Nous passons un tiers de notre vie à dormir. Ce temps passé au lit à ne « rien faire » pourrait être considéré comme un inutile gaspillage. Pourtant, la nature nous impose à tous cette plongée dans l’inconscience. Pourquoi ? Encore aujourd’hui, les scientifiques sont incapables de répondre précisément à la question : pourquoi dormons-nous ?
La première explication – on dort pour se reposer et reconstituer ses forces – n’est pas vraiment convaincante : l’organisme pourrait se contenter de fonctionner au ralenti, sans avoir à tomber dans cet étrange état léthargique et comateux qu’est le sommeil. Une des hypothèses est que le sommeil servirait à capitaliser les acquis de la journée. On apprend en dormant. À vrai dire, c’est une pure hypothèse, car il n’y a pas que les animaux dotés d’un cerveau complexe qui dorment. On vient de découvrir que les méduses, qui n’ont pas de cerveau, connaissent aussi des phases de sommeil….
Toujours est-il que le sommeil nous est vital : aussi vital que la nourriture. La preuve ? La privation de sommeil tue aussi sûrement que la privation d’alimentation. Michael Corken est décédé à 40 ans, privé de sommeil pendant plusieurs mois d’affilée. L’insomnie fatale familiale (IFF) touche une quarantaine de familles dans le monde. Il s’agit d’une encéphalopathie transmise génétiquement qui se déclare à partir de 30 ans. Aucun traitement ne peut y remédier et son issue demeure fatale. Peu avant son décès, Michael Corke manifestait des troubles végétatifs et des hallucinations importantes, ainsi qu’un état démentiel. Les conséquences observées chez les animaux sont similaires. Au bout d’un certain temps sans sommeil, certaines espèces étudiées, en bonne santé au début de l’expérience, meurent d’une septicémie accompagnée de fièvre.
Si la mort par manque de sommeil est exceptionnelle, les séquelles sur notre psychisme sont monnaie courante. Les observations effectuées sur des insomniaques de longue durée ont montré une altération des facultés réflexes et mentales parfois inquiétante. Ne pas dormir pendant 24 heures équivaudrait à avoir 1 gramme d’alcool par litre de sang. Au volant, la somnolence reste la première cause d’accidents mortels. À long terme, on sait également que la privation de sommeil favorise le développement des démences comme la maladie d’Alzheimer, et fragilise le système cardiovasculaire et le système immunitaire.
La privation totale de sommeil est rare. Beaucoup plus courante est le manque de sommeil. Plus de six personnes sur dix dorment moins de sept heures par nuit. La réduction du temps de sommeil semble se généraliser. En 30 ans, la durée moyenne de notre sommeil a diminué d’une heure, et de plus de deux heures chez les adolescents (les écrans n’y sont pas pour rien).
Se réconcilier avec Morphée ?
Dormir est donc à la fois un besoin et un art à ne pas négliger. Comme toute fonction vitale, il n’y a pas de remède. « Le seul traitement de la somnolence, c’est le sommeil », rappelle Pierre Philip, médecin du sommeil à Bordeaux. Les bienfaits du sommeil sont avérés : une meilleure mémoire à long terme, une bonne gestion du stress, une meilleure régulation du métabolisme et la préservation du capital jeunesse de nos cellules. Il est dommage que les bienfaits du sommeil ne soient jamais abordés à l’école, alors que l’éducation alimentaire ou aux écrans commence à y faire son entrée. Certaines grandes entreprises ont commencé à comprendre l’importance de « l’hygiène du sommeil » favorable à la santé mais aussi à la productivité de leurs employés : la sieste n’est plus un sujet tabou dans le monde du travail. •
Réduire son sommeil pour gagner du temps, est-ce possible ?
En 1889, William S. Halsted, médecin américain, impressionne ses collègues par sa capacité à rester efficace malgré une réduction drastique de son temps de sommeil : il peut rester éveillé trois jours d’affilée sans se reposer ! Fort de son exemple, il impose à ses internes de l’hôpital un rythme éreintant. Il soutient que le sommeil est un « luxe » inutile dont on peut très bien se passer. Quelques années plus tard, on a découvert que notre médecin était accro à la cocaïne.
Êtes-vous coq ou hiboux ?
I l y a ceux qui se lèvent tôt – les coqs – : aussitôt levés et aussitôt en action. Et il y a « les hiboux », ces oiseaux de nuit, qui se couchent tard, ont du mal à se lever et encore plus à s’éveiller vraiment (il faut que « les neurones se connectent »).
Les chronobiologistes ont mené des études sur ces deux « chronotypes ». L’échelle de « matinalité-vespéralité » montre qu’il y a en moyenne 2 à 3 trois fois plus de hiboux (les oiseaux de nuit) que de coqs (les matinaux). L’âge intervient : les adolescents sont plus hiboux et les personnes âgées ont, en moyenne, tendance à se coucher tôt et à se lever plus tôt.
Cette proportion importante de hiboux (couche-tard, lève-tard) est en contradiction avec les horaires d’école et de travail. Une étude française portant sur plus de cinq mille enfants d’âge primaire montre clairement que les performances intellectuelles sont meilleures entre 10 h 30 et 11 h 30 et entre 15 h 30 et 16 h 30.1
En moyenne, les Français dorment 7 heures par nuit en semaine et 8 heures le week-end. Ce temps a diminué d’une vingtaine de minutes en 25 ans. Mais une moyenne globale cache de fortes disparités. 30 % des Français dorment moins de 6 heures, ce qui est en dessous du seuil réparateur.
Le manque de sommeil provoque des troubles divers. Sur le moral, l’irritabilité, la fatigue bien sûr, mais aussi la santé.
Les troubles les plus importants concernent les personnes dont les horaires sont décalés (travail de nuit, travail en trois huit). L’un des effets néfastes concerne la vie de couple et de famille qui en est affectée. Mais les troubles organiques ne sont pas en reste. Aux troubles digestifs, liés à une mauvaise synchronisation des repas, sont associés des troubles majeurs comme les maladies cardiovasculaires et même la fréquence plus élevée des cancers chez les travailleurs postés.
- André Klarsfeld, Les Horloges du vivant, Comment elles rythment nos jours et nos nuits, 2019. [↩]