On les appelait péjorativement les « matrones ». Elles n’étaient ni faibles ni soumises. Elles ont cumulé le travail d’épouse et de mère avec la direction d’un domaine, d’une ferme ou d’une boutique. Femmes de caractère, elles prenaient souvent l’ascendant sur leur époux. Ces maîtresses femmes, présentes dans toutes les sociétés et à tous les âges de l’histoire, n’ont pourtant jamais pu s’imposer en dehors de la sphère domestique. Mais pour quelles raisons ?
Xanthippe, la femme de Socrate était, paraît-il, une femme à poigne, revêche et acariâtre. Le philosophe passait ses journées à débattre avec les jeunes d’Athènes de grandes questions philosophiques. Mais le soir venu, il était moins à son avantage quand il rentrait à la maison. Xanthippe n’hésitait pas à lui tenir tête et à le houspiller. On ne sait pas grand-chose d’elle, si ce n’est qu’elle était bien plus jeune que lui, qu’elle lui a donné un fils et surtout qu’elle avait un sacré caractère !
Les femmes grecques n’avaient pas droit au statut de citoyenne (comme les esclaves et les étrangers) et vivaient sous la tutelle de leur mari. Elles ne pouvaient posséder de bien en propre. Xanthippe devait faire bouillir la marmite avec le petit pécule que Socrate avait reçu en héritage. Xanthippe était donc sous la tutelle économique de son mari. Mais cela ne l’empêchait pas de tenir tête à son grand philosophe de mari. On peut être civilement mineure, dépendante économiquement sans être une femme soumise, psychologiquement parlant.
Des femmes de la trempe de Xanthippe, à la fois « maîtresse de foyer » et « maîtresse femme », on peut en repérer bien d’autres en parcourant les livres d’histoire, la littérature, les récits de vie, ou le cinéma. Elles ne sont jamais au premier plan et font souvent l’objet de clichés péjoratifs. On les appelait naguère les « matrones » ou les « matriarches ». Elles ont pris le visage des « mères juives », des « mamas africaines », ou des « mamas italiennes ». Les maris les appelaient ironiquement « la patronne », « l’adjudante » ou la « reine mère ». En Bretagne, certains hommes appelaient leur grand-mère « mémé chef ».
Ces clichés relèvent-ils simplement de la caricature ou révèlent-ils l’existence d’un type social et d’un profil psychologique longtemps ignoré ? Et pourquoi ces femmes « puissantes », à la fois courageuses, responsables et autoritaires, omniprésentes dans l’histoire et dans toutes les sociétés humaines, ont tout de même été dominées socialement ?
Pour répondre à ces questions, rendons-nous tout d’abord chez les Vikings. Eux aussi ont connu leurs « femmes puissantes » si on en croit l’historienne Johanna Katrin Fridriksdottir qui vient de leur consacrer un livre passionnant : Les Femmes vikings, des femmes puissantes, (2020).
Chez les Vikings
Les Vikings sont connus comme de redoutables guerriers. Durant trois siècles, ils ont écumé les mers à bord de leurs drakkars, mené des raids de pillage et colonisé plusieurs régions. Ils furent aussi d’excellents marchands.
Mais pendant que les hommes étaient en expédition une partie de l’année, que faisaient leurs femmes ? Elles dirigeaient les fermes, car avant d’être conquérants, les Vikings étaient d’abord des fermiers.
Le foyer typique des Vikings ne ressemble pas à une petite chaumière abritant un couple et ses enfants, entourés de trois poules, une vache et quelques moutons. Les fermes vikings étaient de grandes bâtisses où vivaient plusieurs adultes, – un couple ou deux, leurs enfants, un ou deux grands-parents et des domestiques –, en moyenne une dizaine de personnes. Qui régentait la maisonnée en l’absence du chef de famille ? Madame Viking, appelé « husfreyja » c’est-à-dire la « maîtresse du foyer ».
Très tôt, la petite fille avait appris son futur rôle : celle d’épouse et de mère. Elle savait s’occuper de la cuisine, du linge, et des petits. Elle participait aussi aux travaux de la ferme en s’occupant des bêtes, des plantations et des récoltes. Seuls les gros travaux – défrichage, coupe de bois, construction – n’étaient pas de son ressort. À peine sortie de l’adolescence, on lui cherchait un époux. Une entremetteuse faisait des propositions après avoir consulté les familles du coin. Si un bon parti était en vue, les parents se mettaient d’accord sur la transaction. La famille de la mariée apportait alors une dot qui devait permettre l’installation du couple (la dot remplaçait l’héritage auquel les femmes n’avaient pas droit). La famille du mari devait payer, quant à elle, le « prix de la fiancée » : sous forme d’argent ou de servitudes. Le prix de la fiancée n’allait pas au mari mais à la belle-famille.
Une fois l’accord conclu, les époux étaient enfin présentés l’un à l’autre. Ils n’avaient pas vraiment leur mot à dire. Des anciennes sagas rapportent toutefois le cas de quelques jeunes filles rebelles refusant un mari trop vieux ou qui n’était pas à leur goût. Mais ces rares exceptions ne faisaient que confirmer la règle. En fait, la jeune femme n’avait guère le choix. Refuser un mariage ne permettait pas de rester indépendante mais seulement de rester à la maison sous la tutelle des parents. En aucun cas, une femme ne pouvait s’établir seule : il lui aurait fallu avoir sa propre terre. Mariée, elle changeait de statut et pouvait devenir une « maîtresse de foyer ».
Après le mariage, la jeune mariée allait s’installer dans le village de son époux. Dans les plus grandes maisonnées, elle devait cohabiter avec sa belle-mère et parfois une belle-soeur et devait évidemment participer aux travaux communs. Mais on attendait surtout d’elle quelque chose de plus essentiel : qu’elle fasse des enfants, et plus précisément, un beau garçon en bonne santé. L’enjeu est décisif : avoir un garçon, c’était l’assurance de conserver le patrimoine familial, et peut-être de l’élargir grâce au commerce ou au butin. Le garçon restait à la ferme ou au village et pouvait veiller sur les anciens, alors qu’une fille allait forcément quitter le foyer un jour.
La maîtresse du foyer
Être maîtresse de maison a toujours été un job à plein temps, chez les Vikings comme ailleurs. Au travail quotidien – les fourneaux, le linge – s’ajoutait le travail des champs : les bêtes à nourrir et à traire, les légumes à planter, les fruits à récolter, les paniers à tisser. Tout cela en plus de la charge des enfants. Ce travail considérable n’était en rien un travail d’exécution mais supposait de diriger une petite équipe. Car tout le monde travaille à la ferme : il fallait envoyer l’un chercher de l’eau, un autre couper du bois, encore un éplucher les légumes et un dernier nourrir les bêtes. Il fallait aussi prévoir : stocker la nourriture pour l’hiver, organiser les fêtes et gérer le budget. Au bas de l’échelle sociale, la maîtresse de maison était une véritable bête de somme cumulant un nombre invraisemblable de tâches. Dans les familles aristocratiques, elle était un cadre dirigeant. Dans tous les cas, son rôle ne se réduisait pas à un rôle de mère mais exigeait des capacités de véritable leader.
Les femmes complices ?
Les femmes n’ont pas été de simples victimes de la domination masculine. Elles ont participé activement à la reproduction du système patriarcal. Et elles avaient de bonnes raisons à cela.
Il faut oser le dire. En Afrique, ce sont les grands-mères qui ont excisé leurs petites-filles (et le font encore aujourd’hui). En Asie ou en Inde, ce sont les mères qui ont pratiqué les infanticides (et le pratiquent encore dans certaines zones rurales). Partout, ce sont les mères qui ont élevé leurs filles pour devenir des épouses modèles : en leur apprenant la cuisine, la couture, les tâches ménagères. Ce sont les mères qui ont souvent chouchouté leur garçon, soutenu et coacher leur mari dans leurs affaires. Ce sont les belles-mères qui ont brimé et parfois tyrannisé leurs belles-filles. Pourquoi les femmes ont-elles si souvent contribué à perpétuer un ordre qui leur semble si défavorable ?
Parce qu’elles y trouvaient leur compte. Danièle Elisseef a écrit plusieurs livres remarquables sur l’histoire des femmes chinoises (1). Pour ce que l’on en connaît, on est loin des clichés de l’être fragile, réservé et effacé que voudrait entretenir le mythe de l’éternel féminin (le Yin). Le monde de la Chine ancienne était dur et violent. Et les femmes l’étaient aussi. Pour la jeune femme qui avait toujours vécu dans le giron familial, se marier était l’occasion de prendre son envol pour une nouvelle vie et acquérir un nouveau statut et pouvoir se construire une vie à soi. On attendait de la jeune épouse qu’elle mette au monde des enfants et avant tout des garçons. Avoir un garçon était non seulement un motif de fierté, mais aussi l’assurance de voir conserver sa terre, son troupeau, sa boutique ou son titre de noblesse, en plus d’avoir un nouveau couple à proximité pour s’occuper de vous durant vos vieux jours. Une femme qui rêvait d’assurer sa sécurité, son avenir et améliorer sa condition n’avait souvent d’autres choix que de le faire dans le cadre d’un foyer prospère. Et donc de chérir elles aussi un fils plutôt qu’une fille. Une mère pouvait attendre d’une fille au mieux une main-d’oeuvre pour l’aider dans les tâches quotidiennes, au pire, c’était une charge. Quand viendrait le moment du mariage, il fallait la doter, ce qui représentait un coût considérable si on voulait faire bonne figure. Puis la jeune femme allait quitter la maison pour aller se mettre au service d’une autre famille. Une fille était un investissement à perte. « Avoir une fille, c’est comme arroser le champ du voisin », dit un vieux dicton asiatique.
Pour autant, cela n’empêchait pas d’aimer sa fille et d’espérer pour elle le meilleur parti. Il faut donc la rendre la plus belle et désirable possible. En Chine, le summum de la coquetterie était les « petits pieds ». Il fallait donc les bander pour les atrophier et empêcher leur croissance. Les mères ou les grandes soeurs se chargeaient de la besogne. Former une fille, c’était aussi lui apprendre les travaux domestiques et le travail de future mère (c’est pourquoi elle devait s’occuper de ses petits frères ou soeurs). Une épouse avisée avait tout intérêt à soutenir les affaires de son mari. L’aimer ou pas n’avait pas grand-chose à voir : l’important était que le guerrier ramène un butin, que le paysan puisse vendre ses récoltes, et que le commerçant prospère dans ses affaires. S’accomplir comme femme revenait à se faire une place en tant qu’épouse, mère, belle-mère, grand-mère ou concubine. Autrement dit, les femmes ont participé activement à la reproduction du système patriarcal parce que c’était pour elles le seul moyen de s’assurer une vie meilleure.
Les femmes puissantes dans l’histoire
Dans quelle mesure le modèle des « puissantes femmes » vikings peut-il être généralisé ? En comparant le statut des femmes vikings avec celui des femmes chinoises, indiennes, égyptiennes, grecques, romaines, africaines ou amérindiennes, des convergences et des différences apparaissent.
Convergences. Un premier fait massif s’impose : partout et à toutes les époques du passé, le destin des filles était fixé par avance. Il tenait en deux mots : tu seras épouse et mère. Ce cadre d’existence ne relevait pas seulement des valeurs communes transmises dès l’enfance. Il était imposé par un système social enfermant les filles dans un cadre très rigide. En Afrique de l’Ouest ou en Égypte, les filles étaient excisées dans l’enfance, « promises » très tôt à un mari souvent bien plus âgé. Chez les Berbères, elles étaient « engraissées » à partir de l’âge de 10 ans par leur grand-mère pour répondre aux canons de beauté (1). Toute une série de rites d’initiation jalonnait leur destin d’épouse et de mère. Certaines femmes pouvaient tout de même échapper à cette voie tracée d’avance. Au Moyen-Âge européen, le couvent fut parfois une façon d’échapper au rôle de mère et d’épouse. Certaines filles y étaient placées d’office (les orphelines, les cadettes de la bonne société), d’autres y entraient par vocation ou pour échapper au sort commun : elles pouvaient y faire de belles carrières en devenant abbesses (comme ce fut le cas pour Thérèse d’Avila ou Hildegarde de Bigen). D’autres femmes échappaient sans le vouloir vraiment au rôle d’épouse et de mère : les prostituées, les vieilles filles (à certaines époques, la guerre fauchait tant qu’il manquait d’hommes à marier). Enfin et surtout, la grande masse des esclaves ou des domestiques vivant au domicile de leurs maîtres ne pouvaient fonder leur propre famille.
Différences. La trajectoire commune des femmes pouvait tout de même laisser plus ou moins d’espace de liberté et d’autonomie. Car on peut discerner selon les sociétés, les époques ou les milieux sociaux des différences notables dans le choix de l’époux, la possibilité de divorcer, la possibilité ou non de posséder leurs propres biens ou d’exercer une activité lucrative.
Le mariage arrangé a été le lot commun de la plupart des mariages dans la plupart des sociétés jusqu’à une époque très récente. De ce point de vue, le sort des jeunes Vikings, mises dans le lit d’un homme au sortir de l’adolescence, se retrouve chez les Aborigènes, les Inuits, les Africaines, les Chinoises, les Indiennes, les Romaines ou les Égyptiennes. Mais il est des exceptions. En Occident, à partir du Moyen Âge, le « consentement » des époux, accepté chez les Barbares et favorisé par l’Église, permettait à une jeune femme de refuser une proposition. Mais le consentement ne doit pas être confondu avec la totale liberté de choix. « Consentir » n’est pas choisir. Le rituel de la « demande en mariage » formulé par le prétendant auprès du père en est le témoignage. Paradoxalement, plus on s’élevait dans l’échelle sociale, plus les enjeux patrimoniaux (transmission des biens et des statuts) étaient importants, plus le choix des jeunes filles comme des garçons était restreint. Une autre différence majeure concernait le statut de maîtresse de maison. La jeune mariée va-t-elle aller vivre loin des siens, dans le village et même la maison de sa belle-famille ? Dans ce cas, elle sera confrontée à une belle-mère et des belles-soeurs plus ou moins accueillantes. Il lui faudra donc s’imposer. Mais il est aussi des cas où c’est le mari qui vient habiter dans le foyer de son épouse (les anthropologues parlent de « matrilocalité »). La situation de la femme est en général plus favorable, car la jeune fille se retrouve sous la protection d’un père ou d’un frère.
Une autre différence de taille concerne la propriété de biens. Tout d’abord, rappelons ce point essentiel. Contrairement à une idée répandue, la grande majorité des femmes au cours de l’histoire a exercé un travail. Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, comme chez les bushmen du désert de Kalahari, ce sont elles qui ramènent à la maison 70 % des ressources alimentaires (issues de la cueillette) alors que les hommes reviennent souvent bredouilles de la chasse. Dans les sociétés agraires, elles participent aux travaux des champs et s’occupent des bêtes. Souvent, elles rapportent des revenus complémentaires au foyer en effectuant des travaux de filature, de couture, de confection de paniers, de fabrication de fromage, et dans beaucoup de sociétés rurales, elles vont vendre leur production au marché. Dans les villes, les femmes exerçaient de multiples métiers de lingères, poissonnières, aubergistes, commerçantes, etc. (2). Elles ont parfois dirigé seules des entreprises. On en trouve des exemples jusque dans les textes sacrés. Dans les Actes des Apôtres, Lydie, l’une des premières chrétiennes, est une femme d’affaires, « marchande de pourpre ». Une fois baptisée, elle rejoint les chrétiens de son propre chef, et entraîne toute sa famille avec elle. Faut-il rappeler que Khadidja, la première femme de Mahomet dirigeait un commerce caravanier ? Avant d’embaucher le futur prophète et d’en faire son homme de confiance, puis de l’épouser, elle avait déjà eu deux autres époux.
Pourquoi se sont-elles laissé faire ?
Si on admet que des « maîtresses femmes », capables d’assumer de front la maternité, les tâches domestiques ou la direction du domaine et/ou une activité professionnelle ont toujours existé, pourquoi se sont-elles toujours trouvées en situation de subordination ?
Les explications par la force physique, l’emprise psychologique et idéologique, ou la guerre des sexes peinent à convaincre. L’histoire des puissantes femmes vikings et celle des autres « maîtresses femmes » nous suggèrent justement d’autres pistes. La jeune femme viking était mariée au sortir de l’adolescence, à un âge où l’on ne peut choisir : elle passait de la tutelle parentale à celle de son mari. Trouver un bon mari et fonder son propre foyer était d’ailleurs pour elle une aspiration et une promotion. Avoir son propre toit, un mari et des enfants, c’était s’émanciper de la tutelle parentale et acquérir un nouveau statut. Voilà pourquoi le rêve du prince charmant – un mari attentionné, protecteur (et si possible riche, jeune et beau) – fut longtemps une aspiration partagée par tant de femmes. Une fois mariée, si tout se passait bien, la jeune femme se retrouvait mère de plusieurs enfants. Mais comment disposer librement de sa vie quand on a des petits à nourrir ?
De la dame écouillée, où l’art de mater les matrones
De la Dame écouillée est un fabliau du Moyen Âge. Il raconte l’histoire d’une matrone intraitable qui soumet son époux et toute la maisonnée à son diktat. Alors que son mari est prêt à accorder la main de sa fille au jeune chevalier, la mégère refuse. Le prétendant s’étonne que le père se laisse mener par sa femme et décide de lui montrer comment « mater » la dame. Avec quelques hommes de main, ils s’emparent de la mégère et lui font subir un outrage : ils la déculottent et font mine de lui extraire des couilles de taureau de ses fesses ! La dame croyant que ces testicules ensanglantés sortent de son postérieur est terrifiée et traumatisée. Désormais, elle sera soumise. Cette histoire est révélatrice d’un fait admis à l’époque des braves chevaliers : on savait qu’il existait des «maîtresses femmes » tenant les hommes sous leur coupe.
DU PROFIL PSYCHOLOGIQUE AU TYPE SOCIAL
Cette histoire nous conduit aussi à faire une distinction importante entre profil psychologique et rôle social. Le rôle de « maîtresse de maison » impose de prendre la tête de la maisonnée et d’en assumer les responsabilités. Mais toutes les femmes ne s’acquittent pas de la tâche de la même façon. Hier comme aujourd’hui, il en est des réservées, des discrètes, des timides, des rêveuses et des solitaires : pas vraiment pas taillées pour le rôle. D’autres, au contraire, ont une psychologie de dominantes et savent mener leurs troupes. Les maris en plaisantent volontiers en parlant de « la patronne, », « le commandent en chef » ou « la reine mère ». On disait d’elles qu’elles « portaient la culotte ». Voilà pourquoi, au Moyen Âge, afin de rappeler qu’un homme devait tenir sa mégère en respect, il fallait l’« écouiller ».
