Le business des Papous

Où l’on découvre que les Papous pratiquaient une forme de commerce bien avant l’arrivée des Européens. Et que l’exploitation de « l’herbe à sel » était très utile pour échanger d’autres biens avec les tribus alliées. [ Suite de notre série sur le « Commerce chez les sauvages ».]

 

« Suivre Jésus et faire du business. » Voici comment un jeune Baruya résume ce que représente pour lui le mode de vie « moderne »1. Parmi les nombreuses tribus autochtones de Nouvelle-Guinée, celle des Baruya est célèbre à travers les études que l’anthropologue Maurice Godelier lui a consacrées. Depuis l’arrivée des missionnaires dans les années 1960, les Papous se sont convertis au christianisme (« Suivre Jésus ») et ont épousé certaines valeurs mercantiles (« Faire du business »). Cette double conversion était-elle totalement étrangère à leurs valeurs ? S’agit-il d’une « déculturation » comme disent les anthropologues ? Peut-être pas tout à fait.

Le culte du cargo

En matière religieuse, si leur religion animiste est bien loin du christianisme, elle n’était pas complètement étrangère à certaines de ses valeurs. Après avoir vu arriver les Blancs dans leurs grands bateaux chargés d’objets jamais vus, puis entendu les missionnaires parler d’un messie qui promettait le paradis pour les pauvres (« les derniers seront les premiers »), beaucoup se sont ralliés à un nouveau culte – « le culte du cargo » – forgé de toutes pièces par des prophètes locaux. Cette religion messianique, mariage de christianisme et d’animisme, annonçait la prochaine venue qu’un grand bateau – le « cargo » –, chargé de marchandises et apportant la richesse pour tous.

En matière de business, les Papous n’étaient pas complètement ignorants du sens des affaires. Bien avant l’arrivée des Occidentaux, ils pratiquaient déjà entre eux des formes de commerce de biens utilitaires et autres produits plus « bling bling ».

À la rencontre des Baruya

La tribu des Baruya a été rendue célèbre par (dans les milieux anthropologiques) par les travaux de Maurice Godelier et ses élèves. Les Baruya vivent dans une région montagneuse à l’est de la Nouvelle-Guinée. Ils étaient 1 500 environ quand Maurice Godelier, jeune philosophe converti à l’anthropologie, arrive chez eux en 1967. À l’époque, les Baruya n’étaient en contact avec les Européens – des missionnaires – que depuis peu de temps.

Maurice Godelier a passé plusieurs années auprès d’eux et leur a consacré de nombreuses études dont La production des grands hommes (1982), devenu depuis un classique de l’anthropologie. Il y décrit notamment comment se forgent, chez les Baruya, les rôles masculins et féminins. Comme dans nombre de sociétés « primitives », les rôles sociaux sont strictement définis : les hommes s’occupent de la chasse, construisent les maisons, défrichent les terres et s’occupent d’autres affaires sérieuses : les rites religieux, la guerre. Les femmes gèrent tout le reste : elles cultivent les champs, font la cuisine, tissent les paniers, nourrissent les cochons, s’occupent des enfants, etc. Pour devenir un homme – un « vrai » ! – c’est-à-dire un chasseur et guerrier, les garçons passent par des étapes d’initiation (où se mêlent sexe, violence, secret et mythe). Parmi les hommes, certains se distinguent en devenant des « grands hommes » : grands chasseurs, grands guerriers ou chamanes.

Mais que vient faire le commerce dans tout cela, me direz-vous ? On y vient…

Routes commerciales et guerre de territoires

Il faut savoir que le régime alimentaire des Baruya repose essentiellement sur la consommation de patates douces (car les hommes reviennent souvent bredouilles de la chasse). Une alimentation essentiellement végétale entraîne un déficit en sodium qu’il faut compenser en consommant du sel. Les Baruya obtiennent du sel grâce à une plante – « l’herbe à sel », et comme toutes les terres ne conviennent pas à sa culture : « S’emparer de terres a été une des raisons avouées de certaines guerres avec leurs voisins. (« La “monnaie de sel ”des Baruya de Nouvelle-Guinée », L’Homme, t. 9 n° 2, 1969. En ligne.)) »

Après la plantation puis la récolte, les herbes à sel sont cuites, réduites en cendre, cristallisées puis transformées en grosses barres de sel (plus de 25 kilos chacune). Ce travail de transformation, entouré de rituels, est exclusivement masculin et confié à un spécialiste. Une partie de la production est à usage interne, une autre est redistribuée à des proches (des parents dépourvus de terre à sel) qui deviennent en retour des obligés. Une dernière partie de la production est destinée aux échanges.

Ces échanges sont très codifiés : ils ne sont possibles qu’avec les tribus amies ou « neutres » (parce que trop éloignées pour entrer en conflit). M. Godelier note que « tous les voisins immédiats sont potentiellement des ennemis ».

Des routes commerciales sont ouvertes par quelques individus courageux. Car les premiers contacts avec une tribu étrangère comportent des risques. M. Godelier rapporte un événement qui a eu lieu vers 1942, gravé dans les mémoires. Une tribu ennemie avait coupé le passage qui permettait aux Baruya de rejoindre des villages alliés où ils se procuraient leurs haches et machettes. Les Baruya décidèrent de prendre contact avec une autre tribu (les Watchakes) vivant au nord afin de faire affaire. Une délégation de trois hommes et d’une femme (pour prouver leurs intentions pacifiques) parvint à atteindre le village. Mais la délégation fut attaquée. L’un des Baruya réussit à fuir, mais ses deux compagnons furent blessés, capturés « puis rituellement tués et mangés ». La femme, quant à elle « devint l’épouse d’un des meurtriers ». Il y eut bien une expédition de représailles des Baruya, mais elle échoua : les Watchakes avaient posté des guetteurs dans la forêt.

Des barres de sel sont utilisés pour le commerce intertribal. Un Baruya propose ici des barres en échange de nappe d’écorce. © I. Dunlop, Asiana, 1969

Du sel contre des armes et des plumes

Avant l’introduction des outils d’acier, les Baruya ne disposaient pas de gisements de pierres assez dures pour fabriquer leurs haches et autres armes. Habitant des régions froides, ils avaient aussi besoin de se confectionner des capes en écorce pour se protéger du froid. Mais leurs arbres ne produisant pas les bonnes écorces, ils devaient donc se fournir auprès de tribus voisines. Enfin, leurs forêts étaient désertées par les oiseaux de paradis dont les plumes chatoyantes servent de parures cérémonielles.

Pour obtenir tous ces biens, il leur fallait donc trouver une monnaie d’échange. Les Baruya se mirent donc à exploiter la ressource précieuse dont il possédait le secret de fabrication : le sel.

Les Baruya agrandirent donc leurs plantations d’herbes à sel et perfectionnèrent leur technique de production grâce à des fours capables de produire de douze à quinze barres.

Maurice Godelier s’est livré à divers calculs pour déterminer quel volume de travail représentait la fabrication des barres de sel et leur valeur (en capes d’écorces, plumes ou outils). Il a même reconstitué l’histoire de ces échanges de 1920 à 1968. Son étude montre très clairement que la production de sel a augmenté dans le but de se procurer les biens dont ils avaient besoin. Inversement, les tribus qui produisaient les capes d’écorce savaient pertinemment qu’il leur fallait produire au moins 1 500 capes par an pour échanger avec les Baruya.

Autrement dit, les Papous ont fait du commerce bien avant l’arrivée des Européens.

Faut-il considérer ces échanges comme du troc ? un don contre-don ? une forme de commerce primitif ? Les barres de sel ne sont-elles pas une forme de monnaie primitive ? La question fait débat. Depuis un siècle, les anthropologues se disputent pour savoir si une forme d’échange marchand existe ou non chez les peuples autochtones. Les positions en présence vont de la négation pure et simple (le troc ou le commerce n’existe pas) à la thèse opposée (les Indiens ou les Baruya sont des Homo economicus comme les autres) en passant par tout un spectre de positions intermédiaires.

Pour comprendre les positions en présence, et trancher cette délicate question, il nous faut aller explorer cette autre tribu très belliqueuse : celle des anthropologues…

Ce sera l’objet du prochain billet.

  1. Maurice Godelier, Suivre Jésus et faire du business. Une petite société tribale dans la mondialisation, Thierry Marchaisse éditions, 2017. []

2 réactions sur “Le business des Papous

  1. déjà fait

    Merci d’annuler ma demande et de me dés-inscrire …
    Je viens d’écouter la vidéo de Jean François Dortier,

    Cette façon de prétendre faire des sciences humaines
    est juste déplacée !

    Qu’il aille travaille chez HAVAS ou une autre boite de publicité !

  2. Surpris par les thèses de cette article,
    je serais heureux d’en connaître un peu plus !

    Par contre, j’ai longtemps été abonné à la revue Sciences Humaines (plusieurs années),
    dont je ne souhaite pas recevoir les publications.

    Bien cordialement,

    Bien cordialement,

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *