Fallait-il inventer le feu ?

Pourquoi j’ai mangé mon père est un roman préhistorique (désopilant) publié en 1960 par Roy Lewis. L’auteur imagine la vie d’une famille du paléolithique raconté par le jeune Ernest. Son père, Édouard, est une sorte de Géo Trouvetou de la Préhistoire, toujours à l’affût d’idées nouvelles : l’arc, les flèches, l’exogamie, le feu sont autant d’inventions progressistes dont il vante les mérites auprès de sa famille. Mais son beau-frère, l’oncle Vania, sage et conservateur, voit ces innovations avec méfiance. Alors que, pour Édouard, le feu s’annonce comme un grand progrès – cuire les aliments, se réchauffer, éloigner les animaux sauvages –, Vania n’y voit que les dangers – les brûlures, les incendies, la jalousie des autres clans, etc. – soit autant d’ennuis en perspective… L’invention du feu a inspiré d’autres récits romancés dont, en 1909, La Guerre du feu, de J.-H. Rosny aîné.

Concernant l’histoire telle qu’elle s’est réellement déroulée, force est admettre que les données archéologiques restent assez maigres.

Une découverte de 2012, dans la grotte de Wonderwerk, en Afrique du Sud, a révélé que le feu a commencé à être domestiqué avec certitude il y a un million d’années environ. Un autre foyer intentionnel a été repéré en Israël, près du lac de Tibériade, et date, lui, de 800 000 ans. Mais ces découvertes sporadiques ne permettent pas de savoir si l’usage était isolé ou répandu et il faut attendre 400 à 500 000 ans environ pour que les vestiges de foyers soient plus facilement repérables.

Toujours est-il que l’invention du feu fut bien une découverte technologique majeure aux effets multiples : le feu permet la cuisson, de rendre les pointes de flèche plus dures, de réchauffer et donc de coloniser des régions froides, alors inhospitalières.

La cuisine, moteur de l’évolution

L’anthropologue Richard Wrangham considère que la cuisson des aliments a représenté un bond majeur dans l’évolution de l’espèce humaine. Dans son livre Catching Fire (2009), il rappelle que la cuisson des aliments rend non seulement la consommation de viande et de végétaux beaucoup plus digeste, mais permet aussi de consommer des tubercules (patate douce, igname, topinambour), que l’estomac humain ne peut digérer crus. Les ressources alimentaires se sont ainsi considérablement enrichies, entraînant une transformation anatomique chez les Homo : réduction de la mâchoire et de la dentition (on a moins besoin de mâcher) et réduction de la longueur de l’intestin (la digestion est plus rapide). Les ressources alimentaires étant plus abondantes, le cerveau, gros consommateur d’énergie, aurait pu alors connaître un accroissement important. Dit simplement : la cuisine aurait été un moteur de l’évolution humaine.

R. Wrangham avance ensuite d’autres hypothèses. La cuisson serait aussi le début de la vie sociale autour d’un « foyer » et de la division du travail entre hommes et femmes, les uns s’occupant de ramener la viande, les autres de la faire cuire…

Le grand récit de Wrangham est loin de convaincre tous ses confrères. Il repose sur une hypothèse (l’invention du feu il y a deux millions d’années) très spéculative et n’explique pas comment les premiers humains sont parvenus à contrôler le feu : il fallait être déjà très intelligent pour en maîtriser la technique. Contrairement à l’image d’Épinal, il ne suffit pas de frotter quelques silex pour faire jaillir une étincelle et démarrer un feu. La technique par frottement du bois demande aussi une haute technicité. Allumer un feu nécessite donc des capacités cognitives développées. Le travail de Wrangham a tout de même eu le mérite de porter l’attention sur le rôle de la découverte du feu et de la cuisine pour l’histoire de notre espèce.

Une chose est sûre : chez Roy Lewis, le débat entre Homo erectus pour savoir quels étaient les avantages et inconvénients du feu n’a pas eu lieu. Pourquoi j’ai mangé mon père se termine par une impasse évolutive : suite à un incendie de forêt, les hommes décident de mettre fin aux folies innovatrices d’Édouard. Les membres du clan se mettent d’accord : l’usage du feu est rejeté et Édouard, l’innovateur intrépide, est tué et mangé.

Et (la marche de) l’histoire s’arrête là. •

Néandertal invente le briquet

Dans La psychanalyse du feu (1938), le philosophe Gaston Bachelard imaginait que les hommes avaient inventé le feu par analogie avec l’acte sexuel. De même que deux corps se frottant l’un contre l’autre s’échauffent et « s’embrasent », de même deux morceaux de bois frottés pourraient se mettre à brûler. Le feu n’est-il pas une métaphore de l’amour ?

L’idée est jolie mais peu crédible. Il ne suffit pas de frotter deux bouts de bois pour qu’une flamme surgisse : il faut faire pivoter une baguette à grande vitesse sur un support en bois, puis souffler sur de l’herbe sèche1.

L’autre technique est celle du « briquet ». Contrairement à l’idée courante, la percussion de deux silex produit bien des étincelles… mais insuffisantes pour amorcer un feu. Dans ce choc doit aussi intervenir un matériau riche en fer (comme la pyrite) pour que les étincelles soient assez nombreuses et énergétiques pour enflammer une touffe d’herbe sèche.

En 2018, des chercheurs ont montré que Néandertal maîtrisait bien la technique du briquet il y a 50 000 ans. Il s’en servait pour cuire, fabriquer des armes mais aussi s’éclairer pour accomplir ses étranges rituels au fond des cavernes.

  1. Les procédés de friction (d’un bâton sur une plaquette de bois) ou de percussion du silex et d’un minerai de fer (pyrite ou marcassite) supposent un long apprentissage et le choix du matériau adéquat. Jacques Collina-Girard, Le feu avant les allumettes. Expérimentation et mythes techniques, MSH, 1998 ; Bertrand Roussel (dir.), Produire du feu de la Préhistoire à nos jours, Mémoires Millénaires, 2015. []

Un commentaire sur “Fallait-il inventer le feu ?

  1. Tout ca est si vrai et bien écrit. L’invention du feu bien plus que l’invention de l’écriture, a véritablement marqué l’entrée des nos tout premiers ancêtres dans la civilisation. J’ai lu et relu le roman de Roy Lewis « Pourquoi j’ai mangé mon père » (1960) ; Une oeuvre romanesque pourtant, qui demeure quasi réaliste !

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