Que faisaient les femmes au temps de Lascaux ?

Que nous apprend la préhistoire sur les origines du pouvoir (en général) et du pouvoir masculin en particulier ?

Suite de notre série sur l’énigme de la domination masculine. Article 1. Les mâles dominants, des primates aux humains.

Que faisaient les femmes à l’époque de Chauvet et de Lascaux ? Étaient-elles recluses dans les grottes, attendant le retour du chasseur pour faire bouillir un morceau de mammouth ? Ou bien participaient-elles aux expéditions de chasse comme le suggèrent de récentes recherches ? Étaient-elles sous la coupe de mâles dominants ou, au contraire, ont-elles pu un temps être vénérées comme de véritables déesses ? Suite de notre série sur l’énigme de la domination masculine.

Concernant la place des femmes au temps du Paléolithique, les préhistoriens ont longtemps été unanimes… pour les ignorer. Elles ont été les grandes absentes de l’histoire. L’« homme préhistorique » désignait à la fois l’espèce humaine et le genre masculin, l’homme en général et le mâle en particulier. C’était lui le chasseur, le tailleur de pierre, l’artiste, l’inventeur du feu ou de l’agriculture, etc.

Le matriarcat originel ?

Ce n’est que dans les années 1970 – la préhistoire avait plus d’un siècle d’existence – qu’un autre son de cloche a été entendu avec l’avènement d’une nouvelle archéologie féminisée, féminine et féministe. Féminisée car des archéologues femmes sont entrées dans le métier ; féminine parce que les femmes sont devenues un sujet d’étude ; féministe du fait que nombre d’entre elles ont remis en cause les préjugés sur leur rôle dans la préhistoire.

C’est à ce moment qu’a ressurgi la théorie du « matriarcat originel », théorie selon laquelle il fut un temps très ancien où les femmes auraient exercé leur domination sur la société. Le pouvoir leur appartenait.

Demeter, déesse grecque de l’agriculture

Cette théorie n’était pas tout à fait nouvelle. Elle avait été imaginée un siècle plus tôt par un juriste suisse Jakob Bachofen (1815-1887) dans son livre Le Droit maternel (1861). Comme plusieurs intellectuels de l’époque, Bachofen pensait que les mythes ancestraux reflétaient, sous une forme détournée, ce qu’avait pu être l’origine des sociétés humaines. Or, d’anciennes légendes – égyptiennes et grecques – parlaient d’un temps primitif où des déesses mères gouvernaient le monde. Ces déesses mères, telles Isis (en Égypte) ou Déméter (en Grèce), étaient les gardiennes et protectrices de l’Univers qu’elles avaient créé avant que des dieux guerriers, comme Poséidon ou Osiris, les détrônent. Le matriarcat originel, que Bachofen nomme « gynécocratie », a été remplacé par le pouvoir masculin : celui des pères.

À l’origine des sociétés humaines, imaginait Jakob Bachofen, régnait la promiscuité sexuelle : tout le monde couchait avec tout le monde. Dans cet état d’animalité, impossible de connaître le père d’un enfant. Le statut d’une personne ne dépendait donc que de sa mère (on remarquera que c’est le cas chez les chimpanzés et bonobos). Bachofen en déduit que cela donnait un statut élevé aux femmes (ce qui par contre n’est pas le cas chez les chimpanzés : le fait de ne pas connaître le père ne donne pas de privilège aux femelles).

L’idée qu’à l’aube de l’humanité les femmes auraient eu un statut élevé a été reprise par Lewis Morgan (1818-1881), un autre juriste reconverti en anthropologue. Lui s’appuyait sur l’observation des Indiens iroquois, qu’ils connaissaient bien pour avoir été un des premiers ethnographes, pour justifier son hypothèse. Chez les Iroquois, les femmes tiennent un rôle important : elles sont propriétaires des maisons et des terres qu’elles cultivent, elles participent à la nomination des chefs de guerre, ce qui confirme l’intuition de Jakob Bachofen sur la place des femmes dans les temps anciens.

Or, Bachofen et Morgan ont été lus par deux de leurs contemporains très attentifs : Karl Marx et son disciple Friedrich Engels. Ce dernier, dans Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884), reprend à son compte les théories de Bachofen et surtout de Morgan pour imaginer ce qu’a pu être le « communisme primitif » : une société où régnait l’égalité entre les hommes et les femmes.

Mais à part chez les marxistes, ces thèses sont restées très minoritaires, sauf en Union soviétique (Claudine Cohen) où elles inspiraient des préhistoriens. En Occident, la théorie du mâle dominant prévalait. Du moins jusqu’à la fin des années 1960 où les choses allaient bientôt changer.

la dame aux fauves

C’est de cette époque que date la découverte d’une petite figurine d’argile qui allait faire parler d’elle. Sur le site de Çatal Höyük (Turquie), connue pour être une des premières villes du monde, cette petite statuette, baptisée la « dame aux fauves », représente une femme imposante – une matrone, aux attributs sexuels très marqués, assise sur un trône. Ses bras sont posés sur des accoudoirs en forme de têtes de fauve. Entre ses jambes apparaît un crâne comme si elle accouchait. La dame aux fauves incarne une femme puissante, peut-être une « déesse mère ou une reine mère », selon son découvreur, l’archéologue James Mellaart (1925-2012).

Cette dame au fauve, ne fallait-il pas l’associer à toutes ces déesses mères de l’Antiquité, comme Déméter ou Isis (dont parlait Jakob Bachofen). Cette matrone fait aussi songer à d’autres figurines : les « Vénus » de la préhistoire. Les spécialistes appellent Vénus ces petites figurines de femmes qu’on a retrouvées sur plusieurs sites d’Europe et qui datent du Paléolithique supérieur.

C’est ainsi que fut relancée l’idée du matriarcat primitif, une époque où les femmes étaient idéalisées et respectées car représentantes de la fécondité et de la fertilité des sols. Le patriarcat, en tant que système d’oppression des femmes, ne remonte pas à l’éternité. Avant la domination patriarcale, il fut un temps où ce sont les femmes qui ont gouverné la société. Cette thèse a alors été défendue par plusieurs chercheuses, comme l’archéologue Marija Gimbutas, Gerda Lerner (The Creation of Patriarchy, 1986) et d’autres (Evelyn Reed, Woman’s Evolution. From matriacal clan to patriarcal family, 1975, ou Merlin Stone, Quand Dieu était une femme, 1976).

Sauf que cette théorie a été sévèrement critiquée par la suite (et pas uniquement par des hommes)1. L’assimilation des statues féminines comme les Vénus à des déesses est discutée et discutable. Ces représentations féminines sont souvent réduites à la plus simple expression : des seins et des vulves. Comment l’expliquer : s’agit-il de motifs érotiques ? De fétiches favorisant la fécondité ? De déesses mères ? Et quand bien même il s’agirait de déesses mères, cela ne signifierait en rien qu’elle reflète une société matriarcale. L’anthropologue Alain Testart a souligné que, au Moyen Âge, on vénérait la Vierge Marie comme une déesse mère dans une société chrétienne dominée par une Église qui n’avait rien de féministe.

Finalement, la thèse d’un matriarcat des origines a été abandonnée2. Par contre, rien n’interdit de penser qu’il a existé une relative égalité des rôles durant la préhistoire. Pourquoi les femmes n’auraient-elles pas été chasseuses, guerrières, artistes et même cheffes de clan ? C’est ce qu’affirment certaines études récentes dont nous allons parler maintenant.

Des femmes chasseuses ?

En 2023, est paru dans Scientific American un article titré « La théorie de l’homme chasseur et la femme cueilleuse est fausse »3. Les autrices, l’une archéologue et l’autre biologiste, contestaient que la chasse ait été strictement masculine au motif que les hommes auraient un physique plus adapté. Les femmes sont aussi résistantes que ces derniers : elles peuvent participer aux longues traques des animaux. Les chercheuses rappellent que, même accompagnées d’un bébé sur les bras, les femmes africaines marchent des kilomètres pour aller chercher de l’eau ou participent aux travaux des champs. Une autre étude parue en 2023 affirme que les femmes étaient aussi performantes que les hommes au jet de lance ((Michelle R. Bebber et al., « Atlatl use equalizes female and male projectile weapon velocity », Scientific Reports, août 2023. Voir aussi Mathilde Ragot, « Les femmes préhistoriques utilisaient cette arme ingénieuse de l’âge de pierre, et pourraient même l’avoir inventée », Geo, en ligne, 22 août 2023.)). Elles se montraient aussi précises et puissantes que les hommes si la lance était équipée de propulseurs. Rappelons que celui-ci était déjà utilisé à la préhistoire.

La démonstration est-elle convaincante ? C’est selon : des hommes entraînés à coudre s’en sortent aussi bien que les femmes, cela ne veut pas dire qu’ils l’ont souvent fait au cours de l’histoire.

Les données sur lesquelles s’appuient les arguments destinés à montrer l’existence de femmes chasseuses sont très réversibles. Chez les Indiens des plaines, les femmes participaient au rabattage des bisons vers des enclos où les bêtes étaient piégées. Mais l’abattage et le dépeçage des animaux étaient des activités exclusivement masculines. Il existe un peuple d’Indiens d’Amazonie, les Akuntsus, où seules les femmes chassent, mais on peut rétorquer que c’était une exception parmi des centaines de sociétés de chasseurs connues. Et les exceptions ne réfutent pas une règle générale, ils la confirment.

Les mêmes arguments ont été avancés à propos des guerres primitives. Les femmes y ont-elles participé ? De tout temps, la guerre a été une affaire d’hommes, sauf dans quelques cas où des bataillons d’« amazones » ont porté les armes4. Les femmes sont capables de se battre, à armes égales avec les hommes, mais cela ne signifie pas qu’en matière de violence organisée, il y ait jamais eu égalité des rôles.

Dame du Cavillon – Musée de l’homme

La « dame du Cavillon », une femme de pouvoir ?

Autre question : y aurait-il eu au temps du Paléolithique supérieur – disons vers l’époque de Lascaux et Chauvet5 – des femmes de pouvoir, ayant un statut plus élevé que d’autres dans la société ? Voilà ce que pourraient suggérer quelques sépultures. Une d’entre elle a fait beaucoup fait parler d’elle récemment : celle de l’« homme de Menton » devenu depuis peu la « dame du Cavillon ». L’histoire commence en 1872, quand Émile Rivière, une sommité de la préhistoire, science alors nouvelle, découvre un squelette niché dans une cavité de grotte à la frontière franco-italienne6. Le squelette est robuste, sa taille de 1,70 m. Nul doute que c’est un homme. Son crâne portait une coiffe faite de dizaines de coquillages et de dents de cerf. La sépulture exceptionnelle allait rentrer dans l’histoire sous le nom de « l’homme de Menton ». Or, voilà qu’au début des années 2000, une nouvelle analyse menée par Dominique Henry-Gambier conduit à réviser le sexe du squelette7. Il s’avère que « l’homme de Menton » est une femme… bientôt rebaptisée « la dame du Cavillon ». La coiffe que cette dame portait sur le crâne n’était-elle pas le signe d’un statut particulier ? Il en fallait du temps pour confectionner une telle parure. De là l’idée qu’il s’agissait d’une femme puissante, appartenant à une sorte d’aristocratie de la préhistoire. Il faut savoir que depuis quelque temps, il est admis que dès la préhistoire il y aurait eu des sociétés hiérarchisées avec des chefs entourés de leur famille. Ce dont témoignent des sépultures comme celles de Sungir. La dame du Cavillon ne serait-elle pas une sorte de princesse locale ? C’est ce que suggèrent les auteurs de Lady Sapiens (Thomas Cirotteau et al., 2021). Mais ce n’est du tout l’avis de Dominique Henry Gambier (c’est elle qui a découvert le vrai sexe de la dame du Cavillon). Pour elle, la coiffe que porte la dame n’est pas si exceptionnelle dans les rares sépultures de l’époque, de même que les dépôts de silex qui sont faits d’un matériau assez commun8.
D’ailleurs, quand bien même une hiérarchie aurait existé, ce qui n’est pas admis par tous, cette dame pourrait ne devoir son statut qu’au fait d’être l’épouse ou la fille du chef. Ce qui ne suffit pas à sa place en haut de la société.

Au bout du compte, la question de la place des femmes et donc de la domination masculine au cours de la préhistoire reste très controversée. Pour donner une idée de l’ambiance qui règne entre spécialistes sur ce sujet, on peut rappeler une polémique qui a eu lieu en 2021, suite à la parution de Lady Sapiens : il s’agit d’un documentaire télévisé diffusé sur France 5 et accompagné d’un livre éponyme. Les auteurs y proposaient une nouvelle vision de la femme préhistorique, destinée au grand public. « On la croyait faible et sans défense, on la découvre chasseresse, combative et puissante. (…) On l’imaginait soumise, elle était respectée, honorée, vénérée… » Le documentaire présentait des recherches récentes entrecoupées d’entretiens avec des chercheur(es), le tout préfacé par Sophie de Beaune, préhistorienne de renom. Or, sitôt la diffusion du documentaire, neuf chercheurs et chercheuses, archéologues et anthropologues, dans un article publié sur le blog Science du Le Monde,9 contestaient les failles du documentaire. Ils reprochaient des conclusions hâtives montées en épingle à partir d’indices très faibles, l’absence de débats contradictoires, et en appelaient à une approche plus mesurée et respectueuse des données scientifiques.

Que retenir ?

Finalement, que peut-on dire de fiable concernant la domination masculine durant la préhistoire ?

Force est d’admettre que : 1) c’est un sujet très disputé ; 2) néanmoins, tous les préhistoriens et archéologues s’accordent sur le fait que la prédominance des hommes a longtemps été un simple préjugé ne s’appuyant pas sur des arguments tangibles ; 3) que la thèse inverse du matriarcat originel relève du mythe ; 4) que sur l’hypothèse de femmes chasseuses, guerrières, artistes et sur la division du travail, les résultats restent controversés.

À la vérité, les indices sont maigres pour trancher clairement en faveur d’une thèse ou d’une autre. Et la rareté et la fragilité des données laissent le champ libre aux interprétations. Interprétations très liées à des enjeux contemporains projetés sur le passé.

C’est une grande leçon concernant la préhistoire. Elle nous en apprend un peu sur le passé et beaucoup sur ce qu’il y a dans la tête des spécialistes.

  1. Jean Guilaine, Femmes d’hier. Images, mythes et réalités du féminin néolithique, Odile Jacob, 2022. []
  2. Par contre, d’autres questions restent en débat. Quand et comment est apparu le patriarcat comme pouvoir masculin oppressif, au Néolithique ou à l’âge de bronze ? Quels liens entre l’avènement de l’agriculture, la propriété des terres et le patriarcat ? Voir par exemple Emmanuel Todd, Où en sont-elles ? Une esquisse de l’histoire des femmes, Seuil, 2022. []
  3. Cara Ocobock et Sarah Lacy, « The theory that men evolved to hunt and women evolved to gather is wrong », Scientific American, novembre 2023. []
  4. Adrienne Mayor, Les Amazones. Quand les femmes étaient les égales des hommes (8e siècle av. J.-C. – 1er siècle apr. J.-C.), La Découverte, 2017. []

  5. Précisément au gravettien, période entre -31 000 et -23 000 ans. []
  6. Sous la falaise de Baousse Rousse, en Ligurie. []
  7. Dominique Henry-Gambier et al., « Révision du sexe du squelette magdalénien de Saint-Germain-la-Rivière (Gironde, France) », Paléo, no 14,‎ 2002. []
  8. Dominique Henry-Gambier, « La dame du Cavillon : fantasme et réalité », dans Anne Augereau et Christophe Darmangeat, Aux origines du genre, PuF, 2022. []
  9. les femmes préhistoriques, d’un stéréotype à l’autre«  []

4 réactions sur “Que faisaient les femmes au temps de Lascaux ?

  1. En effet, comment ne pas voir, aujourd’hui, dans toutes ces Vénus et autres » Dames de … »figurines hypersexualisées réduites à des seins, une vulve…, totalement essentialisées, une vue culturelle univoque, masculine? Quelle femme aimerait se représenter par ses seuls attributs sexuels et de reproduction. A part son corps, la femme n’aurait-elle ni âme ni esprit?

  2. Bravo pour cet article dont les conclusions sont particulièrement fortes et convaincantes.
    Ce qui montre que les théories « scientifiques » ne sont pas exemptes d’idéologie et que leurs hypothèses vont bien au delà de ce que les données objectives peuvent prouver.
    C’est l’occasion de dire combien j’apprécie le travail ambitieux et rigoureux qu l’humanologue
    déploie d’un numéro à l’autre.
    Tous mes vœux pour son avenir.

  3. Bonne synthèse. Si l’absence d’un matriarcat primitif semble faire consensus, rien sur la matrilinéarité qui a bien existée. Quant à l’origine de l’oppression patriarcale, le visuel choisi qui montre une femme hypersecualisés donne l’indice : une construction culturelle…

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