Edgar Morin est apparue comme une inspiration nouvelle, même si elle reconnaît que son application s’est révélée difficile à mettre en oeuvre. Tout le monde en convient d’ailleurs ici : l’opérationnel n’est pas le point fort d’Edgar Morin.
L’idée de « métamorphose » renvoie à une image vivante et parlante : celle de la transformation de la chenille en papillon. Tout comme la chenille opère au sein de la chrysalide une incroyable transformation, il est possible que la crise de la civilisation actuelle porte en elle un espoir de régénération.
Après l’exposé, les questions, les objections et les propositions fusent. Dans quelle mesure peut-on transposer un modèle du vivant à celui des sociétés humaines ? Qui sont les acteurs de ce changement ? Comment lever les résistances à la transition écologique ? Pourquoi privilégier un modèle (la métaphore) quand bien d’autres sont possibles ? C’est la sonnerie de la pause qui met fin au débat. La discussion se poursuit dans la cour autour d’un café. C. Fischler me fait remarquer que la métamorphose des insectes relève d’un « programme » inscrit dans l’évolution de l’animal et ne laisse aucune place ni aux alternatives ni à la création. Jamais une chenille ne donnera naissance à une abeille. Je me souviens avoir débattu avec Edgar Morin de la métamorphose1, mais cet argument ne m’était jamais venu à l’esprit. « Ce n’est qu’une métaphore », nous rétorque P. Ory alors que la cloche nous rappelle qu’il est temps de reprendre la direction de la salle de conférences.
Je zappe la conférence suivante. Il faut absolument que j’aille finaliser mon intervention du lendemain.
A moi de jouer !
Je suis arrivé en annonçant un titre de conférence assez évasif, « Voyage en humanologie », qui va me permettre d’adapter librement mon propos en fonction des circonstances. J’ai en tête un canevas en quatre temps.
Qu’est-ce que l’humanologie ? Après une courte présentation personnelle– le petit gars qui voulait tout savoir, qui a créé Sciences Humaines, mené une carrière de vulgarisateur « touchatoutologue » et revient aujourd’hui à son projet initial : les humains –, j’inscris ma petite histoire dans un projet plus vaste, dans la lignée d’Edgar Morin et plus loin encore, celle des pionniers des sciences humaines2. Ma méthode est simple à énoncer.
Tout part de questions : des grandes (Qui sont les humains ? À quoi pensent-ils ? Qu’est-ce qui les motivent ? Comment vivent-ils ?) qui se déclinent en plus petites (sur la cause des guerres, l’origine des religions, la nature du langage) qui se déclinent à leur tour en plus petites encore (Pourquoi les Aborigènes n’ont pas inventé l’écriture ? Comment peut-on être moine ? Comment gérer une PME ?). Ces questions débouchent sur un bilan raisonné des savoirs, que Rousseau appelait son « magasin d’idées ». Il consiste à rassembler des faits et des idées qu’il faut ensuite confronter. Cette confrontation aboutit parfois à une synthèse des connaissances, ce que j’appelle un « bilan raisonné des savoirs », mais d’autres fois, elle m’amène à m’égarer et à me noyer dans le flot des faits et des concepts.
Rien ne vaut un bon exemple pour illustrer la démarche.
Je prends l’exemple des « pensées intérieures », ce flot d’idées petites et grandes, pratiques et spéculatives, chargées de désir et d’angoisse. Peu étudiées par les sciences humaines, elles demeurent une terra incognita. Mais elles sont une formidable clé d’entrée pour comprendre le monde des idées : des connaissances et des fictions qui sont la marque de l’esprit humain. De quoi sont faites ces pensées intérieures ? De mots ou d’images. Il nous arrive d’entendre le murmure de notre petite voix intérieure, ou de voir furtivement un visage ou une scène qui remue nos souvenirs.
Je présente donc un projet d’enquête sur la vie des pensées intérieures : leur source, leur nature et les grandes lignes de ma découverte.
Arrivé à ce point de ma conférence, C. Fisher me fait signe qu’il ne me reste que quelques minutes.
Déjà ? Je me suis encore fait déborder par le temps… Et j’ai à peine atteint la moitié de mon exposé ! Tant pis. Je saute donc à grandes enjambées sur la deuxième partie pour arriver à la conclusion : le projet d’humanologie qui se situe pour moi dans la lignée d’Edgar Morin et plus globalement dans le grand projet d’exploration de l’humain initié par les pionniers des sciences humaines.
