À la découverte des religions premières

Suite de notre enquête sur les religions

  1. (1) Dieu et les raisons d’y croire (ou de ne pas !)
  2. (2) Religion : quand et comment tout a commencé ?
  3. (3). A la découverte des religions premières.

• À quoi ressemblent les religions des peuples premiers ?

L’étude des religions des peuples dits « premiers » et qu’on appelait autrefois « primitifs » est une autre voie d’étude pour imaginer les premières religions humaines. Ces peuples vivaient en Amérique, en Afrique, en Asie ou en Océanie avant l’arrivée des colons. En plus de 150 ans, les anthropologues ont recueilli un riche matériau sur les mythes, les rituels, les croyances de ces populations autochtones. Certains, comme les Aborigènes australiens, vivaient jusqu’à l’arrivée des colons européens selon un mode de vie proche de ceux de la préhistoire : celui de petites communautés semi-nomades vivant de chasse, de cueillette et de pêche. Leur religion nous est bien connue : un nombre considérable de travaux leur ont été consacrés au « temps du rêve » (l’au-delà des Aborigènes), là où vivent les divinités tutélaires. De là viennent aussi leurs héros fondateurs et l’âme des morts y retourne. On connaît bien aussi les différents rituels qui scandent leur vie communautaire : rituels d’initiation des garçons tenus secrets, cérémonies collectives où les clans célèbrent leur unité, rituels magiques destinés à soigner ou à repousser les mauvais sorts. Par ailleurs, jusqu’à une époque récente chez les Aborigènes, les cérémonies claniques étaient l’occasion de rénover les nombreuses figures d’animaux mythiques et d’êtres énigmatiques qui figurent sur les parois rocheuses. Il existe des milliers de sites répartis sur tout le territoire australien et les anciens savent parfois expliquer la signification de ces peintures. Pourquoi se priver de ce matériau pour remonter aux sources des religions ?

Tous les peuples premiers (ou presque) pratiquent des cultes de nature magico-religieuse. Chacun a ses divinités particulières, ses rituels, ses danses, ses chants, ses récits différents. Mais on ne peut être que frappé par certaines ressemblances. Les rituels d’initiation des Aborigènes ressemblent à ceux d’Afrique ou d’Amérindiens. Les cérémonies totémiques des clans australiens ont beaucoup de similitude avec ceux des Indiens Iroquois. Cela ne veut pas dire qu’il y a une religion unique et universelle à la base de toutes ces religions mais qu’ils partagent des traits communs.

Pour mettre à jour les différences et les traits communs entre ces types de religions, il faut d’abord en examiner quelques-unes de ces religions que les anthropologues ont décrites sous les noms « animisme », « chamanisme » ou « totémisme ».

• La religion première est-elle « animiste » ?

La théorie de l’« animisme », a été forgée par l’Anglais Edward Tylor (1832-1917), un des pères de l’anthropologie. Le mot « animisme » a été forgé partir de la notion d’« âme » (anima en latin)1. Pour Tylor, l’animisme désigne la croyance, répandue sur tous les continents, selon laquelle la nature est « animée ». Le Soleil, la Lune, l’eau, le feu sont des personnages vivants, dotés de volonté, qui ont le pouvoir de se déplacer (comme le Soleil ou la Lune), de se cacher ou de réapparaître. C’est grâce à eux qu’on peut vivre (l’eau de la rivière nous abreuve et fait pousser les plantes). Il faut donc les respecter, les craindre ou les vénérer.
C’est aussi une âme invisible (appelée « mana » en Océanie) qui insuffle la vie aux animaux, fait pousser les plantes. Pour Edward Tylor, l’animisme est la religion originelle, le prototype de toute religion. Ces âmes, ou « esprits », habitent aussi le monde invisible de l’au-delà : âmes des ancêtres, esprits de la brousse, divinités de toutes sortes. Ils apparaissent sous forme humaine ou animale.

Les esprits entrent en scène

Les Indiens Hopis d’Arizona, par exemple, vouent un culte au « kachinas » : ce sont les esprits du feu, du serpent, de la pluie, de l’ours ou du loup. À l’époque des semailles (les Hopis cultivent traditionnellement les trois sœurs : maïs, courge et haricot) ont lieu des cérémonies agraires durant lesquelles les habitants se regroupaient sur la place centrale pour assister aux danses rituelles. La cérémonie débute par l’entrée des kachinas. Ce sont les hommes du village qui se métamorphosent en « kachinas » : ils portent de superbes tuniques de couleur, des masques, des coiffes à plumes, des colliers et bijoux.

Rien ne ressemble plus aux kachinas des Hopis que les esprits du temps du rêve des Aborigènes d’Australie. Les hommes initiés défilent eux aussi en chantant et dansant durant leurs cérémonies. Eux aussi revêtent d’impressionnants masques et parures. Ils représentent les esprits qui interviennent dans les rites d’initiation des garçons, les cérémonies claniques ou encore les funérailles.

Et si on quitte l’Australie ou les Amériques pour se rendre en Afrique, on retrouvera le même genre d’esprits. Au Nigeria par exemple, les Yorubas pratiquaient traditionnellement le culte des divinités appelées « orishas ». Les orishas font également leur apparition au cours des cérémonies d’initiation, des rites agraires, des cérémonies de mariage ou lors des funérailles.

Plus à l’ouest, les Baoulés de Côte d’Ivoire possèdent aussi leur panthéon de divinités. En Indonésie ou dans le Grand Nord sibérien, les esprits ont des noms et des visages différents mais leurs cultes sont similaires2. Comment ne pas être troublé par les mêmes croyances fondamentales en l’existence de ces esprits représentés par des êtres hybrides, mi-humain mi-animal, angéliques et monstrueux.

Le destin de l’animisme

Pour Edward Tylor, le fondateur de la notion d’« animisme », celle-ci pouvait s’appliquer à toutes les religions primitives. Toutes croient que la nature est animée d’esprits, pourvus de pouvoirs bénéfiques ou maléfiques, qu’il faut craindre ou dont on doit rechercher la protection au moyen de rites et d’offrandes.

La théorie de l’animisme a connu depuis un siècle une histoire mouvementée. Elle a eu son heure de gloire au début du 20e siècle. Des psychologues (Jean Piaget) ou des philosophes (Lucien Lévy-Bruhl) en ont fait un stade d’évolution de la pensée : l’animisme serait le propre de la pensée des primitifs et des enfants qui croient que la Lune et le Soleil sont des êtres vivants. Certains poètes partagent cette vision du monde.

La théorie de l’animisme a été délaissée par les anthropologues au cours du 20e siècle. Après l’animisme, ce sont le totémisme et le chamanisme qui ont connu leur heure de gloire. Le mot « animiste » n’était plus utilisé que dans les encyclopédies des religions pour désigner les religions traditionnelles d’Afrique noire.
L’anthropologue Philippe Descola a fait revivre la notion en lui donnant un sens nouveau. Non pas une religion mais une « ontologie », c’est-à-dire une vision du monde selon laquelle les animaux et les plantes sont dotés d’une âme (Par-delà nature et culture, 2005).


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• Qu’est-ce que le totémisme ?

Les Indiens Ojibwés qui vivaient naguère dans les régions des grands lacs (Sud du Canada) étaient organisés en clans dont chacun portait un nom d’animal : le clan de l’ours, de la grue, du saumon, etc., l’animal totem (représenté sur les armes ou en peintures corporelles). Celui-ci était par ailleurs considéré comme une divinité protectrice. Entre les membres d’un même clan, de forts liens de solidarité se nouaient.
Le totémisme va devenir un thème de prédilection chez les anthropologues au début du 20e siècle. Ils y ont vu le vestige de la toute première religion.

Un des exemples typiques de totémisme était celui des Aborigènes australiens. Chaque tribu, comme celles des Warlpiris ou des Aruntas, est divisée en deux, quatre ou huit clans. Entre les clans s’instaurent des alliances : par exemple, les membres du clan du kangourou par exemple devaient trouver un conjoint dans le clan des crocodiles (et inversement). À certaines périodes de l’année avaient lieu de grands rassemblements festifs. Chaque clan avait alors à cœur de s’illustrer par ses danses et ses peintures corporelles spécifiques souvent associées à l’animal totem.

Le totémisme, une illusion scientifique ?3

Mais dès les années 1930, l’idée d’une « religion totémique » a commencé à faire l’objet de critiques. Franz Boas (1858-1942) a d’abord fait remarquer que chez les Indiens d’Amérique, les Iroquois par exemple, il n’y a pas de correspondance entre l’animal totem et l’existence de culte à son égard (pas plus que les Français n’ont jamais voué de culte au coq gaulois). De son côté, Adolphus Elkin (1891-1979) a montré, à partir du cas des Aborigènes et des îles du Pacifique, que le totem pouvait définir tantôt un clan, tantôt un territoire, tantôt un esprit personnel (chaque individu pouvant avoir son totem personnel). Finalement, la plupart des grands anthropologues de l’époque (Robert Lowie, Alfred Radcliffe-Brown ou Edward Evans-Pritchard) finirent par rejeter la notion. Claude Lévi-Strauss finit par donner un coup de grâce en 1962 dans Le Totémisme aujourd’hui. L’anthropologue y reprenait les critiques de ses prédécesseurs en récusant toute assimilation entre l’animal totem et un culte religieux. Pour lui, les symboles (noms d’animaux ou de plantes) n’étaient qu’une façon pour un clan de s’identifier les uns par rapport aux autres, comme des équipes sportives aiment à s’associer à une mascotte ou une entreprise à un logo.

Le retour en grâce du totémisme

Récemment la notion de totémisme a retrouvé un certain retour avec Philippe Descola (Par-delà la nature et culture, 2005) ou Alain Testart (Art et religion de Chauvet à Lascaux, 2016). Pour eux, le totémisme reste une vision du monde propre à certains peuples organisés en clans représentés par un animal. Une conception finalement assez proche de sa définition classique.

Il est à noter que dans les sociétés réputées totémiques, comme les Aborigènes ou les Indiens d’Amérique du Nord, les cérémonies collectives sont dirigées par les anciens du groupe. Ce qui n’empêche pas de faire appel aussi à un autre personnage important, qui sait communiquer aussi avec les esprits : le chamane.

• Qu’est-ce que le chamanisme ?

Le mot « chamane » fut introduit en Occident par un ecclésiastique russe, Avvakum Petrovitch qui a vécu au 17e siècle. Ayant séjourné en Sibérie, ce dernier raconte dans son Autobiographie avoir assisté à une cérémonie de divination. Sommé par un chef de guerre de dire si une expédition chez les Mongols s’annonce favorable, le saman (chamane) doit s’exécuter.

Avvakum Petrovitch raconte : « Le soir venu (le chamane) amena un bélier vivant et se mit à pratiquer sur lui sa magie : après l’avoir tourné et retourné, il lui retordit le cou et rejeta la tête au loin. Puis il commença à sauter et danser et à appeler les démons ; enfin, avec de grands cris, il se jeta à terre, et l’écume sortit de sa bouche. Les démons le pressaient, et il leur demandait :  » L’expédition réussira-t-elle ?  » Et les démons lui dirent :  » Avec une grande victoire et grande richesse vous serez de retour. » »

En toungouse (langue de Sibérie), le mot « chamane » désigne un homme – il y a aussi des femmes – qui entretient un contact privilégié avec les esprits. Son rôle est d’intercéder auprès d’un esprit-animal afin d’obtenir son aide : pour rendre la chasse fructueuse, soigner des maladies, rendre la fertilité du sol, faire venir la pluie, repousser les mauvais sorts, retrouver un objet perdu ou pratiquer la divination.

Le contact avec l’esprit a lieu durant une cérémonie particulière. Au rythme du tambour, le chamane chante, danse puis entre dans un état de transe. Il est saisi de tremblements, se met à crier et chute tout à coup comme s’il avait perdu conscience. Durant cette phase de « possession », le chamane effectue un « voyage » dans le monde des esprits-animaux et peut communiquer avec eux.

Le chamanisme est donc associé à la croyance en un au-delà invisible peuplé d’esprits-animaux qui s’avèrent des forces qui animent la nature : ils permettent aux plantes de pousser, aux animaux de se reproduire, à la pluie de tomber. Ils sont donc responsables de la vie (et par conséquent de la maladie et de la mort). Voilà pourquoi on cherche à les amadouer pour vaincre les maladies, faire pleuvoir ou favoriser la chasse.

• Animiste, totémiste ou chamanique : à quoi les religions premières ressemblent-elles donc ?

Plutôt que d’avoir à trancher entre ces alternatives, leur comparaison suggère plutôt une autre hypothèse. Ces trois formes magico-religieuses reposent sur une armature commune. Toutes font appel à des esprits invisibles multiples – associés à des animaux, à des forces naturelles ou aux esprits des ancêtres. En ce sens, elles sont toutes animistes. Toutes ont recours à des rituels destinés à attirer la protection des esprits, favoriser la chasse ou les récoltes, soigner les malades, éviter les fléaux ou conjurer les sorts. Les rituels funéraires ainsi que les initiations tiennent une importance particulière.

Partout existent deux types de spécialistes du sacré : les aînés, maîtres de cérémonies, dépositaires des savoirs ancestraux, et les chamanes, guérisseurs et devins capables de communiquer avec les esprits.

Les différences entre religions premières portent surtout sur l’existence ou non de rituels totémiques, étroitement associés aux sociétés organisées en clans. Pour le reste, les religions des peuples premiers partagent une matrice commune. Ce qui suggère que les religions de la préhistoire étaient déjà bâties sur une même architecture de croyances et rituels.

 

Le chamanisme est-il universel ?

Circonscrit au départ à la Sibérie, le terme « chamane » a été utilisé par les anthropologues pour désigner des pratiques magico-religieuses similaires : celles des « medecine men », sorciers, marabouts, guérisseurs, prêtres qu’on trouve sur d’autres continents4 . Ce qui ne va pas sans poser de problème de définition. On peut donc lui donner une définition étroite ou large.

Au sens restreint, le chamane est celui qui entre en contact avec les esprits-animaux au cours de cérémonies de transe ; vis-à-vis de la communauté, il est donc à la fois un guérisseur et un intermédiaire qui favorise la chasse, les récoltes ou la victoire d’une expédition guerrière. Dans ce sens précis, la zone d’extension du chamanisme est réduite au Grand Nord (Sibérie, Laponie, Groenland), à une partie de l’Asie (Népal et Tibet) et aux Amériques indiennes. Il existe des formes voisines de chamanisme, hybrides des autres religions d’Asie (Chine, Corée, Japon, Inde).

Au sens large, le terme tend à être utilisé par certains anthropologues pour désigner toute sorte de guérisseurs qui font appel aux esprits, sans toutefois avoir recours à la transe ; c’est le cas pour les « hommes-médecines » d’Australie ou encore chez les sorciers guérisseurs de la confrérie des Gwana du Maroc5. À noter que dans la religion vaudoue, c’est le patient qui entre en transe et non le marabout guérisseur.

  1. Une grande partie de son livre Primitive Culture (1871) est consacrée à l’étude de l’animisme. []
  2. Voir Patrick Jean-Baptiste (dir.), Dictionnaire universel des dieux, déesses et démons, Seuil, 2016. []
  3. Jean-François Dortier, « Histoire d’une illusion scientifique. Le totem et l’ethnologue », Sciences Humaines, n° 127, mai 2002. []
  4. Cité dans Jeremy Narby et Francis Huxley, Chamanes au fil du temps, Albin Michel, 2002. []
  5. Bertrand Hell, Possession et chamanisme. Les maîtres du désordre, Flammarion, 1999. []

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