À chacun ses addictions

L’addiction, mal du 21e siècle ?

Le terme « addiction » a tout d’abord servi à désigner la dépendance à l’alcool, au tabac ou aux drogues. Puis, à partir des années 1980, on s’est intéressé à des formes de dépendance sans substances : les jeux d’argent, les achats compulsifs et le sexe. Puis les troubles de l’addiction se sont étendus au travail (workaholic), au sport (bigorexie) et aujourd’hui aux écrans.

La dépendance est un phénomène si général qu’on voit mal comment isoler un phénomène addictif parmi d’autres. « Nous naissons tous dépendants », soutient William Lowenstein, spécialiste des addictions. Mais du coup, où situer les limites ?

Pourquoi ne pas inclure le chocolat, le sucre ou les graisses dans la liste des produits addictifs ? Des chercheurs ont montré que le sucre a un potentiel addictif supérieur à la cocaïne ! Et pourquoi ne pas considérer la lecture, l’amour ou certaines passions dévorantes comme la collection de coquillages ou la pêche comme une addiction ?

Les addictologues en sont venus à considérer que la dépendance n’était pas un critère suffisant pour parler d’addiction. Le médecin français Pierre Fouquet avait défini l’alcoolisme comme « la perte de la liberté de s’abstenir ». Il ne suffirait donc pas d’être dépendant, il faudrait être prisonnier au point de ne plus pouvoir choisir d’arrêter.

Le critère de nocivité est un autre facteur qui fait considérer un comportement comme addictif ou non. La dépendance aux écrans est jugée nocive, mais pas la lecture ! Pourtant, son pouvoir d’absorption peut-être tout aussi puissant. En fait, la notion de nocivité comporte toujours une dimension morale. Au 19e siècle, la masturbation compulsive était vue comme une addiction : l’individu semblait comme « possédé » par un désir irrépressible, et on jugeait la masturbation comme un comportement « inadapté » par rapport au destin normal de la sexualité : la procréation.

En dépit de son imprécision, si le thème de l’addiction a pris une telle importance, c’est aussi parce que la société d’abondance dans laquelle nous vivons a fait de nous des hyperconsommateurs et a révélé une étonnante capacité humaine à tomber dans la dépendance à propos de tout et n’importe quoi.

Pêche à la ligne, amour ou lecture : toute passion est addictive

John Gierach, grand pêcheur à la mouche devant l’Éternel, est obnubilé par sa passion. Dans Même les truites ont du vague à l’âme (Gallmeister, 2011), il raconte que lorsqu’il a connu sa femme, il l’avait prévenue : « Je ne fume pas, je ne bois pas, je suis un type fidèle, mais je dois t’avertir : je suis pêcheur à la mouche. » Vingt ans plus tard, sa femme admettait qu’à tout prendre, elle aurait peut-être préféré les trois autres vices.

En principe, l’addiction peut s’appliquer à toute une série de comportements. Les récents traités d’addictologie distinguent en général les addictions avec produits (alcool, tabac, drogue, psychotropes, parfois thé et café) et les addictions sans produits (jeux pathologiques, cyberaddiction, achats compulsifs, addiction au travail ou workaholisme, au sport ou à la sexualité).

Et pourquoi pas le sucre, la télévision, le chocolat, la collection de timbres ou la lecture ? Un de mes amis se définit comme « obsédé textuel ». Les signes de sa « texticomanie » ? « Je suis obsédé par la lecture. Je ne conçois pas une journée sans un moment libre pendant lequel je me mets à l’écart pour lire au moins quelques pages. Il me faut une dose quotidienne, sans quoi je me sens mal.
– Mais c’est une passion, pas une addiction !
– Quelle différence ?
»

L’amour aussi peut être vu comme une addiction. Stanton Peele, le psychiatre américain qui a révolutionné l’approche de l’addiction, considère que l’amour passionnel possède tous les critères de la dépendance : le besoin irrépressible de la présence de la personne aimée, un désir incontrôlé, les idées obsédantes tournées vers l’être aimé, le syndrome de manque en cas
d’absence1.

  1. Stanton Peele et Archie Brodsky, Love and Addiction, Taplinger, 1975. []

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *