Le 2 dĂ©cembre 1970, Michel Foucault, 44 ans, prononce son discours inaugural au CollĂšge de France oĂč il vient dâĂȘtre Ă©lu. Le titre de sa confĂ©rence, « Lâordre du discours », rĂ©sume assez bien lâidĂ©e directrice de son Ćuvre. « Lâordre du discours » : lâexpression associe deux notions habituellement disjointes : le pouvoir (lâordre) et le savoir (le discours). Toute lâentreprise de Foucault est lĂ : dĂ©busquer la marque du pouvoir dans le savoir ; dĂ©voiler, derriĂšre lâimage dâun discours de vĂ©ritĂ©, une entreprise de domination.
De la philosophie Ă la thĂ©ologie, de la mĂ©decine aux sciences humaines, aucune discipline nâest Ă©pargnĂ©e. « Discipline » : le mot dĂ©signe Ă la fois domaine dâĂ©tude et un type de domination. Tout est lĂ .
Une Ćuvre et sa trajectoire
En 1961, Michel Foucault fit une entrĂ©e trĂšs remarquĂ©e dans le monde intellectuel avec la publication de Histoire de la folie Ă lâĂąge classique. Le livre est organisĂ© autour du rĂ©cit du « grand renfermement ». Cet enfermement dĂ©bute avec la crĂ©ation de lâHĂŽpital gĂ©nĂ©ral de Paris en 1656. Cette date marque, selon lâauteur, une nouvelle façon de concevoir la folie. Durant le Moyen Ăge, les fous Ă©taient soit relativement intĂ©grĂ©s Ă la sociĂ©tĂ©, soit brĂ»lĂ©s comme des esprits dĂ©moniaques. Ă partir du 17e siĂšcle (« lâĂąge classique »), une nouvelle Ă©poque sâannonce. En philosophie, on entre dans le rĂšgne de la raison. RenĂ© Descartes est le reprĂ©sentant emblĂ©matique de ce basculement. La raison est la voie dâaccĂšs Ă la vĂ©ritĂ©Â ; elle doit se substituer aux superstitions et aux illusions.
La raison doit se substituer Ă lâirrationnel. Les fous deviennent alors des esprits Ă©garĂ©s quâil faut enfermer et traiter pour les remettre sur la bonne voie. Ce nâest pas un hasard si le Discours de la mĂ©thode paraĂźt en 1650, six ans avant lâouverture de lâHĂŽpital gĂ©nĂ©ral de Paris et le dĂ©but du « grand renfermement ». VoilĂ donc le lien Ă©tabli par Michel Foucault : lâappel Ă la raison comporte un aspect disciplinaire, elle condamne lâirrationnel et donc la folie. Un nouvel ordre du savoir impose un nouveau pouvoir fondĂ© sur le contrĂŽle des esprits.
Une erreur chronologique de deux siÚcles !
Histoire de la folie sâest dâemblĂ©e imposĂ© comme un ouvrage maĂźtre dont le style baroque, lâimposante Ă©rudition ont mis en scĂšne une thĂšse aussi iconoclaste que nouvelle. Le succĂšs a Ă©tĂ© immĂ©diat. Et les objections exprimĂ©es Ă lâĂ©poque par quelques obscurs historiens ont vite Ă©tĂ© oubliĂ©es.
Pourtant, quelques failles majeures se cachaient derriĂšre la thĂšse flamboyante. Tout dâabord, des historiens de la psychiatrie, Pierre Morel et Claude QuĂ©tel 1, ont fait valoir que lâopposition radicale entre lâĂ©poque mĂ©diĂ©vale (oĂč les fous auraient Ă©tĂ© bien intĂ©grĂ©s Ă la sociĂ©tĂ©) et lâĂ©poque classique (oĂč ils auraient Ă©tĂ© enfermĂ©s) ne correspond pas aux faits. Au Moyen Ăge, les nombreux cas de persĂ©cution contre les fous sont attestĂ©s en mĂȘme temps que des pratiques thĂ©rapeutiques. DĂšs lâAntiquitĂ©, tout un arsenal de soins contre la folie existait dĂ©jĂ . Ils prenaient des formes magico-religieuses : exorcisme, pĂšlerinage ou saignĂ©es. Elles ne sont donc pas une invention de lâĂ©poque classique. Enfin, si un « grand renfermement » a bien eu lieu, il se situe au 19e et non au 17e siĂšcle !  Sur ce point, les statistiques parlent clairement : sous le rĂšgne de Louis XIV (pĂ©riode Ă laquelle Foucault situe le « grand renfermement »), la proportion des fous internĂ©s Ă lâHĂŽpital gĂ©nĂ©ral de Paris est de moins de 1 habitant pour 10 000. Ă la veille de la RĂ©volution, le chiffre monte Ă 3,6. Ă partir de la loi de 1838, sur la crĂ©ation des asiles, le nombre grimpe en flĂšche pour dĂ©passer le cap des 10 internĂ©s pour 10 000 Ă la fin du Second Empire. La proportion est de prĂšs de 30 durant lâentre-deux-guerres. Par consĂ©quent, rĂ©sument Pierre Morel et Claude QuĂ©tel, « si on doit parler de âgrand renfermementâ, câest bien plutĂŽt Ă propos dâun long 19e siĂšcle se prolongeant pratiquement jusquâau dĂ©but de la Seconde Guerre mondiale. » Et dâajouter : « Le 19e siĂšcle, et non lâAncien RĂ©gime, institue les asiles dâaliĂ©nĂ©s, les construit et les remplit. »
Michel Foucault a donc avancĂ© de prĂšs de deux siĂšcles la phase rĂ©elle du « grand renfermement » pour asseoir la thĂšse centrale du livre : celle qui associe une nouvelle attitude Ă lâĂ©gard de la folie et lâessor du rationalisme philosophique, pour rapprocher Descartes de lâouverture de lâHĂŽpital gĂ©nĂ©ral. Bref pour faire de la philosophie cartĂ©sienne un instrument de pouvoir et de contrĂŽle de la folie.
Une autre critique majeure sera formulĂ©e par Marcel Gauchet et Gladys Swain dans La Pratique de lâesprit humain 2 . Selon les auteurs, le dĂ©veloppement des asiles et du traitement de la folie, loin dâĂȘtre une consĂ©quence normalisatrice de lâessor de la raison, traduit plutĂŽt lâavĂšnement dâune sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique. En effet, le processus dâenfermement ne visait pas Ă exclure « lâautre », le dĂ©viant, le diffĂ©rent, au nom de lâuniversalitĂ© de la raison, mais au contraire Ă lâintĂ©grer dans la sociĂ©tĂ©, Ă prendre en charge les faibles et les dĂ©munis.
Lâessor de lâasile fut parallĂšle Ă lâessor de lâĂtat protecteur du 19e siĂšcle. Le traitement « moral » de la maladie mentale, inaugurĂ© par le psychiatre Philippe Pinel au 19e siĂšcle, accorde au fou le statut de malade (qui peut ĂȘtre guĂ©ri) et non dâinsensĂ© (qui doit ĂȘtre dĂ©finitivement condamnĂ©). Le fou est alors considĂ©rĂ© comme un humain et doit ĂȘtre traitĂ© comme tel. Certes, le projet dâintĂ©gration sociale des malades mentaux sâest traduit par un enfermement, mais il nâen reste pas moins que ces mesures sont, selon Marcel Gauchet et Gladys Swain, un reflet de la dĂ©mocratie et non lâexpression dâun pouvoir rĂ©pressif et normalisateur. Avec lâavĂšnement de la psychiatrie, les malades mentaux ont acquis un statut dâĂ©gaux et non de monstres ou dâesprits diaboliques comme ce fut parfois le cas au Moyen Ăge. Il faut donc considĂ©rer les mesures dâinternement et de thĂ©rapie comme un effet de lâĂ©galisation des droits et du statut de lâhumain.
Des mots, des choses et … des relations approximativesâŠ
Les Mots et les Choses publiĂ© en 1966 est un autre livre majeur de Michel Foucault. Lâessai se propose de mettre Ă jour les cadres mentaux â que le philosophe nomme « épistĂ©mÚ » â par lesquels lâOccident a voulu penser la nature humaine aprĂšs la Renaissance. Foucault sâintĂ©resse particuliĂšrement Ă trois domaines dâĂ©tude : le langage, lâĂ©conomie, la biologie. Selon lui, lâhistoire des sciences depuis le Moyen Ăge peut ĂȘtre scandĂ©e en trois temps : 1) lâĂ©poque prĂ©classique (16e siĂšcle) dominĂ©e par une pensĂ©e oĂč lâanalogie tient un rĂŽle majeur ; 2) lâĂ©poque classique (les 17e et 18e siĂšcles) caractĂ©risĂ©e par la prĂ©occupation de lâordre et du classement ; 3) lâĂ©poque de la modernitĂ© (Ă partir de 1800) qui voit surgir les notions dâ« histoire » et dâ« Ă©volution ».
Cette analyse de lâĂ©volution des cadres mentaux sâinscrit dans la lignĂ©e des travaux de philosophes des sciences comme Gaston Bachelard, Alexandre KoyrĂ©, Georges Canguilhem ou encore Jean CavaillĂšs, envers lesquels Foucault a dâailleurs exprimĂ© sa dette. La notion dâ« Ă©pistĂ©mĂš » fait aussi penser Ă celle de « paradigme scientifique » de Thomas Kuhn 3. LâidĂ©e dâune succession « dâĂąges de la pensĂ©e » semblait donc bien assise. Sauf, que lĂ encore, lâhistoire des sciences est venue remettre en cause ce bel ordonnancement 4.
Dans sa volontĂ© de sĂ©parer de façon tranchante les Ă©poques et leurs Ă©pistĂ©mĂšs, Michel Foucault a dĂ» singuliĂšrement dĂ©former les faits. Ainsi, la pensĂ©e « magique » et « analogique » est, selon lui, la marque de la Renaissance (16e siĂšcle) et prĂ©cĂšde lâĂąge classique (17e et 18e siĂšcles) qui est celui de la raison. Or, en astronomie, le systĂšme de Copernic et les lois de Kepler qui datent de la Renaissance nâauraient pu ĂȘtre Ă©laborĂ©s sans une pensĂ©e rationnelle et mathĂ©matique. Il nây a pas, comme le suppose Foucault, de brutale discontinuitĂ© entre la pensĂ©e dâun Johannes Kepler et celle dâun Isaac Newton. Les Ă©pistĂ©mĂšs de Foucault ne valent donc que pour certains courants de pensĂ©e et ne peuvent ĂȘtre gĂ©nĂ©ralisĂ©es quâaux prix de sĂ©rieux escamotages, comme celui de la physique et de lâastronomie ! Pour faire entrer de force les Ă©pistĂ©mĂšs dans le cadre de sa thĂ©orie, Foucault est dâailleurs conduit Ă commettre des anachronismes et des contresens.
Les auteurs et Ćuvres souvent mĂ©connus quâil cite en renfort de ses thĂšses, comme la Grammaire de Petrus Ramus (1562) ou LâHistoire de la nature des oiseaux de Pierre Belon (1555), ont Ă©tĂ©, Ă tort, perçus comme reprĂ©sentatifs dâune pensĂ©e analogique prĂ©scientifique, alors quâils marquent justement de nouveaux modes de raisonnement, en rupture avec la pensĂ©e de leur temps. Bien dâautres dĂ©calages Ă©pistĂ©mologiques ont Ă©tĂ© signalĂ©s par les critiques de Foucault. Ainsi, la pensĂ©e nominaliste qui fleurit Ă la Renaissance privilĂ©gie la logique et lâabstraction et ne peut donc ĂȘtre comprise dans le cadre rigide de lâĂ©pistĂ©mologie prĂ©classique telle que lâa dĂ©finie lâauteur des Mots et les Choses. LĂ encore, ces critiques ne sauraient ĂȘtre simplement tenues pour de simples mises au point scrupuleuses ; Foucault a bĂąti tout son systĂšme explicatif sur une notion dâ« Ă©pistĂ©mĂš » abstraite, rigide et limitĂ©e par des frontiĂšres historiques Ă©tanches. Ses erreurs sont donc la rançon de sa grille dâanalyse. Ces Ă©pistĂ©mĂšs valent tout au plus comme typologie abstraite des formes de savoir, mais non comme reflet de lâĂ©volution de la pensĂ©e occidentale.
Une histoire de la sexualitĂ© qui nâen est pas uneâŠ
Histoire de la sexualitĂ© (4 t., 1976-2018) est la derniĂšre grande Ćuvre de Michel Foucault, laissĂ©e inachevĂ©e par sa mort en 1984. Six volumes Ă©taient initialement prĂ©vus, seulement quatre seront publiĂ©s selon un plan trĂšs diffĂ©rent du projet dâorigine. Les raisons de ces changements sont loin dâĂȘtre anodines.
MalgrĂ© ce que le titre pourrait laisser entendre, Histoire de la sexualitĂ© nâest pas une histoire des pratiques sexuelles, mais lâĂ©tude des discours sur la sexualitĂ© quâont tenus les autoritĂ©s intellectuelles : philosophes, thĂ©ologiens, mĂ©decins et psychiatres.
« Pourquoi la sexualitĂ© fait-elle lâobjet dâun discours moral ? », se demande Foucault au dĂ©but du premier volume (La VolontĂ© de savoir, 1976). Il existe une rĂ©ponse Ă©vidente : toutes les sociĂ©tĂ©s instaurent des interdits sur le sexe.
Le christianisme nâaurait donc fait quâimposer des rĂšgles plus restrictives que dâautres civilisations : cĂ©libat des prĂȘtres, puritanisme, sĂ©vĂšre contrĂŽle de la sexualitĂ© conjugale dans les limites de la procrĂ©ation, condamnation de lâhomosexualitĂ© et de la masturbation, etc. Mais Foucault Ă©carte dâemblĂ©e cette « explication rĂ©pressive », car les autoritĂ©s ne se contentent pas de dicter des interdits. Du christianisme Ă la mĂ©decine moderne, la volontĂ© de contrĂŽler la sexualitĂ© sâest accompagnĂ©e dâune profusion de discours et dâune insistante « volontĂ© de savoir ».
Des pĂ©chĂ©s avouĂ©s au confessionnal Ă la parole libĂ©rĂ©e sur le divan du psychanalyste, il sâagit de provoquer les aveux les plus complets concernant ses dĂ©sirs intimes. Cette volontĂ© de savoir serait le signe dâun type de pouvoir qui ne gouverne pas par la loi et lâinterdit, mais relĂšve dâun « pouvoir pastoral ».
Le thĂšme du « pouvoir pastoral » est liĂ© au judaĂŻsme antique. Toutefois, Michel Foucault lui donne une Ă©tendue plus large puisque, pour lui, il concerne autant lâĂglise que lâĂtat providence, autrement dit des types de pouvoir moins coercitifs que prescriptifs, qui sâimposent moins par la loi que par le contrĂŽle des mĆurs et des consciences.
Cette idĂ©e dâun « gouvernement des conduites » va dâailleurs engager Foucault dans une voie parallĂšle qui le fera diverger de son projet initial. AprĂšs 1976, et la parution du premier volume, Histoire de la sexualitĂ© est suspendu. Il consacre lâessentiel de ses cours au CollĂšge de France Ă dĂ©velopper le thĂšme de la « gouvernementalitĂ© »5 . Il faudra attendre 1984, lâannĂ©e de sa mort, pour que les deuxiĂšme et troisiĂšme volumes dâHistoire de la sexualitĂ© soient publiĂ©s.
Le deuxiĂšme volume, LâUsage des plaisirs, nous fait remonter Ă lâĂ©poque de la GrĂšce antique. Il Ă©tait jusque-lĂ admis que les Grecs avaient Ă©tĂ© plus permissifs Ă lâĂ©gard de la sexualitĂ© que les chrĂ©tiens, ils tolĂ©raient lâamour entre garçons et cĂ©lĂ©braient le sexe dans des fĂȘtes dionysiaques. Mais Michel Foucault prend le contre-pied des idĂ©es convenues : si lâhomosexualitĂ© Ă©tait admise, cela ne signifiait pas que la sexualitĂ© Ă©tait plus libre.
Nombre de textes anciens montrent un rĂšglement strict des affaires sexuelles, quâil sâagisse dâadultĂšre ou de virginitĂ© avant le mariage. Lâ« usage des plaisirs » chez les Grecs ne portait pas sur lâorientation sexuelle (hĂ©tĂ©rosexualitĂ© vs homosexualitĂ©), mais sur la nĂ©cessaire maĂźtrise de sa sexualitĂ© et de ses risques de dĂ©bordements.
VoilĂ qui conduit lâauteur vers une nouvelle piste : le contrĂŽle de la sexualitĂ© appelle une discipline personnelle, il faut apprendre Ă rĂ©sister aux tentations, ne pas cĂ©der aux caprices du corps. Cette discipline, une des marques du stoĂŻcisme grec et romain, relĂšve des techniques dâautocontrĂŽle quâil analyse dans le troisiĂšme volume, Le Souci de soi (1984). Il a fallu attendre le printemps 2018 (soit trente-quatre ans aprĂšs la mort du philosophe), pour que paraisse le quatriĂšme tome dâHistoire de la sexualitĂ©. Sous le titre Les Aveux de la chair, il explore les pratiques de contrĂŽle de la sexualitĂ© Ă©dictĂ©es et dĂ©battues au dĂ©but du christianisme par des PĂšres de lâĂglise comme ClĂ©ment dâAlexandrie, saint Augustin ou Tertullien. Michel Foucault scrute Ă la loupe les textes de ces thĂ©ologiens, il y est question de la virginitĂ© avant le mariage, de la sexualitĂ© dans le couple, de la procrĂ©ation. Les prescriptions sexuelles ne sont pas si Ă©loignĂ©es de celles quâon trouve dans dâautres religions, ni mĂȘme de ce que recommandaient les auteurs grecs et romains, ce qui les distingue, nous dit Foucault, câest une « nouvelle forme de la subjectivitĂ© ». Le « gouvernement de soi » exige de « dire le vrai de soi-mĂȘme », ce qui suppose de bien se connaĂźtre, de dĂ©voiler lucidement ses envies, bref de reconnaĂźtre sa propre concupiscence. Les « aveux de la chair » sont le prĂ©alable au combat contre la tentation. VoilĂ la forme suprĂȘme dâun gouvernement de soi qui nâest plus celui dâun pouvoir qui oppresse les individus, mais dâun sujet qui tente lui-mĂȘme de se maĂźtriser.
Avec le quatriĂšme volume se clĂŽt le cycle dâHistoire de la sexualitĂ©. Le plan est trĂšs diffĂ©rent du projet initial : il est passĂ© dâune analyse dâun pouvoir de contrĂŽle qui, tel Big Brother, veut « tout voir et tout savoir » Ă lâĂ©mergence dâun sujet en quĂȘte dâautocontrĂŽle. Ce changement de focal Ă©tait Ă©galement perceptible dans ses cours du CollĂšge de France. Les premiers volumes publiĂ©s au dĂ©but des annĂ©es 1970 sont consacrĂ©s aux ThĂ©ories et institutions pĂ©nales (1971-1972), La SociĂ©tĂ© punitive (1972-1973) ou Le Pouvoir psychiatrique (1973-1974), ceux du dĂ©but des annĂ©es 1980 sont consacrĂ©s Ă la SubjectivitĂ© et vĂ©ritĂ© (1980-1981), LâHermĂ©neutique du sujet (1981-1982). On est passĂ© du « gouvernement des autres » Ă un « gouvernement de soi ».
Ce renversement de problĂ©matique a dĂ©routĂ© plus dâun commentateur. Faut-il y voir lâesprit de lâĂ©poque et le « retour du sujet » dans lâensemble des sciences humaines ? Michel Foucault a aussi Ă©tĂ© emportĂ© par la dynamique propre de sa recherche : pour comprendre la pensĂ©e des PĂšres de lâĂglise, il a Ă©tĂ© amenĂ© Ă remonter aux penseurs grecs et romains qui les ont prĂ©cĂ©dĂ©s, et il sâest laissĂ© guider par cette dĂ©couverte (au CollĂšge de France, il frĂ©quente Paul Veyne ou Pierre Hadot qui lâont influencĂ©).
Toujours est-il quâon est en droit de sâinterroger : nây a-t-il pas dans le basculement paradigmatique entre un Foucault 1 (centrĂ© sur les institutions de contrĂŽle comme lâasile, la prison) et un Foucault 2 (chez qui domine la problĂ©matique du sujet et du gouvernement de soi) une opposition entre deux thĂ©ories rivales ? Dâun cĂŽtĂ©, les conduites humaines sont le produit dâun pouvoir omniprĂ©sent et omniscient ; de lâautre, on voit apparaĂźtre un sujet qui se construit lui-mĂȘme par une discipline personnelle. Une chose est sĂ»re, il est compliquĂ© dâenfermer la pensĂ©e de Michel Foucault dans un « systĂšme » unifiĂ© et cohĂ©rent⊠ce qui rend dâautant plus difficile dâeffectuer le bilan de son Ćuvre.
LâhĂ©ritage de Foucault
Michel Foucault appartient Ă une gĂ©nĂ©ration intellectuelle qui sâest fixĂ©e comme objectif la critique du pouvoir et le dĂ©voilement des mĂ©canismes cachĂ©s de domination. AprĂšs sa mort, cette pensĂ©e a connu en France le dĂ©clin quâavaient connu les auteurs de lâĂ©poque structuraliste. Mais, au mĂȘme moment, elle se propage aux Ătats-Unis. Foucault a enseignĂ© en Californie dans les annĂ©es 1970. Il va sây imposer comme un des auteurs phares de la French theory (avec Jacques Derrida, Pierre Bourdieu ou Gilles Deleuze). Lâessor des contre-cultures (fĂ©ministe, gay, minoritĂ©s ethniques) sâaffirme dans les universitĂ©s amĂ©ricaines Ă travers les gender studies, les cultural studies puis les subaltern studies. Ces courants ont en commun de critiquer la pensĂ©e dominante de lâOccident, Foucault leur fournira lâappareil critique.
Sa pensĂ©e sâest Ă©galement diffusĂ©e dans dâautres sphĂšres des sciences humaines.
La notion de « gouvernementalitĂ© » va inspirer les travaux dâanthropologues comme Jean-François Bayard ou Marc AbĂ©lĂšs qui veulent Ă©largir la notion de « pouvoir dâĂtat » (jugĂ©e trop institutionnelle) Ă tous les discours, les dispositifs organisationnels et les modes dâaction qui concourent Ă la domination politique.
La notion de « biopolitique » connaĂźtra une fortune particuliĂšre chez les philosophes italiens (Giorgio Agamben, Toni Negri, Roberto Esposito). Elle entre en rĂ©sonance avec les Ă©tudes dâanthropologie du corps et la façon dont les sociĂ©tĂ©s sont censĂ©es le façonner, mais aussi avec les dĂ©bats autour de la biomĂ©decine, bioĂ©thique et les politiques de santĂ© publique (Didier Fassin).
Chez les historiens, la destinĂ©e de Michel Foucault sera plus Ă©quivoque. Certains, comme Michelle Perrot (sur lâhistoire des femmes), Roger Chartier (sur lâhistoire des pratiques intellectuelles) ou Georges Vigarello (sur lâhistoire du corps), se sont directement inspirĂ©s de ses travaux ; dâautres, tels Claude QuĂ©tel (sur lâhistoire de la psychiatrie) ou Jacques LĂ©onard (sur lâhistoire de la prison), ont vigoureusement critiquĂ© une dĂ©marche qui prenait une trop grande libertĂ© avec les faits afin de les faire rentrer lâhistoire dans des cadres conceptuels.
Foucault nâa pas Ă©tĂ© Ă©pargnĂ© par les critiques. Jacques Derrida lui a reprochĂ© dâavoir fait un contresens sur la pensĂ©e de Descartes, JuÌrgen Habermas de nâavoir pas compris celle des LumiĂšres, et Marcel Gauchet dâĂȘtre passĂ© Ă cĂŽtĂ© de la pensĂ©e rĂ©publicaine.
Certains, plus sĂ©vĂšres encore, lâont plus ou moins accusĂ© dâimposture. Dans LongĂ©vitĂ© dâune imposture : Michel Foucault 6, Jean-Marc Mandosio, spĂ©cialiste de littĂ©rature latine, Ă©crit : « Foucault applique la recette traditionnelle de lâessayisme dans le goĂ»t français : revisiter de façon âbrillanteâ des lieux communs en faisant primer la rhĂ©torique sur lâexactitude. .»
Que retenir de Foucault ?
Il est difficile de savoir que retenir de lâĆuvre de Michel Foucault, en premier lieu parce que lâunitĂ© thĂ©orique de sa grille de lecture est loin dâĂȘtre Ă©vidente. Il est passĂ© dâune critique du pouvoir disciplinaire (de lâasile et la prison) Ă la genĂšse du sujet occidental (lâautodiscipline et le gouvernement de soi). Au cĆur de son analyse, il y a la question du pouvoir, vue non pas sous lâangle de la domination (par la force et la loi), mais comme dispositif de contrĂŽle des conduites. Les disciplines intellectuelles (de la thĂ©ologie aux sciences humaines en passant par la philosophie) ont participĂ© Ă ce contrĂŽle des conduites, car chaque doctrine (quâelle sâappuie sur lâautoritĂ© de Dieu, de la nature, de la raison ou du progrĂšs) contient implicitement une norme visant Ă imposer une police.
Cette approche est toujours fertile aujourdâhui et peut ĂȘtre appliquĂ©e Ă toute une sĂ©rie de phĂ©nomĂšnes : les politiques de santĂ©, dâinsertion sociale, scolaires, environnementales, etc.
Toutes sâappuient sur un corpus de thĂ©ories scientifiques, toutes conduisent aussi Ă Ă©dicter des normes de conduites.
En ce sens, Foucault a contribué à apporter un nouveau regard sur les relations entre savoir et pouvoir. Voilà son apport principal.
Mais cette proposition thĂ©orique est aussi entachĂ©e de dĂ©fauts. On lâa vu, ses analyses sur lâhistoire de la folie ou de la prison ont fait lâobjet de critiques vigoureuses, tant sur les faits historiques que sur leur interprĂ©tation.
Concernant ses analyses globales sur la biopolitique, la « gouvernementalitĂ© » et la sexualitĂ©, la portĂ©e de son Ćuvre est plus difficile Ă apprĂ©cier car il est difficile dâen saisir la complĂšte cohĂ©rence. Son apprĂ©hension du gouvernement des conduites a considĂ©rablement Ă©voluĂ© passant dâune approche en termes de contrĂŽle disciplinaire Ă une approche en termes dâautocontrĂŽle subjectif. Dans quelle mesure la stratĂ©gie des aveux (que Foucault appelle le « parler vrai ») joue-t-elle un rĂŽle central dans la gestion des conduites dans le christianisme ? Si la confession fait partie des dispositifs de contrĂŽle des conduites sexuelles pour lâĂglise catholique, elle ne lâest plus pour les protestants. Ils se sont affranchis du confessionnal
et de la nĂ©cessitĂ© des aveux, mais cela nâempĂȘche pas un rigorisme sexuel encore plus prononcĂ©. Une forme « dâaveu » et de « dire vrai » en matiĂšre sexuelle a Ă©tĂ© inventĂ©e au 20e siĂšcle avec la psychanalyse, mais dans quelle mesure celle-ci a-t-elle eu une fonction dĂ©terminante dans la police des mĆurs ? Foucault ne survalorise-t-il pas le rĂŽle des sciences et des discours savants dans le contrĂŽle des corps et des consciences ?
LâĆuvre de Michel Foucault est sans doute fascinante parce quâelle donne le sentiment quâon va y trouver, Ă travers un appareil conceptuel sophistiquĂ© (« gouvernementalitĂ© », « discipline », « dispositif », « biopolitique », « pouvoir pastoral », « parrhĂšsia »), des explications nouvelles Ă nos conduites les plus intimes. Il y a aussi dans cette Ćuvre, comme il le souhaitait, une « boĂźte Ă outils » de concepts pour penser le monde. Mais cette dĂ©multiplication de concepts est aussi une fragilitĂ© de sa pensĂ©e : on finit par ne plus savoir exactement oĂč lui-mĂȘme se situe 7.
Il est vrai quâen philosophie une certaine opacitĂ© nâest pas forcĂ©ment un dĂ©faut, chacun pouvant ainsi y mettre ce quâil entend. Peut-ĂȘtre est-ce une raison de son succĂšs.
Ă quoi servent les prisons ?
Dans Surveiller et punir, paru en 1975, Michel Foucault Ă©tudie lâĂ©volution des « technologies du pouvoir », câest-Ă -dire des formes de chĂątiment et de punition que la sociĂ©tĂ© inflige aux criminels et dĂ©linquants depuis plusieurs siĂšcles.
Le cadre de lâĂ©tude porte sur la longue pĂ©riode qui va de la Renaissance au 19e siĂšcle, en passant par lâĂąge classique (16e et 17e siĂšcles). Le livre sâouvre sur une scĂšne aussi cĂ©lĂšbre que cruelle : le supplice de Damien. Ce paysan qui a tentĂ© dâassassiner Louis XV dâun coup de poignard est dĂ©membrĂ© vivant en place publique (1757). Cette torture sera une des derniĂšres Ă ĂȘtre pratiquĂ©es en France. DĂ©sormais, les prisonniers ne subiront plus de chĂątiments corporels (empalement, rouet, bĂ»cher, etc.) comme ce fut le cas jusquâĂ la fin du Moyen Ăge. Le recours massif Ă la prison va se substituer aux sĂ©vices.
Pour lâauteur de Surveiller et Punir, ce passage du supplice physique Ă lâincarcĂ©ration ne doit pas ĂȘtre compris comme un adoucissement des mĆurs, mais comme une modification des formes de contrĂŽle social : dĂ©sormais, la punition ne porte plus sur les corps mais sur les Ăąmes. De lĂ , tout un arsenal de mĂ©thodes visant Ă surveiller, contrĂŽler, redresser, inculquer une discipline physique et morale. Pourtant, lâobjectif de « redressement » et de « correction » des prisons nâatteindra pas son but : loin dâĂȘtre un lieu de rĂ©demption, la prison devient vite au contraire un vivier de la criminalitĂ©, un lieu de perversion.
Pour Michel Foucault, le maintien dâune forme carcĂ©rale qui ne supprime pas la dĂ©linquance mais lâentretient sâexplique par une fonction sociale prĂ©cise. La prison isole et discrimine une certaine forme dâillĂ©galitĂ© populaire (vols, agressions, crimesâŠ) pour rendre invisible lâillĂ©galitĂ© des classes dominantes. Foucault va mĂȘme plus loin en soutenant que les dĂ©linquants entretenus par la prison ont pu servir dâagents de lâordre dominant en tant que provocateurs et indicateurs.
Le sociologue Raymond Boudon a sĂ©vĂšrement critiquĂ© ce raisonnement « fonctionnaliste », dĂ©pourvu selon lui de validitĂ© scientifique 8. Pour Raymond Boudon, la thĂ©orie de Foucault part dâune hypothĂšse sans fondement empirique : la prison augmente la criminalitĂ©. Cette hypothĂšse permet Ă Foucault de crĂ©er une pseudo-Ă©nigme scientifique : pourquoi la prison a-t-elle Ă©tĂ© maintenue alors quâelle ne diminue pas la criminalitĂ© ?
Michel Foucault la rĂ©sout en utilisant une mĂ©thode non scientifique qui consiste Ă expliquer une cause par ses effets non voulus : la prison est utile Ă la police, qui est elle-mĂȘme au service de la classe dominante qui, en dĂ©signant les « classes dangereuses », sâexonĂšre de toute rĂ©probation sociale.
- Pierre Morel et Claude QuĂ©tel, Les MĂ©decines de la folie, Hachette, 1985. [↩]
- Marcel Gauchet et Gladys Swain, La Pratique de lâesprit humain. Lâinstitution asilaire et la rĂ©volution dĂ©mocratique, Gallimard, 1980. [↩]
- Thomas Kuhn, La Structure des rĂ©volutions scientifiques, 1962, rĂ©Ă©d. Flammarion, coll. « Champs », 2018. [↩]
- Voir Jean-François Dortier, « La rĂ©volution scientifique a-t-elle eu lieu ? », Les Grands Dossiers des sciences humaines, n°  48, sept.-oct.-nov. 2017. [↩]
- Notion trĂšs large, introduite dans les cours du CollĂšge de France qui dĂ©signe Ă la fois les discours, les dispositifs, les pratiques et les disciplines associĂ©es. [↩]
- Jean-Marc Mandosio, LongĂ©vitĂ© dâune imposture : Michel Foucault, nouv. Ă©d., Ă©d. de lâEncyclopĂ©die des nuisances, 2010. [↩]
- Un cours entier est consacrĂ© au concept grec de « parrhĂšsia » qui signifie « dire le vrai » (= le franc-parler, la vĂ©ritĂ©) mais qui, au fil des analyses, peut dire une chose (la vĂ©ritĂ©) et son contraire (le faux-semblant), ĂȘtre le discours du maĂźtre ou celui des sujets⊠[↩]
- Raymond Boudon, LâIdĂ©ologie ou lâorigine des idĂ©es reçues, 1986, rĂ©Ă©d. Seuil, coll. « Points », 2011. [↩]