« Deviens ce que tu es » ! Oui mais…

« Deviens ce que tu es », la formule a fait mouche. Mais Nietzsche, qui l’a employé plusieurs fois, n’en dit guère plus. Pas plus que le philosophe grec Pindare (5ème siècle avant J.-C.) à qui Nietzsche l’a emprunté.

Comment interpréter cette sentence énigmatique ?

Première version : héroïque. Nous avons tous en nous un formidable potentiel qui ne demande qu’à être libéré. Cette théorie du « génie dans la bouteille » est un des mantras du développement personnel.

Il y a une interprétation moins exaltante, plus réaliste. Plus apaisante ou désabusée, comme on voudra. « Deviens ce que tu es » : c’est-à-dire cesse de vouloir être fort, parfait ou de vouloir être un autre. Accepte d’être tel que tu es : un humain, faillible et imparfait, comme nous le sommes tous. Le sage doit connaître ses limites.

« Deviens ce que tu es » : il y a une autre interprétation possible.

Nous possédons tous des dispositions particulières qui ne demandent qu’à s’exprimer. Mais il n’est pas si facile de les connaître.

Une réponse se trouve chez Épictète. À la question d’un de ses disciples : « Comment chacun de nous peut-il connaître ses aptitudes ? », Épictète a répondu : « Comment le taureau, quand s’approche le lion, connaît-il le courage et la force qui est en lui ? » La métaphore est claire : c’est dans l’épreuve que la personne se révèle. Inutile donc de regarder au fond de soi ou de se scruter dans un miroir pour trouver ce que l’on doit faire. C’est face aux épreuves que se révèlent forces et faiblesses.

Mais ce n’est pas tout. Il ne suffit pas d’avoir des dons, des prédispositions, il faut aussi les cultiver.

Épictète poursuit : « On ne devient pas soudain un taureau ou un homme d’élite, il faut de l’exercice, de la préparation. Et ne pas se lancer à l’aveugle dans des entreprises qui ne sont pas à notre portée ». (Entretiens, livre I).

André Gide en tire cette conclusion : « Il faut suivre sa pente, mais en montant. »

 

2 réactions sur “« Deviens ce que tu es » ! Oui mais…

  1. Deviens ce que tu es
    Cette formule mélange un futur et un présent intemporel qui produit une confusion typiquement nietzschéenne ; c’est à la fois un oxymore et un truisme.
    A cette injonction je ne peux que répondre : « Je suis ce que je suis devenu ». Ce que je suis aujourd’hui est le produit des interactions entre mes capacités physiques et intellectuelles et mon histoire personnelle, entre l’inné et l’acquis, et je ne peux rien changer au passé. Je ne peux pas agir sur mon devenir antérieur. La contradiction est évidente.
    En revanche, je peux agir sur mon futur. Je peux, dans une certaine mesure, améliorer ou détériorer mes capacités physiques, ma santé, je peux pratiquer des arts, des techniques, acquérir de nouvelles connaissances, changer de métier, d’amitiés, d’amours, adhérer à des idéologies politiques et religieuses. Mais alors la sentence doit être reformulée en « Deviens ce que tu vas devenir », c’est un truisme.
    Pour échapper à la confusion du sens littéral, il faut introduire l’expression d’une volonté : « Deviens ce que tu veux être ». Mais je n’ai pas la possibilité, la liberté d’acquérir toutes les capacités cognitives ni tous les moyens d’action que je désire, comme le rappelle la maxime sartrienne : « Être libre, ce n’est pas pouvoir faire ce que l’on veut, mais c’est vouloir ce que l’on peut. » Une autre formulation s’impose alors : « Deviens ce que tu peux devenir selon ton désir. »
    Voilà qui ouvre la redoutable question du désir qui semble une boite sans fond car je suis bien embarrassé pour concevoir sans contradiction ni ambiguïté ce que je désire et au-delà ce que je désire pour être heureux.
    Spinoza nous conseille de mémoriser quelques maximes pour faire face aux évènements déstabilisants de notre existence, pour y répondre en conformité avec le sens que nous donnons à notre existence et au monde. Selon ce point de vue, « Deviens ce que tu es » a toutes les apparences d’une fausse bonne maxime, elle n’est a priori d’aucune utilité pour comprendre ni pour agir.
    Il y a toutefois une interprétation qui évite la confusion, elle repose sur la signification de « être » comme une entité essentielle, immuable, cohérente et unique jetée dans un monde absurde en perpétuel changement, plein de bruit et de fureur. Dans la vision nietzschéenne, la puissance d’agir est une qualité intrinsèque à chaque être humain, innée et quantifiable. Alors que les impuissants (les esclaves et les individus médiocres) sont pléthoriques, il ne naît que quelques hommes supérieurs à chaque génération. Ce sont eux qui possèdent la capacité intellectuelle, la volonté de puissance nécessaire pour régir les sociétés humaines et la nature, car eux seuls ont le pouvoir d’innover. Ils ont de ce fait dominé les humains dans le passé jusqu’à la révolution chrétienne qui a placé les impuissants à la tête des sociétés et causé une régression funeste. C’est parce que les esclaves sont devenus les maîtres de leurs supérieurs naturels en imposant leur loi morale que nos sociétés ont dégénéré. Alors la sentence trouve une signification évidente : Retrouve la place (deviens) à laquelle ta nature intrinsèque (ce que tu es), te destine, celle d’esclave ou d’homme ordinaire, et accepte la domination des hommes supérieurs. Nietzsche signale que loin d’être une déchéance, le retour des inférieurs au statut de dominés serait une bénédiction qui les libèreraient d’une charge trop lourde pour eux et les condamne à l’impuissance du ressentiment. Voilà ce qui a bien plu aux nazis et aujourd’hui ce qui ravit non seulement les suprématistes blancs mais aussi tous les admirateurs du dynamiteur autoproclamé de la pensée vulgaire.
    Un autre aphorisme célèbre du penseur aux moustaches bismarckiennes donne lieu à de multiples interprétations : « L’art nous est donné pour nous empêcher de mourir de la vérité. » Carlo Ginzburg a récemment fait le lien entre cette attaque contre la vérité et la prolifération des fake news : « … à partir des années 80, à partir d’un climat intellectuel de plus en plus dominé par le néo-scepticisme postmoderne, le souci de la preuve est devenu pour moi de plus en plus important…D’un côté, il existe deux traditions, l’une qui se rattache à Aristote… où la notion de preuve et des preuves au pluriel, est tout à fait centrale. De l’autre côté, il existe une approche lancée par Nietzsche, explicitement anti-aristotélicienne, où l’idée de preuve disparaît. C’est la rhétorique contre la preuve… Je pense que la diffusion de ces idées par les épigones de Nietzsche a créé un terrain intellectuel et émotionnel qui a favorisé la diffusion des fake news. Il faut lutter contre ça. … J’ai insisté sur ce point parce que le refus de la notion de preuve a des implications cognitives, morales, et politiques qui touchent des évènements au sein de l’histoire contemporaine. (Extraits de Entretien avec Carlo Ginzburg. Avishag Zafrani. K, 24 janvier 2024).
    En conclusion je crois important de ne jamais prendre Nietzsche au sérieux. On peut rire de Nietzsche, mais pas avec n’importe qui.

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