Fin. Applaudissement de la salle. J’ai le sentiment de m’en être plutôt bien tiré, même si je reste frustré de l’amputation d’une partie entière de l’exposé. Vient le moment des questions et des réactions.
C. Fischer prend la parole. Il me compare aux « armchair anthropologists » du 19e siècle. Ces « intellectuels en chambre », savants universalistes, rassemblaient des matériaux venus de tous horizons et édifiaient de grandes synthèses. Dans sa bouche, cette comparaison se veut un compliment. Mais je lui fais remarquer que l’« intellectuel en chambre » est une formule critique faite par les générations d’anthropologues suivantes qui critiquaient des synthèses douteuses faites hors de toute connaissance de terrain. La critique était alors fondée à une époque où les sources étaient rares et peu fiables. Mais aujourd’hui, on peut s’appuyer sur des matériaux abondants et robustes pour construire des synthèses qui font cruellement défaut.
C’est au tour de Francis Danvers de prendre le micro. Il est l’un des théoriciens de l’orientation et nos routes se sont déjà croisées plusieurs fois. Il salue l’importance de mon projet et me compare à… Michel Onfray (Non, pitié !) qui sait marier les grandes synthèses à l’art du récit. Je m’abstiens de répondre. Car déjà, du fond de la salle, on entend un grognement : une personne s’agite. Mais aucun son intelligible ne sort de sa bouche.
Je sais de qui il s’agit.
Une pensée sans parole
Philippe Aubert vit dans une chaise roulante. Il ne marche pas, il ne parle pas. Il est venu au colloque accompagné de son père et d’un jeune homme qui l’assiste au quotidien. Hier, son père m’a raconté l’histoire de son fils. Philippe Aubert est handicapé de naissance : quand il est né, le cordon ombilical s’est enroulé autour de son cou, entraînant un manque d’oxygène, ce qui a provoqué des dommages irréparables. Entièrement paralysé, il vit rivé sur son fauteuil, le corps parfois saisi de mouvements incontrôlés. Seul le contrôle des yeux lui permet de s’exprimer. Mais son cerveau, lui, est intact.
Les médecins avaient informé ses parents que l’enfant aurait de graves séquelles. « Mais en même temps que son handicap, j’ai découvert chez mon fils une extraordinaire vitalité. Cet enfant qui n’a jamais marché, n’a jamais dit un mot est animé d’une extraordinaire et farouche envie de vivre et de s’exprimer ». Philippe Aubert a écrit – en fait, dicté – un livre dont le titre Rage d’exister annonce l’essentiel3. Car malgré son terrible handicap, Philippe mène une vie d’une incroyable richesse : il a obtenu deux diplômes de master, a fondé une association et exerce une activité de consultant en insertion (pour les personnes handicapées) qui l’a conduit à voyager partout, de l’Afrique à la Chine, en passant par le Brésil.
Comment est-ce possible ?
J.P Aubert a pris le micro pour traduire ce que son fils a lui a dicté. Philippe Aubert confirme que l’on peut penser bien que privé de langage, (comme je l’ai dit dans l’exposé). Il en est la preuve vivante. Bien que privé de parole, son cerveau est en parfait état de marche. Son handicap ne l’empêche ni de penser ni de vivre une vie pleinement humaine, qu’il importe de faire reconnaître.
Ma réponse consiste simplement à souligner combien son cas est exemplaire. Je rectifie un point. Certes, Philippe Aubert n’a pas la parole mais il n’est pas privé de langage. Il communique à sa manière (mouvements de la tête et des yeux), son langage ne passe pas par la voix, mais il possède un vrai langage : un langage qu’il maîtrise même parfaitement bien (comme je le vérifierai plus tard en lisant son livre témoignage (4)). Son cas apporte d’autres enseignements. Contrairement à ce que pensait Jean Piaget, la pensée abstraite ne se développe pas chez les humains à partir des mouvements et d’un stade dit « sensori-moteur ». Si c’était le cas, les incapacités motrices de Philippe Aubert auraient dû entraver son développement intellectuel. Ce qui n’est manifestement pas le cas.
Mais Philippe Aubert nous offre une autre leçon, bien plus fondamentale : une leçon de vitalité et d’humanité.
Vitalité : on peut être enfermé à vie dans un corps immobile et ne pas renoncer à vivre pleinement, en partageant, en agissant, en communiquant. Ce type déborde d’enthousiasme.
