La vie complexe est née de la fusion entre organismes autrefois séparés et non d’une diversification à partir d’une souche unique. Cette hypothèse iconoclaste, défendue par Lynn Margulis, a mis quatre décennies à s’imposer dans la communauté scientifique. Elle ouvre aujourd’hui la voie à une nouvelle conception « symbiotique » de l’évolution.
Lynn Margulis (1938-2011) a eu un seul tort: avoir raison trop tôt. En 1967, la jeune chercheuse, alors âgée de 29 ans, travaille à l’université de Boston et soumet un article sur l’origine des cellules eucaryotes (cellules possédant un noyau). Son article est refusé par une quinzaine de revues scientifiques. Lynn Margulis y avance une hypothèse iconoclaste: les cellules complexes, dotées d’un noyau et de mitochondries, seraient nées d’une fusion/absorption de cellules plus simples. Des cellules auraient « absorbé » des bactéries et les auraient intégrées dans leur organisme. Un argument décisif en faveur de cette thèse est que les mitochondries (des micro-organismes présents dans les cellules végétales ou animales) possèdent leur propre ADN, (appelé justement ADN mitochondrial) différent de celui du noyau. En clair: un organisme complexe serait né de la symbiose d’autres bactéries.
MÉCANISME DE LA SYMBIOSE
À l’époque, cette théorie « symbiotique » va à l’encontre de tout ce que l’on croit connaître sur l’évolution. Selon la théorie darwinienne, la vie s’est déployée par différenciation à partir d’une souche unique, et non pas d’une fusion entre organismes étrangers! Pourtant, Lynn Margulis affirme le contraire: la vie se serait développée par une association étroite entre espèces différentes. Une association si forte entre organismes qu’elle a conduit progressivement à leur fusion en un organisme unique! Darwin et toute la communauté savante remis en cause par une jeune étudiante de moins de trente ans? C’est inenvisageable! Pourtant, malgré les obstacles, la jeune femme n’est pas du genre à se laisser démonter. Dans les années qui suivent, elle peaufine sa théorie, rédige un livre et finalement trouve un éditeur. En 1970 paraît The Origin of Eukaryotic Cells, livre qui restera longtemps ignoré des autorités scientifiques.
LA THÉORIE SYMBIOTIQUE DE L’ÉVOLUTION
Au début des années 1970, L Margulis commence une collaboration avec James Lovelock, scientifique iconoclaste et père de l’hypothèse Gaïa (selon laquelle la terre forme un organisme vivant). Parallèlement, elle étend le champ d’application de sa théorie symbiotique. Au départ limitée à l’absorption des mitochondries par les cellules, elle devient une hypothèse plus générale sur les mécanismes de l’évolution. Selon sa théorie dite «endo-symbiotique », l’idée de fusion entre organismes trouve d’autres applications. La naissance des végétaux pourrait être l’intégration dans une même cellule complexe de plastes (chloroplastes, chromoplaste). Ces anciennes bactéries indépendantes auraient été absorbées pour donner naissance aux premières cellules photosynthétiques, puis aux algues et aux plantes. Tout comme les mitochondries, les plastes ont aussi leur propre ADN, distinct de la cellule qui les héberge. Leur fonction est loin d’être mineure: le chloroplaste est responsable de la photosynthèse. Les chromoplastes, ex-bactéries capturées dans chaque cellule, donnent leurs couleurs aux feuilles, aux fleurs et aux fruits: le rouge des cerises, le jaune des bananes, le bleu des bleuets. Un autre exemple spectaculaire d’endosymbiose est celui des animaux bioluminescents, comme certaines méduses ou certains poissons des abysses. La bioluminescence provient de bactéries symbiotiques captées au sein de l’animal.
LA REVANCHE DE LYNN MARGULIS
L’idée de l’endosymbiose a fait peu à peu son chemin. Au début des années 2000, trente ans après la parution de son premier livre, les constats d’association et de symbiose entre organismes se sont multipliés au point d’être devenus un nouveau schéma explicatif de l’évolution. Et Lynn Margulis connaît une reconnaissance très tardive. Alors qu’elle décède en novembre 2011, la communauté scientifique est finalement en train de lui donner raison.•
Bien vu, cher humanologue, Margulis et Lovelock méritent qu’on ne les oublie pas dans les grands noms de la science du siècle dernier. Elle fut l’épouse de Carl Sagan, un astronome visionnaire. Aujourd’hui il y a une petite révolution silencieuse qui bouleverse la génétique et menace le darwinisme « classique » : l’épigénétique. Je me suis fait remettre à ma place par un généticien lorsque j’ai prononcé le mot « révolution » à propos de la découverte des mécanismes épigénétiques lors d’un colloque. Et pourtant, il faut admettre que la régulation de l’expression des gènes a des conséquences énormes sur l’adaptation des eucaryotes aux conditions environnementales. Voilà ce qui explique probablement la rapidité d’adaptation aux variations climatiques observés chez de nombreuses populations animales. Mais ce n’est pas pour cela que les darwiniens se fâchent quand on focalise trop l’attention sur l’épigénétique. Ils craignent surtout la résurrection du Lamarckisme avec la possibilité d’une transmission héréditaire des marques épigénétiques.
En fait, la transmission héréditaire des marques épigénétiques reste pour l’instant très marginale, peut-être exceptionnelle. En revanche l’avantage reproducteur des individus les mieux adaptés aux changements environnementaux est énorme, et n’est pas dû au hasard des mutations. Je n’ai pas suivi le dossier depuis quelques années, c’est un sujet qui mériterait une revue des connaissances actuelles.