Du commerce chez les sauvages – Partie 1. Trafic de castors et de bisons chez les Indiens

Ou comment les Indiens ont décimé des populations entières de castors et de bisons en vue de faire de bonnes affaires avec les colons européens.

 

Je croyais savoir – je l’avais appris dans les livres d’anthropologie – que le marché n’existait pas dans les sociétés dites « traditionnelles ». Les « peuples premiers », comme on dit aujourd’hui, ne pratiquaient ni troc ni commerce[1] mais seulement une forme d’échange amical, fait de dons réciproques. Ainsi, les habitants des îles mélanésiennes se rencontraient naguère à période régulières, s’échangeaient des cadeaux dans le seul but d’entretenir de bonnes relations. On appelait cela la kula. Les Indiens de la côte-ouest des États-Unis organisaient de grandes fêtes où les tribus voisines étaient conviées. On dépensait des fortunes en réception et en cadeaux. Charge aux invités de retourner la pareille. Le Kula et le potlatch sont connus de tous les étudiants en anthropologie comme une relation de « don/ contre-don » qui n’a rien à voir avec l’échange commercial. C’est du moins ce qu’on apprend dans les manuels. Les biens distribués sont des objets de prestige sans valeur utilitaire et s’il y a bien obligation de rendre la pareille quand on a reçu un cadeau, c’est uniquement à charge de revanche, comme les invitations entre amis. Dans ce type de relations, les liens comptent plus que les biens.

Voilà du moins ce que j’avais appris.

Or, quelle ne fut pas ma surprise de découvrir dans le livre de Jean-Michel Sallman, L’Amérique du Nord, (de Blue fish à Sitting bull)[2] , que bien avant la colonisation, les Indiens d’Amérique du Nord pratiquaient déjà le commerce à grande échelle. « Des voyageurs français de la fin du 17e siècle ont vu ces foires immenses réunissant plusieurs milliers de personnes ». Et plus loin : « À l’intérieur du sous-continent, les relations commerciales sont intenses. » Des foires de milliers de personnes ? Des relations commerciales intenses ? L’historien nous apprend que les gens du Sud apportaient de leur région des tissus de coton, des turquoises, des plumes de perroquet (le fameux oiseau Quetzal) qui servaient aux chefs à orner leurs coiffes. En échange, ceux du Nord proposaient leur pipe en catline, le mica ou le silex qui vont servir pour fabriquer des outils et des armes. Et cela se passait bien avant l’arrivée des Européens.

Alors le commerce était-il ou non présent chez les Indiens d’Amérique ? Qui a raison, qui a tort ? Cela valait bien une petite enquête.

wampum sont des collier de coquillages utilisés par les Indiens comme objet diplomatique et comme monnaie d’échange.

Il ne m’a pas fallu longtemps pour recueillir des données. Sur plusieurs sites canadiens consacrés à l’histoire des peuples autochtones, on découvre – carte à l’appui – que les Inuits, Algonquins, Iroquois et autres populations indiennes échangeaient entre eux des produits divers[3]. Ainsi, les Inuits des îles de l’Arctique troquaient leurs produits de la chasse à la baleine contre les peaux de caribou récoltées par les Inuits habitant le continent. Les agriculteurs Iroquois proposaient du maïs, des citrouilles, des haricots et du tabac aux Algonquins. Les Algonquiens fournissaient en retour du gibier et des fourrures. Les peuples qui habitaient des terres ou poussaient des bouleaux fabriquaient avec leur écorce des canots légers, très prisés par les autres Indiens. Les femmes amérindiennes avaient besoin de coquillages pour fabriquer des wampums (des ceintures et cordelettes garnies de dessins et de symboles). Les Wampum servaient même de monnaie d’échange.

 

La ruée vers le castor
Quand les Français sont arrivés au Canada, des contacts ont rapidement été établis avec les Indiens (notamment les Algonquins du fleuve Saint-Laurent). Une fois passées les présentations, les Indiens ont voulu faire du business. Ils convoitaient des biens précieux : des fusils, des couteaux et marmites en métal ainsi que… de l’alcool. Les Français, Jacques Cartier en tête, étaient venus dans l’espoir de trouver de l’or ou de trouver un passage vers la Chine. Ils étaient revenus bredouille : ni or ni passage vers la l’Asie. En revanche, ils ont tout de même trouvé une ressource précieuse : les fourrures. La fourrure était alors très prisée en Europe. Très vite, le marché fut conclu !

Les Français ont installé un comptoir [4] et noué des contacts notamment par l’intermédiaire des « coureurs des bois », des Français qui s’étaient établis parmi les Indiens. Pour les Indiens, ce commerce était stratégique : posséder un fusil vous donnait du prestige et bien sûr un avantage certain lors des conflits. Les chaudrons en bronze, les couteaux étaient très utiles.