Humanité. : alors qu’il vit dans la dépendance totale, il a décidé de s’engager aux services des autres ! Dans son livre, que j’échangerai un peu plus tard contre L’Humanologue, il écrit : « Combien de fois ai-je constaté que ma situation donnait l’occasion aux autres de se mobiliser et de se grandir ? ». Plus loin, il ajoute, après avoir raconté un voyage à Rio où il a visité des établissements pour handicapés : « C’est dans de tels moments que je forge mon identité, celle d’un homme qui entend donner autant qu’il est obligé de recevoir ».
Bouillon d’idées
Les colloques sont des lieux d’incubation pour les idées nouvelles. On y rencontre toutes sortes de gens, venant d’horizons divers. À table, nous faisons la connaissance d’un couple d’ingénieurs de Cannes qui travaillent sur la construction de satellites. Le lendemain, un préfet en retraite. Le soir, une jeune historienne qui a écrit un livre sur les situationnistes. Avec chacun, on aborde de nouveaux sujets. Les échanges stimulent la réflexion, font prendre à la pensée des détours inattendus. La succession des conférences, des débats, des échanges à table, favorise l’échauffement, l’ébullition et la fertilisation réciproque des esprits. À table, un nouveau voisin remplace le précédent, une discussion chasse l’autre. Des amitiés éphémères se nouent, des promesses de retrouvailles, des idées et des projets surgissent.
Le soir, j’ai reçu un message d’Edgar Morin qui n’a pas assisté à ma conférence. À vrai dire, il veut savoir si j’ai bien évoqué son influence (« Ne me laisse pas tomber alors que je suis déjà à terre »). Il a envoyé aussi un message à C. Fischler pour vérifier si c’est bien la lecture du Paradigme perdu qui m’a mis sur la voie de la création de Sciences Humaines (une illusion qu’il entretient depuis nos premières rencontres). Je fais répondre à C.Fischler qu’Edgar Morin ne représente qu’une influence parmi d’autres : « Dis-lui que dans le « top ten » de mes lectures fétiches, il y a eu Aristote, Diderot, Raymond Aron, Aroun Tazieff et Pif Gadget ». Claude s’esclaffe et envoie le message.
Avant de m’endormir, je m’efforce de prendre des notes mais la fatigue et les verres de vins ne favorisent pas le travail. Que va-t-il rester de ce tourbillon d’idées ? De bons souvenirs, ce carnet de bord, et peut-être des fils invisibles qui se renoueront un jour.
- « L’abîme ou la métamorphose », rencontre avec E. Morin, in Sciences Humaines n°201, février 2009. [↩]
- J’ai raconté cela dans « Comment devient-on humanologue ? » in L’Humanologue n°1. [↩]
- Voir son site ragedexister.com et la vidéo « La rage de communiquer ». (4) Rage d’exister, P. Aubert, S. Jacofin, Ateliers Henry Dougier, 2018. [↩]
Je profite de cette petite place pour saluer l’étudiant épatant qui avalait l’Epistémologie des Sciences de l’Homme pendant que nous peinions à en décrypter une page, cumulait son parcours en psycho avec celui de socio et de philo, nous initiait à la lutte sociale en nous embrigadant dans la LCR et peignait joyeusement des affiches pour manifester contre la suppression d’un cycle universitaire dans le long couloir de l’appartement que je louais (où avait vécu JJ ROUSSEAU quand même!). Quel plasisir de voir à ses côtés Marie-C déjà là dans ces années pourtant très lointaines. Mais une telle puissance de vie, rage de savoir et comprendre, une telle énergie à danser des rocks endiablés en faisant voler sa compagne ça ne s’oublie pas. Un grand Bravo pour tout ça….et désolée d’utiliser cet espace de façon un peut triviale!
Michèle (unversité de Chambéry)
Bonjour Michèle.
C’est amusant de voir quel image de soi on peut laisser derrière soi. Je dois admettre que le portrait est assez bien vu. (une seule erreur: j’embrigadais à l’OCI plutôt que la LCR, mais c’est un détail. Je crois me souvenir de toi, (mais j’espère ne pas confondre avec une autre Michèle que j’ai connu à l’époque. Une photo me serait utile.
Mon Dieu tout cela remonte à plus de 40 ans !
Jean François
Enfin ! L’Humanologue prend son envol, écrit comme il parle, comme il pense et surtout comme il aime vivre 🙂
Merci pour ce beau texte qui donne envie de savoir toujours plus et surtout de comprendre ce que l’on croit savoir. L’humanologie est un beau projet de construction de l’homme, individu en société, donneur et receveur à parts égales.
Bonne route