Emmanuel Kant : puissance et limites de la raison humaine

Pourquoi les philosophes, qui sont des gens intelligents et rationnels, n’arrivent-ils jamais à se mettre d’accord entre eux – il y a presque autant de philosophies que de philosophes ! – alors que les physiciens, qui sont des gens tout aussi intelligents et rationnels, parviennent à s’entendre sur une foule de sujet : de la formation des nuages aux lois de gravitation ? Voilà l’énigme qui sert de point de départ à la Critique de la raison pure.

La solution tient dans un épais volume dont le plan est touffu, le langage souvent hermétique (il est question de « noumène », de « jugement synthétique a priori » et « d’esthétique transcendantale ») ; mais si cette oeuvre austère est devenue un des monuments de la philosophie occidentale, c’est qu’elle est censée apporter une réponse inédite dans la façon de concevoir l’esprit humain.

Ce livre va d’ailleurs propulser Emmanuel Kant au firmament de la philosophie européenne. Quand il publie la première édition de la Critique en 1781, le philosophe a 57 ans : il n’est alors qu’un professeur parmi ceux de l’université de Königsberg. Quelques années plus tard, son nom est connu dans toute l’Europe. Napoléon lui-même aurait aimé qu’on lui explique clairement ses idées.

Mais,avant de rentrer de plein pieds dans l’oeuvre, arrêtons-nous un peu sur le personnage et son époque, sans lesquels il est impossible de comprendre une pensée .

Kant, penseur des Lumières

Commençons par un peu d’histoire des idées pour situer Kant dans son temps. Kant a vécu au XVIIIe siècle (1724-1804), au siècle des Lumières. Il est le cadet d’une génération d’immenses penseurs européens : les Français Jean-Jacques Rousseau, Denis Diderot, Voltaire ; les Anglais David Hume et John Locke ; ou encore l’Allemand Gottfried Leibniz.

La pensée des Lumières s’organise autour d’une idée centrale : le savoir apporte l’émancipation et le progrès humain, tant individuels que collectifs. Le savoir prend la forme de la philosophie, des sciences et de l’éducation. Les « Lumières » sont donc celles d’une raison qui éclaire le monde et la conscience de chacun.

On ne peut isoler cette philosophie d’un bouleversement culturel et d’une révolution scientifique : le recul de l’Église qui avait jusqu’alors exercé son magistère sur toutes les activités.

Au XVIIIème siècle, la science et la philosophie se sont progressivement émancipées de sa tutelle. Kant est protestant, il croit en Dieu mais refuse les dogmes imposés par l’Église. La
vraie foi est individuelle et compatible avec la raison.

Le XVIIIème siècle est celui de l’essor des sciences, et notamment de la physique dans le sillage des oeuvres de Galilée et de Newton. Kant est parfaitement au courant des sciences de son époque. Parmi ses publications de jeunesse figure une Théorie du ciel dans laquelle il envisage pour la première fois l’existence des galaxies.

L’essor de la physique et des mathématiques est en train de créer un nouveau clivage au sein même de la philosophie : au XVIIème siècle, la philosophie s’était graduellement séparée de la religion ; au XVIIème s., la science s’autonomise, se spécialise et amorce un divorce avec la « métaphysique » qui tenait lieu jusque-là de reine du savoir.

Revenons à notre question initiale : pourquoi la science progresse alors que la philosophie semble faire du surplace et se disperser en disputes éternelles ? Pourquoi les mathématiciens parviennent-ils à des démonstrations irréfutables et universellement admises alors que les philosophes ne parviennent jamais à s’accorder entre eux ?

Pour répondre à cette question, Kant part d’un grand débat qui a agité la scène des idées durant le XVIIIe siècle, entre les rationalistes qui, comme Descartes, croient au pouvoir absolu de la raison et les empiristes, comme David Hume, pour qui le savoir doit s’appuyer avant tout sur l’expérience.

Pour Descartes, en effet, la raison pure est la voie royale de la connaissance. La raison consiste à partir d’idées simples et évidentes pour les enchaîner entre elles et ainsi parvenir à des savoirs complexes. Kant aussi est rationalisme : il croit au pouvoir de l’abstraction et de la raison. Cependant, après la lecture de David Hume et son traité sur l’entendement dans lequel le philosophe anglais présente des critiques dévastatrices contre le rationalisme et les égarements d’une pensée purement spéculative et coupée de l’expérience Kant eut un choc qui, selon ses propres termes, l’aurait « réveillé de son sommeil dogmatique ».

Convaincu par les arguments selon lesquels nos connaissances viennent des sens et de l’expérience, Kant refuse pourtant de se rallier complètement à l’empirisme. Car si toutes nos connaissances sont tirées des sens, il soutient que toutes connaissances comportent aussi quelque chose qui ne vient pas de l’expérience. Prenons un exemple simple : la perception d’une pierre que l’on tient entre les mains. Nous voyons un objet avec une certaine forme, une couleur, un poids. Retournons-la, la pierre prend un aspect un peu différent ; pourtant on admet qu’il s’agit toujours du même objet vu sous un autre angle. Pourtant cette évidence – qu’il s’agit toujours de la même pierre – ne vient pas de l’expérience, mais de la capacité de notre esprit à unifier et synthétiser des perceptions successives en une réalité unique. Si l’on ne se fiait qu’à ses sens, on ne percevrait pas une pierre unique, mais une succession de sensations et d’images. Le monde n’apparaîtrait que comme chaos.

Nos connaissances du monde proviennent bien de l’expérience que nous en avons, mais les données de l’expérience sont mises en forme par ces catégories mentales « a priori » (c’est-à-dire qui précèdent l’expérience).

Une révolution copernicienne du savoir

De cette double nature de la connaissance – produit des données sensorielles et de l’esprit humain qui les met en forme – Kant tire une conséquence majeure : une « révolution copernicienne » doit s’opérer dans la conception de la connaissance. Pour penser le réel, il faut aussi penser l’esprit qui l’étudie. Voilà toute l’entreprise de la Critique de la raison pure.

Pour réaliser son programme, Kant va donc s’atteler à décortiquer les catégories mentales qui organisent nos connaissances afin de dégager les lois d’organisation de la pensée et les conditions de leur bon usage.

La Critique de la raison pure est composée de trois parties très inégales. La première partie, qui forme le corps principal de l’oeuvre (pas moins de 500 pages), est consacrée à décrire les éléments de base de la pensée (« théorie des éléments »).

Dans la première section, appelée « Esthétique transcendantale1 », Kant traite de la perception sensible et précisément de la perception du temps et de l’espace.

La thèse défendue par Kant est que le temps et l’espace tels que nous les concevons sont façonnés par nos cadres de pensée. Le temps que l’on perçoit subjectivement – un temps linéaire, qui s’écoule du passé au futur et se décompose en partie (secondes, heures, jours…) – est le produit de nos schémas mentaux et pas forcément de la réalité elle-même. De même, l’espace en trois dimensions (hauteur, largeur, profondeur) est le cadre dans lequel nous percevons les choses, mais ce n’est pas forcément ainsi que la réalité est structurée. Si on perçoit les choses en « 3D », c’est que parce que notre appareil perceptif nous fait voir les choses ainsi et pas parce que la nature est ainsi faite.

Dans la section suivante, Kant s’emploie à décortiquer la « logique transcendantale », c’est-à-dire la façon dont notre esprit créé des relations entre les choses. C’est une partie très technique et ardue2 où Kant explore les notions « d’unité », de « substance », de « causalité » et de « possibilité » qui sont autant de schémas mentaux à travers lesquels nous appréhendons le monde. Au coeur de la Critique se trouve sa théorie du « schématisme » qui aura un grand retentissement.

La partie de la Critique nommée « Dialectique transcendantale » expose un autre morceau de choix de l’oeuvre : les fameuses « apories de la raison pure ». En l’occurrence Kant montre que quand notre raison cherche à répondre à des questions ultimes sur l’univers (le temps a-t-il un début ? l’espace a-t-il des limites ?), la raison pure conduit à des contradictions appelées « apories ».

Dès lors, on est en droit de s’interroger : si la raison pure conduit à des impasses, faut-il se passer définitivement des raisonnements et arguments pour s’en remettre à d’autres modes de pensée comme l’expérience ou l’imagination ?

Faut-il sombrer dans un scepticisme généralisé ? Sommes-nous à jamais prisonniers des idées et cadres mentaux que l’on projette sur le réel ? Kant répond sans équivoque à ces questions. S’il ne croit pas à la toute-puissance de la raison, il ne la rejette pas pour autant : il veut simplement délimiter son champ de compétences, et pour cela exposer ses fondements.

Le mot « critique » qui résume sa démarche ne doit pas être entendu au sens négatif et polémique qu’on lui donne aujourd’hui (ou la critique est condamnation rejet, dénigrement, déconstruction). Pour le philosophe, critiquer c’est faire la part des choses, trier le bon grain de l’ivraie, départager ce qui est vrai de ce qui est faux, ce qui est valide de ce qui ne l’est pas.

Départager les pouvoirs et les limites de la raison humaine c’est bien en ce sens qu’il faut entendre le mot critique. En toute fin de volume, Kant énonce ce qui est pour lui le grand projet de toute philosophie : « Tout intérêt de ma raison (spéculatif aussi bien que pratique) est contenu dans ces trois questions : 1) Que puis-je savoir ?, 2) Que dois-je faire ?, 3) Que m’est-il permis d’espérer ? ».

À ces trois questions, il aura consacré ses trois œuvres majeurs : Critique de la raison pure, qui relève de la théorie de la connaissance ; Critique de la raison pratique, parue en 1788, qui relève de la morale ; enfin Critique du jugement, publiée en 1790, consacrée à l’esthétique (qu’est ce qui est beau ?) et à la finalité dans la nature (et l’autonomie des êtres organisés qui agissent en fonction de buts).

Que retenir de Kant ?

Bien peu de lecteurs sont parvenus au bout de la Critique. Compte tenu de la technicité du sujet et des montagnes de commentaires et évaluations divergentes, on est d’ailleurs en droit de se demander si le jeu en vaut la chandelle.

Des logiciens avisés qui se sont penchés sur l’aspect strictement technique de l’argumentation kantienne ont émis des jugements dévastateurs. Ainsi, les spécialistes admettent aujourd’hui que la distinction entre « jugements synthétique et analytique » sur laquelle est fondée toute la démonstration kantienne n’est plus valide. Bertrand Russel, expert en la matière, était encore plus catégorique. Pour lui, en matière de logique « Kant fut une pure calamité ».

Pour autant, faut-il en conclure que la Critique est dépassée ? Même si la théorie kantienne appartient à une époque révolue et que les problèmes ne peuvent plus se poser dans les mêmes termes, il n’empêche qu’elle a ouvert plusieurs pistes fructueuses en psychologie de la connaissance, en philosophie des sciences ou bien sur le pouvoir de la métaphysique.

La théorie des « schèmes mentaux » a fortement influencé la psychologie contemporaine : les notions de schèmes et de « schémas » sont très présentes dans les sciences cognitives. La plupart des théories actuelles admettent que les connaissances (de la perception au raisonnement) passent par des schémas mentaux antérieurs à l’expérience.

Kant a également été un précurseur de la philosophie des sciences. Sa « révolution copernicienne » a fait son oeuvre ; on ne peut plus étudier un objet – les particules élémentaires ou l’histoire de Rome – sans prendre en compte les représentations mentales de celui qui les étudie.

Le retour actuel de la métaphysique témoigne aussi en faveur de l’entreprise de Kant. L’auteur de la Critique ne voulait pas rejeter les réflexions de fond sur l’ontologie, sur le déterminisme et sur la nature ultime des choses, mais délimiter leurs champs de pertinence. Force est de constater qu’il avait été visionnaire : les informaticiens qui cherchent à classer le réel en catégories, ont redécouvert les veilles questions d’ontologie; les physiciens qui se démènent avec la notion de temps ou celle de déterminisme, sont contraints de replonger dans les questions sur la nature de la causalité ; les biologistes qui s’interrogent sur l’autonomie des êtres organisés, remettent à l’ordre du jour les notions de finalité.

Kant appelait de ses voeux une métaphysique scientifique4, rompant avec le dogmatisme du passé. Y parviendra-elle un jour ? La question reste ouverte. Une chose est sûre, qu’il s’agisse d’un faux espoir ou d’une nouvelle piste prometteuse pour la pensée, la réflexion métaphysique continuera encore longtemps à hanter l’esprit humain. Force est d’admettre qu’elle est un horizon indépassable de la pensée, comme l’a joliment formulé Kant dans un passage de la Critique aux accents presque tragiques : « La raison humaine a cette destinée singulière (…) d’être accablée de questions qu’elle ne saurait éviter, car elles lui sont imposées par sa nature même, mais auxquelles elle ne peut répondre, parce qu’elles dépassent totalement le pouvoir de la raison humaine. »

Une vie pas si monotone

Sur le plan personnel, la vie de Kant n’a apparemment rien de romanesque. Elle est celle d’un ascète de la pensée qui a consacré toutes ses journées à l’étude, l’enseignement et l’écriture. Né à Königsberg2, c’est dans cette ville qu’il fit ses études et passa toute sa vie comme professeur d’université refusant les autres postes qu’on lui proposait. Il ne fréquentait pas les salons mondains ni les allées du pouvoir. On dit que ses horaires étaient si pointilleux que les voisins pouvaient dire à la minute près l’heure à laquelle il passerait devant leur fenêtre (« Tiens, il est 7 heures 23, Monsieur Kant, vient de passer »).

On dit qu’il n’aurait dérogé que deux fois à son emploi du temps : une première fois en 1762, lors de la sortie en librairie du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau, une seconde fois en 1789, à l’annonce de la Révolution française, pour s’acheter le journal…

Il est vrai que Kant était un sédentaire et s’imposait des règles de vie monacales : levé, couché, repas, sortie, réglé jour à près jour à la minute près. De même il fut célibataire toute sa vie. Cette vie était une nécessité pour discipliner sa pensée.

Pourtant il serait faux d’en déduire que le philosophe était coupé du monde et enfermé dans ses seules pensées. Kant recevait beaucoup d’invités chez lui et considérait que « Manger seul est malsain pour un philosophe », comme il l’écrit dans son Anthropologie.

Ses repas étaient l’occasion d’aborder avec ses convives toutes sortes de discussions sur la politique, la nature, la géographie. Il étonnait ses compagnons de table par ses connaissances encyclopédiques, pouvant parler aussi bien des ornithorynques que des éclipses de Lune.

Kant, inventeur du porte-jarretelles !

Kant était très soucieux de sa santé, et a voulu, comme Descartes, mettre tous les atouts de son côté pour vivre le plus longtemps possible. Son régime alimentaire était donc très contrôlé.

Pour assurer une bonne circulation du sang dans ses jambes Kant avait conçu un dispositif pour tenir ses bas (à l’époque où les hommes portaient des bas) à l’aide de petite pince remplaçant
les rubans serrés. À ce titre, il peut être considéré comme l’un des inventeurs du porte-jarretelles !


L’univers est-il limité ou éternel ?

Toute personne ayant réfléchi un jour aux limites de l’univers n’a pas manqué de se heurter à un casse-tête apparemment insoluble. Si l’univers a des limites, qu’y a-t-il au-delà ? Notre esprit est irrésistiblement porté à essayer d’imaginer un au-delà à ces limites. Il nous est impossible de concevoir un univers avec des limites.

Inversement, envisager l’univers comme infini est tout aussi impensable. En essayant de nous représenter l’infini, nous sommes invariablement conduits à rechercher une limite située quelque part. Car notre esprit est incapable de se représenter l’infini. Que l’on tourne la question dans tous les sens, l’idée d’infini, tout comme celle de finitude, échappe à notre entendement…

Pour Emmanuel Kant, une telle impasse logique surgit lorsque nous cherchons à transposer dans l’absolu la notion d’espace qui n’appartient pas à l’univers mais à la structure de notre esprit.

« L’espace n’est pas un concept empirique, qui ait été tiré de l’expérience externe (…), c’est une représentation nécessaire, a priori » (c’est-à-dire antérieure à l’expérience). Il en va de même pour le temps. Ce que nous croyons être des propriétés de la nature, comme l’espace à trois dimensions, le temps linéaire, sont en fait des « formes » ou des « catégories » de notre pensée. Vouloir les transposer hors du champ de l’expérience pour penser les limites de l’univers révèle les « limites de la raison pure ».
En affirmant cela, Kant opère un renversement dans l’approche de la connaissance humaine. Il est vain, dit-il, de chercher à régler notre connaissance sur les choses alors que notre esprit fonctionne en fait en « réglant les choses sur les connaissances ».

  1. Le mot « esthétique » n’a pas du tout le même sens qu’aujourd’hui (une théorie du beau). []
  2. Ville de Prusse orientale aujourd’hui renommée Kaliningrad et située en Russie. []

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