Les Indiens de la région se disputèrent le commerce avec les Français et il s’en est suivi une guerre entre Iroquois et Algonquins – frères ennemis ancestraux – pour obtenir le monopole du commerce avec les Français. La guerre a duré près de cent ans et a impliqué les Anglais (alliés aux Iroquois) et les Français (alliés aux Algonquins). Elle s’est conclue par la « grande paix de 1701 ». Mais c’est une autre histoire…

La chasse aux castors (mais aussi aux renards, aux loutres et aux hermines) a atteint des proportions considérables. En Europe, la demande était très forte[5]. Les Indiens étaient prêts à fournir la marchandise et à tuer le nombre de castors qu’il faudrait (sans trop se soucier de l’équilibre entre l’homme et la nature) ! Les populations de castors furent décimées, obligeant les chasseurs à aller de plus en plus loin à l’intérieur des terres, quitte à empiéter sur les terres de chasse d’autres tribus… et provoquer de nouvelles guerres.

Première conclusion : les Indiens faisaient du commerce avant l’arrivée des colons. L’arrivée des colons n’a fait que décupler un commerce déjà existant. Les Européens n’ont donc pas introduit le commerce en Amérique. Serge Bouchard raconte dans Ils étaient l’Amérique[6] (tome 3) que Membertou, un chef Micmac de la puissante tribu des Micmac, était même étonné de la gaucherie de Champlain, représentant français au Canada, incapable de mener correctement une bonne négociation commerciale.

 

buffalo jump. Les bisons étaient canalisés vers un falaise où il venaient s’écraser.

Massacres de bisons
Il s’est passé quelque chose de similaire avec les bisons. La chasse au bison était une activité traditionnelle des Indiens des plaines. Bien avant la colonisation européenne, les Indiens traquaient le bison, sans fusil ni chevaux. Le prélèvement était donc limité et ne menaçait donc pas les populations même si les méthodes de chasse prenaient aussi la forme de massacre de masse. Un procédé de chasse consistait à rabattre les animaux vers des falaises où les bêtes affolées se précipitaient. Pour cela, les Indiens construisaient des grandes barrières de pierre et de branchages pour canaliser les animaux et les conduire au bord du précipice. Plusieurs de ces buffalo jumps (« sauts de bison ») ont été repérés aux États-Unis et au Canada[7]. Les quantités de viande et de fourrures obtenues permettaient aux chasseurs de disposer d’excédents, « dont ils se servaient dans des échanges commerciaux ». [8]

 

Cet abattage n’aurait pas suffi à exterminer des troupeaux. Il a fallu l’arrivée des Européens, des fusils, et des chemins de fer pour que l’extermination commence. L’affaire est bien connue[9]. Ce qui est moins connu, en revanche, est le fait que des Indiens aussi ont participé à l’extermination. C’est ce que montre le livre L’Empire comanche de l’historien Pekka Hämäläinen.  Les Comanches qui ont formé un empire nomade conquérant au 19e siècle sont connus pour être de grands guerriers. On sait moins qu’ils étaient aussi des commerçants : ils pratiquaient à grande échelle le commerce de chevaux, d’esclaves et de peaux de bisons. Dans les années 1830, ils auraient tué autour de 280 000 bisons par an aboutissant à une forte réduction des troupeaux dans la région.

Partie 2 à suivre :  Du business chez les papous.

 

[1] David Graeber soutient dans Dette, 5000 ans d’histoire que le troc primitif est un mythe, une pure invention des théoriciens de l’économie.
[2] Les Indiens d’Amérique du Nord (de Blue fish à Sitting bull, Jean Michel Sallman éd. Belin
[3] Voir par exemple Histoire du Québec et du Canada, les réseaux d’échange Ou encore Les Iroquoiens, commerce ou troc.
[4] À la différence des Anglais qui ont installé une colonie de peuplement.
[5] « Le commerce canadien des fourrures de la conquête anglaise du Canada au début du xxe siècle », Jean-Pierre Poussou in Terres promises. Editions de la Sorbonne, 2010. En ligne.
[6] Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque, Ils étaient l’Amérique Tome 3, De remarquables oubliés, , éd. Lux éditeur, 2022. L’ouvrage raconte l’histoire de l’Amérique du point de vue des Indiens.
[7] Le plus connu étant le précipice à bisons de Head Smashed-In dans l’Alberta.
[8] J.M. Sallman, op. cit.
[9] Voir « Chasse au bison », in Wikipédia.

 

 

Un commentaire sur “Du commerce chez les sauvages – Partie 1. Trafic de castors et de bisons chez les Indiens

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *