Dans la tête d’Homo erectus

Le premier humain n’est pas Homo sapiens. Bien avant lui, Homo erectus taillait des bifaces, maîtrisait le feu, construisait des abris et des lances. Il savait cuisiner, parler, raconter des histoires et partager des idées.

La scène se passe en Afrique de l’Est, dans une région de l’actuelle Éthiopie (à 50 km au sud de la capitale Addis-Abeba). En janvier 2023, sur le site de Melka Kunture (1), des chercheurs annoncent une découverte exceptionnelle. Des centaines d’outils taillés ont été retrouvés dans une couche du sol datée de 1,2 million d’années. Quoi d’exceptionnel dans cette découverte ? D’abord le nombre de pièces (578), rassemblées à quelques mètres de distance : il s’agit donc d’un « atelier de taille ». Ensuite la date : 1,2 million d’années ! De cette vertigineuse profondeur de temps, des premiers humains ont laissé des traces. Imaginons-les. Ils sont deux ou trois anciens Homo – peut-être des erectus (voir encadré « Le pionnier de l’humanité »). Ils sont assis à l’ombre d’un bouquet d’arbres, occupés à fabriquer leurs outils. Ce sont des bifaces, des pierres sculptées en forme de grosse amande et aux angles aiguisés.

Le biface est l’outil de base des anciens Homo. Apparu vers 1,7 million d’années, il est fabriqué à grande échelle (on en a trouvé en Afrique et en Europe) et utilisé pendant des centaines de milliers d’années. Il est le premier outil standardisé et mondialisé. Certains sont façonnés dans du granit, du silex, parfois du quartz. Ceux retrouvés sur le site de Melka Kunture sont en obsidienne, une pierre d’origine volcanique, noire, plus dure que le silex et plus coupante que le verre. Un matériau rare et précieux, difficile à travailler.

La fabrication d’un biface ne consiste pas à casser une pierre pour obtenir un tranchant (ce dont étaient capables les Australopithèques, il y a 3,5 millions d’années). Il faut façonner le matériau avec une forme précise en tête (2). Homo erectus agit donc avec une idée préconçue du produit final, comme le fait un sculpteur.

Pendant une partie de la journée, nos Homo erectus frappent, cassent, taillent et sculptent des blocs pour parvenir à obtenir de beaux outils symétriques. Ils emportent avec eux les plus réussis et laissent les matériaux inutilisés sur place. Ce sont ces débris que les chercheurs retrouveront, 1,2 million d’années plus tard.

Pour atteindre ce gisement d’obsidienne, les Homo font régulièrement du chemin depuis leur campement de base. Mais ce n’est pas tout. Après avoir taillé leurs outils, il faut passer à la suite : le biface a de multiples usages. Il peut servir à creuser la terre dure, pour dénicher des racines ou trouver le l’eau, et il sert également à couper du bois ou encore trancher la carcasse d’un animal. D’un gros biface, on peut découper des lames plus fines en fonction des besoins. Leur fabrication s’inscrit donc dans une longue « chaîne opératoire », selon la formule du grand préhistorien André Leroi-Gourhan (3), qui ne se limite pas à la seule activité de taille, mais s’intègre dans une séquence de temps plus large. Ce qui signifie qu’Homo erectus planifie ses activités. Il ne vit pas uniquement dans le présent. Il se projette dans le futur et invente un avenir (4).

L’invention de l’avenir

Vers la même époque, à des milliers de kilomètres de là, de lointains cousins – également membres de la branche Homo erectus – acquièrent une autre compétence fondamentale : la maîtrise du feu. En 2012, des premiers vestiges avérés de foyers seront repérés dans la grotte de Wonderwerk en Afrique du Sud (voir encadré ci-dessous). Ils remontent à un million d’années et sont, à ce jour, la trace la plus ancienne de domestication du feu.

Dompter le feu est une activité qui implique aussi de l’anticipation. Homo erectus a peut-être capturé le feu (de brasiers naturels) avant d’en allumer par lui-même. Mais pour le conserver, il faut entretenir la flamme, et donc couper du bois pour en faire des réserves. Autre point capital : qui dit feu, dit foyer – une vie sociale organisée – et aussi cuisson. Or, faire cuire un morceau de viande, ou un tubercule pour le rendre comestible, c’est le début de la cuisine, autre activité révolutionnaire. Cette invention est un tournant majeur dans l’évolution humaine (voir encadré ci-dessous).

Pendant qu’il façonne ses outils ou alimente le feu, à quoi pense Homo erectus ? S’il est capable d’anticiper et de faire des projets, il doit aussi imaginer des scénarios possibles, car l’avenir est toujours ouvert. Il cogite, rumine, rêvasse et s’invente des histoires. Taillant son biface, il se voit déjà en train de chasser, de ramener une grosse proie au campement sous le regard admiratif des siens. Peut-être rêve-t-il de remplacer, demain, le mâle dominant qui dirigeait les opérations de chasse ? Peut-être rumine-t-il une vengeance contre celui qui l’a bousculé et humilié devant tout le monde ? Peut-être rêve-t-il d’emmener avec lui la jeune demoiselle Erectus que le chef s’est appropriée ? Elle aussi a ses propres rêves. Tout le monde dans le groupe pense, cogite, imagine.

Certains ont peut-être des rêves de vie meilleure, songent à partir au-delà de la grande montagne qui crache le feu. D’autres sont déjà partis avant eux. Les voyages de découverte ne datent pas d’hier. Homo erectus quitte pour la première fois l’Afrique, il y a près de 2 millions d’années. On retrouve sa trace en Chine et en Indonésie dès cette époque.

Possédait-il le langage ? Il y a 30 ans, aucun spécialiste n’aurait oser l’imaginer. Aujourd’hui, la chose paraît probable. Homo erectus vit en bandes organisées, comme les lions, les loups, les éléphants, les chimpanzés, et un grand nombre de mammifères sociaux. Tous ces animaux communiquent entre eux. Par des cris, des postures, des mimiques, ils savent manifester leurs intentions, exprimer leur colère, leurs peurs, leurs envies ; ils savent lancer des alertes pour signaler un danger.

Mais celui qui a une idée en tête, doit aussi chercher à la partager avec ses compagnons. Supposons que la veille, un de nos Homo ait repéré une antilope blessée près de la rivière. Peut-être rode-t-elle encore dans le coin ? À moins qu’elle ne soit morte ? Il faudrait partir en chasse avant que les lions ou les hyènes ne passent par là. Pour expliquer à ses compagnons ce qu’il a vu, et les encourager à le suivre, il a besoin d’un moyen de communication nouveau : le langage.

Premières cultures humaines

Quand on commence à partager des idées en commun, un nouveau type de société peut émerger. La vie sociale d’Homo erectus ne se réduit pas à des interactions et sollicitations réciproques : « je te veux, » « va-t’en de là », « donne-moi ça » « aide-moi », autant de messages que l’on peut faire comprendre à l’aide de mimiques et grognements divers. Il s’agit de réunir un petit groupe autour d’un projet commun : aller à la recherche de cette antilope blessée, là-bas près de la rivière. Répartir les rôles, entre celui qui va couper le bois et celui qui garde le feu, etc.

La taille des bifaces d’Éthiopie et la maîtrise du feu laissent penser qu’Homo erectus nous ressemble déjà beaucoup. La connaissance de leurs aptitudes et mode de vie, il y a un million d’années, reste néanmoins partielle. Les vestiges sont rares, et les déductions concernant ses capacités mentales sont spéculatives. Mais une chose est désormais certaine, et la découverte de Melka Kunture le confirme : ils possédaient des capacités cognitives bien supérieures aux hominidés qui les avaient précédés.

En revanche, pour ses descendants qui vivaient il y a un demi-million d’années, le doute n’est plus permis. À cette époque, les indices se multiplient. Sur le site de Terra Amata en France (près de Nice), vingt cabanes de bois ont été construites autour d’un foyer. On vient de découvrir en Zambie que des poutres de bois ont été taillées (5). Toujours vers la même époque, en Afrique du sud, Homo erectus fabrique des lances sur lesquelles il fixe des pointes (6). Dans la grotte de Las Huevas, au nord de l’Espagne, il a 380 000 ans, une trentaine d’individus ont été jetés dans une fosse de 15 mètres de profondeur. Une sépulture ? Un rite funéraire ? Rien ne permettait de l’affirmer. Mais en janvier 2003, les chercheurs retrouvent aux côtés des corps un biface d’une facture exceptionnelle. Les préhistoriens le nomment « Excalibur ». Il s’agit d’une pièce unique en quartzite aux reflets bleus et orange, dont le matériau d’origine n’est pas présent à proximité de la grotte. Il a été taillé avec beaucoup de soin, et ne comporte aucune trace d’utilisation.

Cela se passait bien avant l’apparition de d’Homo sapiens. Homo erectus sculptait des bifaces à la perfection, taillait des lances, construisait des huttes, maîtrisait le feu, faisait la cuisine. Le premier humain, c’est lui.

Quand le feu a-t-il été domestiqué ?

Pourquoi j’ai mangé mon père est un roman préhistorique (désopilant) publié en 1960 par Roy Lewis. L’auteur imagine la vie d’une famille du paléolithique raconté par le jeune Ernest. Son père, Édouard, est une sorte de Géo Trouvetou de la préhistoire, toujours à l’affut d’idées nouvelles : l’arc, les flèches, l’exogamie, le feu… Autant d’inventions progressistes dont il vante les mérites auprès de la famille. Mais son beau-frère, « l’oncle Vania », sage et conservateur, voit les innovations avec méfiance. Alors que pour Édouard, le feu s’annonce comme un grand progrès – cuire les aliments, se réchauffer, éloigner les animaux sauvages –, Vania n’y voit que les dangers : les brûlures, les incendies, la jalousie des autres clans… Autant d’ennuis en perspective…
L’invention du feu a inspiré d’autres récits romancés dont La Guerre du feu (1909), de J-H. Rosny aîné. Concernant l’histoire telle qu’elle s’est réellement passée, force est d’admettre que les données archéologiques restent assez maigres.

Une découverte de 2012, dans la grotte de Wonderwerk en Afrique du Sud, révèle que le feu commence certainement à être domestiqué il y a un million d’années environ. Un autre foyer intentionnel est repéré en Israël, près du lac de Tibériade, et date de 800 000 ans. Mais ces découvertes sporadiques ne permettent pas de savoir si l’usage était isolé ou répandu. Il faut attendre 400 000 à 500 000 ans environ pour que les vestiges de foyers soient plus facilement repérables.

Toujours est-il que l’invention du feu fut bien une découverte technologique majeure aux effets multiples : le feu permet la cuisson, de rendre les pointes de flèche plus dures, de se réchauffer et donc de coloniser des régions froides.

Le pionnier de l’humanité

Qui est Homo erectus ?

Il incarne une notion à géométrie variable. Au sens large, ce terme générique désigne tous les anciens représentants du genre Homo. Au sens étroit, il désigne un type particulier d’anciens ayant vécu en Asie. On le distingue alors d’Homo habilis, Homo ergaster, Homo georgicus, Homo antecessor, Homo heidelbergensis, Homo rudophensis, Homo florensis, Homo naledi (la liste ne cesse de s’allonger à chaque campagne de fouille).

Homo erectus (au sens large) a vécu en Afrique, en Asie et en Europe. Il est apparu y a 2 millions d’années environ. Leurs derniers représentants (Naledi), encore présents il y a 50 000 ans, cohabitaient avec des hommes plus modernes : Neandertal, Denisova et Sapiens.

À quoi ressemble-t-il ?

On a longtemps dépeint Homo erectus comme un petit bonhomme d’allure simiesque. En fait, sa morphologie est très différente selon les régions. Homo ergaster, qui a vécu en Afrique il y a 2 millions d’années, est très grand (1,80 m) mais son cerveau (400 cm3) est à peine plus gros que celui d’un chimpanzé. À l’opposé, Homo florensis, qui a vécu entre 800 000 et 50 000 ans en Indonésie, a une taille de 1,30 m. Homo luzonensis (qui vivait à proximité sur l’île de Luzon, il y a encore 50 000 ans) est aussi de petite taille. Homo naledi, présent en Afrique du Sud, il y a environ 300 000 ans, a lui aussi un petit cerveau (500 à 600 cm³), mais il maîtrise le feu.

En 2 millions d’années, le volume cérébral à beaucoup augmenté, passant de 500 à 1 500 cm3. Cette évolution n’est pas linéaire. Il y a eu une évolution marquante à partir d’un million d’années. La petite taille du cerveau ne peut plus être tenue comme un indice d’infériorité cognitive. Le cerveau, comme un ordinateur, est capable de se miniaturiser. Celui des corbeaux fait la taille d’une cerise, alors qu’ils sont capables des mêmes performances cognitives que les chimpanzés.

La cuisine, moteur de l’évolution

Dans Catching Fire (« Capturer le feu », 2009), le biologiste Richard Wrangham rappelle que la cuisson des aliments rend non seulement la consommation de viande et de végétaux beaucoup plus digeste, mais permet aussi de consommer des tubercules (patate douce, igname, topinambour) que l’estomac humain ne peut digérer crus. Du coup, les ressources alimentaires s’enrichissent considérablement, entraînant une transformation anatomique chez les anciens Homo : réduction de la mâchoire et de la dentition (on a moins besoin de mâcher), de la longueur de l’intestin (la digestion est plus rapide), du temps d’alimentation et de digestion. Les ressources alimentaires étant plus abondantes, le cerveau, gros consommateur d’énergie, aurait pu connaître un accroissement important. La cuisine aurait été un moteur de l’évolution humaine.

Le grand récit de R. Wrangham est loin de convaincre tous ses confrères. Il repose sur une hypothèse (l’invention du feu il y a 2 millions d’années) très spéculative. Celle-ci n’explique pas comment les premiers humains sont parvenus à dompter le feu : il fallait être déjà très intelligent pour maîtriser la technique. Contrairement à l’image d’Épinal, il ne suffit pas de frapper quelques silex, faire une étincelle et démarrer un feu. La technique par frottement du bois demande une haute technicité. Cela signifie qu’il faut des capacités cognitives très développée. Son récit a tout de même le mérite de porter l’attention sur le rôle majeur que la découverte du feu et de la cuisine a eu dans l’histoire de notre espèce.

Une chose est sûre cependant : les débats entre Homo erectus, pour savoir quels étaient ses avantage et inconvénients, n’ont pas eu lieu. Le roman « paléolithique » Pourquoi j’ai mangé mon père se termine par une impasse évolutive. À la suite d’un incendie de forêt, les hommes décident de mettre fin aux folies innovatrices d’Édouard. Les membres du clan se mettent d’accord : l’usage du feu est rejeté et Édouard, l’innovateur intrépide, est tué et mangé.

L’hypothèse du protolangage

Jusqu’au début du 20e siècle, il est communément admis que le langage apparaît avec Homo il y a 50 000 ans. Cette hypothèse repose sur des arguments physiologiques (l’absence de capacité à émettre des sons articulés auparavant, absence d’une aire de Broca dans le cerveau) réfutés par la suite.

Le linguiste Derek Bickerton émet l’hypothèse qu’Homo erectus possède déjà un protolangage, construit à partir de mots concrets désignant des choses (arbre, pierre, oiseau, etc) ou des actions (manger, courir), mais sans structure grammaticale. La simple juxtaposition de deux ou trois mots suffit à construire des récits. Par exemple, « lion manger bébé » suffit à raconter une histoire, même imprécise – parle-t-on d’un bébé lion, d’un bébé humain ? S’agit-il d’un rêve, d’un fait récent ?

Ce protolangage permettrait à Homo erectus d’organiser des actions collectives, et de transmettre des informations sur des phénomènes qui échappent à l’observation directe. C’est un grand pas en avant par rapport à la communication animale, qui se limite à des postures de cris ou des chants pour affirmer des intentions, solliciter quelque chose ou lancer des alertes.

• Sur le langage d’Homo erectus, lire Derek Bickerton, La Langue d’Adam, Dunod, 2010. Pour une présentation générale des recherches sur les origines du langage, voir Jacques François, La Genèse du langage et des langues, Sciences Humaines éditions, 2018.

NOTES

  • (1) « Découverte d’un “atelier” d’obsidienne vieux d’1,2 million d’années », Science post, 25 janvier 2023 (en ligne).
  • (2) J. Pelegrin et H. Roche, « L’humanisation au prisme des pierres taillées », 2017, Sciences direct (en ligne).
  • (3) A. Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, vol. 2 : La mémoire et les rythmes, Albin Michel, 1965.
  • (4) Mathias Osvath et Peter Gärdenfors, « Quand les hommes inventèrent l’avenir », dans Jean-François Dortier (dir.), Révolution dans nos origines, Sciences Humaines éd., 2015.
  • (5) L. Barham, « Evidence for the earliest structural use of wood at least 476 000 years ago », Nature, 5 octobre 2023 (en ligne).
  • (6) « Découvertes des plus anciennes pointes de lance », Le Monde, 15 novembre 2012 (en ligne).

2 réactions sur “Dans la tête d’Homo erectus

  1. j’apprécie la sûreté de votre réflexion et l’amplitude de votre culture. Je ne sais trop comment je participe à votre liste de diffusion mais j’apprécie

  2. Le plus épatant dans la paléontologie est qu’elle bouscule en permanence nos visions auto centrées: l’Homo Sapiens créature la plus parfaite, la Démocratie meilleur régime, la Femme avenir de l’Homme, etc… Chardin ou Michel Ange auraient probablement considéré les Demoiselles d’Avignon comme le gribouillis d’un enfant en bas âge. Apprenant le prix auquel la toile se négocie, ils auraient sans doute lâché les pinceaux pour retourner à la Nature. Je ne suis pas trop d’accord quand vous dites que le langage animal « se limite » à des postures et des cris. Un peu comme si l’on disait qu’un Picasso « se limite » à un barbouillage. L’erreur, selon moi, est de confondre l’outil et la fonction. Un jour, peut-être, nous nous exprimerons en bits. La langue de Molière nous paraîtra alors un invraisemblable archaïsme. Un jour, au lieu d’enseigner aux gorilles la langue des signes, nous auront le savoir nécessaire pour en distinguer les nuances. Ce qui est limité n’est sans doute pas le langage animal mais la connaissance que nous en avons.
    N’est-ce pas ce que nous enseigne avec obstination l’histoire des sciences ?

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