La dépendance économique, clé de la soumission
Le principal obstacle à l’autonomie des femmes a longtemps tenu à une raison plus impérieuse encore. Bien qu’elles aient toujours travaillé, elles ont toujours été en situation de dépendance économique. La paysanne viking, chinoise, égyptienne ou européenne ne pouvant acquérir un toit, une terre, un troupeau, ou un emploi sans être sous la tutelle d’un père, d’un frère ou d’un mari, il lui était impossible de disposer librement de ses moyens d’existence. Paradoxalement, les veuves qui disposaient provisoirement d’un bien, en attendant que le fils aîné reprenne les commandes, disposaient de plus de marge de manoeuvre que les autres. Elles se retrouvaient seules à la tête d’un domaine. En Europe, en Inde du nord et en Chine, les femmes de la haute société étaient dotées à leur mariage d’un patrimoine qui leur permettait de garder une certaine autonomie par rapport à leur époux. Autonomie d’autant plus grande que leur fortune était parfois plus importante que celle de leur époux. Ce fut le cas, par exemple, de la femme de Cicéron. Fille d’une riche famille, elle avait hérité d’une fortune considérable. Il lui est arrivé de prêter de l’argent à son mari lorsqu’il était à court d’argent ! (3)
Au fond, la raison de la servitude des femmes est la même que celles de tous les dominés, qu’ils soient hommes, femmes, enfants, serfs d’autrefois ou salariés d’aujourd’hui. Pour gagner leur vie, assurer leur sécurité, nourrir leurs enfants, tous ceux qui dépendent d’un tiers (un seigneur, un maître, un patron) se retrouvent en situation de soumission. Cette soumission n’a rien à voir avec la contrainte physique, une mentalité servile, ou une emprise psychologique. Si aucune alternative ne se présente, il faut accepter, de gré ou de mauvais gré, la tutelle d’un chef. Voilà pourquoi les maîtresses femmes vikings, mais aussi égyptiennes, romaines, africaines, ou chinoises ont si longtemps dû accepter le joug des pères et des maris, quitte parfois à leur mener la vie dure. •
(1) Sophie Caratini, La Fille du chasseur, éd. Marchaisse, 2011.
(2) Comme le rappelle Alain Testart dans L’Amazone et la Cuisinière, Gallimard, 2014.
(3) Guy Fau, L’Émancipation féminine dans la Rome antique, Belles Lettres, 2009.
Mariem, gavée, mariée de force, divorcée, émancipée
Mariem est née en 1936 dans le désert mauritanien. Sa mère appartenait à une tribu de pasteurs chameliers. Son père était de la tribu Nmadi, des chasseurs d’antilopes qui nomadisaient dans l’est de la Mauritanie. « C’est incroyable qu’ils aient donné une fille à des Nmadi. Des guerriers, donner une femme à un chasseur ! » Petite fille, Mariem est « gavée » comme on le fait alors pour engraisser les petites filles, (une belle fille est une fille grosse), puis elle sera mariée à 10 ans à un inconnu, beaucoup plus âgé qu’elle. Pour Mariem, les rapports sexuels avec ce mari qu’elle détestait n’étaient rien d’autre que des viols successifs. Vers l’âge de 18 ans, elle décide de quitter leur foyer et retourne chez ses parents. Son mari accepte le divorce mais viendra récupérer leur garçon. Par la suite, Mariem va se remarier avec un jeune Français avec qui elle aura plusieurs enfants. Avec lui, Mariem apprend à piloter de petits avions, s’installe en France, et découvre la modernité, un autre monde bien éloigné de son désert natal.
À travers ce témoignage écrit à la première personne, et retranscrit par l’ethnologue Sophie Caratini, on découvre le mode de vie des tribus nomades de Mauritanie, avec ses normes, ses contraintes, et ses valeurs (1). On découvre aussi que ce monde, apparemment clos et écrasant pour les petites filles, pouvait malgré tout laisser à une femme résolue et volontaire, comme l’est Mariem, la possibilité de s’affirmer et de forger son destin personnel.
(1) Sophie Caratini, La Fille du chasseur, éd. Thierry Marchaisse, 2011.
Cet article est intéressant, mais la réponse finale à la question de départ me semble peu convaincante, voire tautologique : les femmes auraient accepté de se soumettre parce que le système social les mettait dans une situation de dépendance. La question reste entière : pourquoi ce système social était-il aussi largement répandu et accepté et pourquoi a-t-il fallu attendre la période moderne pour le voir remis en cause de façon efficace au moins dans une partie du monde ?
Voilà une histoire rapide des femmes et une analyse parfaitement inscrite dans l’idéologie libérale actuelle, économique et psychologique : elle fait abstraction du droit et des institutions, et de tous les combats politiques menées par les femmes, comme si les sociétés et les psychologies individuelles n’étaient pas fortement structurées par ces cadres « aussi durs que la table » disait une sociologue connue…