La religion de la préhistoire nous restera toujours en partie inconnue. Mais il est possible de lever une partie du voile : grâce à l’étude des premières sépultures, des mythes anciens sur les croyances en l’au-delà ainsi que de l’observation des religions des peuples premiers. Suite de notre série de questions-réponses sur « Dieu, les raisons d’y croire (ou pas) ».
• 1. Comment connaître les religions de la préhistoire ?
Dans un petit livre consacré aux Religions de la préhistoire, publié en 1964, André Leroi-Gourhan, qui était alors le pape de la préhistoire française, avertissait le lecteur dès les premières lignes. Nous allons nous aventurer « dans la brume la plus épaisse, sur un terrain glissant et semé de ravins ».
Les éléments dont il disposait alors étaient bien maigres pour imaginer ce qu’ont pu être les premières religions : quelques sépultures et ce qu’il nomme « l’art religieux » (c’est-à-dire les peintures que les hommes ont laissées sur les parois des cavernes). Et encore, la signification de ces peintures nous restera d’ailleurs toujours inconnue. Imaginons, écrit André Leroi-Gourhan, que dans un futur lointain, des « êtres intelligents débarquant d’un autre système sidéral », découvrent des bâtiments (les cathédrales) avec à l’intérieur des statues (une femme portant un enfant dans les bras) ou une croix et un calice ? Comment pourraient-ils interpréter tout cela ?
Pourtant s’il est vrai que les origines des religions garderont toujours leur part de mystère, nous disposons aujourd’hui de beaucoup d’éléments pour en cerner les contours.
Tout d’abord l’étude des premières sépultures et de l’art préhistorique a progressé comme on va le voir plus loin. (voir question 2). Ensuite, une méthode nouvelle – la paléomythologie – permet de reconstituer les plus anciens mythes sur la vie après la mort et l’existence de l’au-delà. (voir question 3)
Nous disposons aussi d’une autre source d’information très riche, qu’André Leroi-Gourhan a délibérément négligée : l’étude des religions des peuples dits « premiers ». Certains ont vécu jusqu’à une époque récente dans des conditions proches de celle de la fin de la préhistoire. Les Aborigènes d’Australie par exemple vivaient, avant l’arrivée des Européens, dans de petites communautés de chasseurs-cueilleurs et pratiquaient encore récemment la peinture sur parois. Pourquoi ne pas exploiter ce matériau ?
En suivant ces quatre pistes différentes – les sépultures, les mythes, les peintures rupestres et les peuples premiers –, il est possible de dissiper en partie l’épais brouillard et d’imaginer ce qu’ont pu être les premières religions humaines.
• 2. Que nous apprennent les premières sépultures ?
La première grande découverte d’une sépulture préhistorique date de l’année 1908. À l’époque, deux jeunes abbés, les frères Bouyssonie, tous deux archéologues amateurs, font alors une découverte sensationnelle1. Dans le petit village de La Chapelle-aux-Saints (Corrèze), ils mettent au jour le squelette complet d’un homme préhistorique manifestement enterré intentionnellement : son corps avait été placé dans une fosse, couché sur le dos, la tête calée contre des pierres et les jambes repliées. Au-dessus de la tête avait été déposée une patte de bovidé et des silex bien travaillés.
La nouvelle fait alors grand bruit. À l’époque, personne n’est vraiment prêt à admettre que les « hommes des cavernes » (comme on disait alors) enterraient leurs morts. Les hommes de la préhistoire étaient vus comme des êtres frustres à mi-chemin entre l’animal et l’homme. Une autre réalité devait s’imposer : si ces lointains ancêtres enterraient leurs morts, leurs motivations ne se réduisaient pas à des besoins matériels – nourriture et reproduction. Peut-être croyaient-ils que les morts allaient rejoindre un autre monde, comme le suggérait un silex déposé à côté du corps du squelette de La Chapelle-aux-Saints.
Depuis un siècle, bien d’autres découvertes ont enrichi nos connaissances sur les premières sépultures. Les plus anciennes ont été retrouvées en Israël sur les sites de Qafzeh et de Skhul : elles datent d’environ 100 000 ans. Ces sépultures se situent au Proche-Orient, lieu de passage entre l’Afrique et l’Europe. Certains appartiennent à des néandertaliens et d’autres à Sapiens. À l’époque, tous étaient présents dans la région.
100 000 ans : ce serait donc la date des plus anciennes sépultures. À moins que…
Au début des années 2000, une découverte exceptionnelle a été faite dans le Nord de l’Espagne (près de la petite ville d’Atapuerca). Sur ce site, nommé la sima de los huesos (la fosse aux os), les archéologues ont découvert au fond d’une fosse les ossements d’une trentaine d’hommes, de femmes et d’enfants. Leurs corps ont manifestement été déposés là intentionnellement. Les ossements datant de 300 000 à 400 000 ans sont donc trois à quatre fois plus anciens que ceux de Qafzeh. Mais « la fosse des os » est-elle vraiment une sépulture ? Les chercheurs en débattent, il est difficile de trancher.
Plus discutable encore est l’annonce faite par le préhistorien Lee Berger qui a annoncé en 2023 avoir découvert dans une grotte d’Afrique du Sud des corps enterrés intentionnellement appartenant à Homo Naledi. Cet ancien Homo vivait dans la région il y a 200 000 à 300000 ans. Mais, la découverte est suspecte. Il faut en effet rester prudent avec les annonces de Lee Berger. Ce dernier, qui adore se mettre en scène en nouvel Indiana Jones de l’archéologie, annonce ses découvertes par des reportages spectaculaires mis en scène par National Geographic, bien avant de les avoir fait valider par un article scientifique ou par ses pairs (ce qui est la voie normale pour authentifier une découverte). On restera donc prudent.
• 3. Depuis quand les gens croient-ils à l’au-delà ?
Dans la plupart des sociétés humaines, il existe des croyances sur une vie après la mort. Les anciens Égyptiens pensaient qu’après le décès, l’âme se détache du corps et se dirige vers le royaume des ténèbres. La momification servait justement à conserver le corps, qui reprenait vie une fois l’âme arrivée à destination. Le trajet pour l’au-delà était même dessiné à l’intérieur des sarcophages pour guider le défunt. Celui qui avait réussi l’épreuve de la pesée des âmes (sous le regard du dieu Anubis) pouvait enfin rejoindre les « champs d’Ialou », le paradis selon les Égyptiens. Quand un pharaon mourait, on exécutait au passage quelques esclaves et dames de compagnie pour accompagner le défunt dans sa nouvelle destination.
Bien d’autres peuples ont inventé des histoires similaires. Les Aborigènes australiens, par exemple, pensent aussi que l’âme se détache du corps après la mort pour mener sa vie propre. En revanche, chez les Aborigènes, il n’existe pas rétribution des actes, ni paradis ni enfer. Quand on est mort, l’âme après avoir rôdé quelque temps autour des vivants, rejoint le monde des ancêtres, ceux du « temps du rêve ».
Reste à savoir à quand remontent les plus anciennes croyances sur la survie de l’âme après la mort. Pour le savoir, une méthode a été mise au point très récemment : la « phylomythologie » (ou phylogénétique des mythes). L’historien Julien d’Huy est un des promoteurs de la méthode (il en a exposé les principes dans Cosmogonies. La préhistoire des mythes, La Découverte, 2020). La démarche consiste à remonter aux plus anciens mythes de l’humanité en reconstituant leur arbre généalogique.
La technique est la suivante. Les ethnographes et folkloristes du monde entier ont rassemblé depuis plus d’un siècle des milliers de mythes présents sur tous les continents. Ces mythes ont été répertoriés, catalogués et inclus dans des bases de données. Ainsi, le chercheur russe Yuri Berezkin a constitué une gigantesque base de données à partir de plus de 6 000 ouvrages et articles portant sur les mythes du monde entier. Chaque récit est ensuite découpé en « motifs » élémentaires (tout comme un génome est séquencé en gènes). Les mythes qui comportent des motifs identiques sont supposés apparentés : si deux mythes comportent plusieurs motifs communs, on peut supposer qu’ils proviennent d’un mythe commun plus ancien.
Dans L’Aube des mythes. Quand les premiers Sapiens parlaient de l’au-delà (La Découverte, 2023), Julien d’Huy expose la recherche qu’il a menée sur les mythes relatifs à une vie après la mort.
Un motif présent dans de nombreux mythes raconte par exemple qu’à l’origine les humains étaient immortels et que suite à une faute commise (ou à une erreur malheureuse), ils sont devenus mortels. Un autre motif mythologique courant est celui du « mort contrarié » : lorsqu’une mort se produit dans des conditions anormales, alors l’âme du défunt va hanter les lieux jusqu’à ce que des rituels funéraires convenables lui permettent de rejoindre les cieux.
En utilisant la méthode phylomythologique, Julien d’Huy a pu remonter à la source d’une croyance quasi universelle.
L’idée qu’une âme invisible se sépare du corps après la mort est un mythe très ancien qui pourrait être apparu en Afrique il y a 185 000 ans, c’est-à-dire bien avant la sortie d’Afrique d’Homo sapiens ! Un des motifs de ce mythe ancestral est celui du voyage de l’âme vers la voie lactée, domaine des morts. Un autre motif du mythe raconte que certains vivants ont la possibilité de se rendre au domaine des morts dans des conditions particulières (en rêve notamment). Un autre élément du mythe dit que l’âme des morts peut retourner chez les vivants.
En combinant ces motifs entre eux, Julien d’Huy a reconstitué la trame de ce qu’a pu être le plus ancien mythe de l’au-delà.
4. Les grottes ornées sont-elles des sanctuaires religieux ?
Les grottes ornées de la préhistoire peuvent-elles être considérées comme l’autre grand témoignage de religion de la préhistoire ? Leur découverte remonte à la fin du 19e siècle (la découverte fondatrice des peintures d’Altamira date de 1879). Rapidement, la thèse de « l’art pour l’art » a rapidement été abandonnée. Les hommes du Paléolithique ne vivaient pas dans les grottes et on comprend mal pourquoi ils auraient eu besoin d’aller exprimer leur talent artistique au fond de galeries obscures très difficiles d’accès.
Depuis un siècle, bien d’autres interprétations se sont succédé. La présence massive d’animaux – bisons, taureaux, chevaux – peints sur les parois a fait supposer l’existence d’une « magie de la chasse ». Cette thèse, très populaire au début du 20e siècle, a encore aujourd’hui ses défenseurs. La thèse d’un « chamanisme de la préhistoire » a été défendue dans les années 19902. Les motifs peints (animaux, formes abstraites) représenteraient les visions de chamanes lors de leurs transes. À moins que les animaux représentés sur les parois soient des « animaux totems » de clans qui occupent une région ? Les peindre reviendrait à affirmer son identité sur un territoire3. L’anthropologue et préhistorien Jean-Loïc Le Quellec a avancé une nouvelle interprétation. Les peintures racontent une histoire : celle d’un mythe des origines selon lequel les animaux et les humains vivaient sous terre avant de sortir de la caverne primordiale4. En allant peindre, il réactive la création originelle. Cette recréation est nécessaire pour que chaque année, les animaux migrateurs réapparaissent dans les environs et puissent être chassés.
Magie de la chasse ? Chamanisme ? Totémisme ? Mythologique préhistorique ? Les préhistoriens sont loin d’être d’accord sur les interprétations à donner aux peintures rupestres. Mais tous s’accordent sur un point : ces images peintes ont une dimension sacrée. Le préhistorien Michel Lorblanchet compare les grottes ornées aux églises et cathédrales du Moyen Âge. Dans ces lieux de cultes se trouvent de grandes salles où se déroulent des cérémonies collectives. Sur les murs sont peintes les représentations de figures sacrées. Il s’y déroule des rites de passage ou des rites magiques. Les grottes ornées auraient pu avoir les mêmes fonctions.
La suite dans la prochaine newsletters de l’Humanologue. A la découverte des religions des peuples premiers.
- Les hommes d’Église ont beaucoup fait progresser la préhistoire. L’abbé Breuil (1877-1961) était une sommité mondiale en matière d’études des peintures rupestres et Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), une sommité de la paléontologie. Mais c’est une autre histoire… [↩]
- Jean Clottes et David Lewis-Williams, Les Chamanes de la préhistoire, 1996, rééd. Seuil, coll. « Points », 2015. [↩]
- Alain Testart, Art et religion de Chauvet à Lascaux, Gallimard, 2016. [↩]
- Jean-Loïc Le Quellec, La Caverne originelle, Art, mythes et premières humanités, La Découverte, 2022. [↩]
Peut-on qualifier de « religions » les plus anciennes représentations imaginaires du monde et de l’existence humaine ? Oui, pour toutes les raisons exposées par l’Humanologue ; mais nous percevons confusément que ces religions premières diffèrent de celles que nous connaissons dans les cultures historiques, celles de l’écrit.
Ces différences portent sur la part de la magie dans le dispositif idéologique. (Idéologie = ce qui donne un sens au monde et à notre existence). Les religions premières sont ancrées dans la magie, un mode de pensée qui soulage la terrible angoisse existentielle des humains car il répond à toutes les questions que nous nous posons, de notre naissance à notre mort grâce à sa capacité à communiquer avec le monde des Esprits. La magie a aussi la capacité d’utiliser le pouvoir surhumain des Esprits à nos fins pour soigner des malades, faciliter la chasse ou vaincre des ennemis. Les communautés humaines vivant sous le règne de la Magie ont acquis un corpus de connaissances mythiques et rituelles transmises oralement. Il est probable que l’accroissement en volume et en complexité des connaissances mythiques et des pratiques rituelles, qui ont engendré des techniques (en particulier divinatoires), a alourdi l’apprentissage, a conduit à une spécialisation des fonctions et à l’émergence des mages. Les magnifiques peintures rupestres que nous contemplons sont peut-être l’œuvre de ces mages qui ont reçu un enseignement artistique, plutôt qu’à des artistes « de profession ».
Dans les sociétés de l’écrit, dont nous sommes les héritiers, les mages sont devenus des prêtres, leurs connaissances, de plus en plus guidées par le besoin de rationalité, ont évolué pour intégrer la complexité technique et politique des premiers états puis des empires. Les religions, telles que nous les connaissons, sont alors apparues. Elles sont structurées en trois blocs idéologiques indissociables : des mythes, des rites individuels et collectifs, et un clergé. Les prêtres transmettent les connaissances et pratiques religieuses devenues des dogmes et participent au pouvoir d’état en conférant au monarque le rôle de représentant des divinités. La magie n’a pas disparu au cours de cette évolution mais elle a été reléguée au second plan, à mesure du développement d’un nouveau type de connaissances : la philosophie… mais c’est une autre histoire.
Les gens ont toujours eu des croyances et en auront toujours. Ça n’en fait pas des religions. Les religions sont des mafias et devraient être combattues comme telles. Enfin, tout cela n’a aucun rapport avec « Dieu » qui est, tout au plus, un être imaginaire, probablement comme les mathématiciens ont des nombres imaginaires qui semblent leur avoir une utilité bien à eux.