Au début du 20e siècle, la notion d’instinct avait la faveur des psychologues. William James par exemple considérait, dans son ouvrage majeur, The Principles of psychology, que les humains oétaient animés par des instincts multiples : aux « instincts physiologiques » (manger, boire, éviter la douleur, bailler, etc.), il ajoutait l’instinct de la marche qui pousse l’enfant à se redresser sur ses deux jambes et marcher, l’instinct d’imitation, l’instinct grégaire, l’instinct de propriété, l’instinct de pudeur, l’instinct d’amour qui se décline en sexualité et instinct maternel, et l’instinct de curiosité. Pour Freud aussi, les humains sont guidés par les instincts : le mot est équivalent chez lui à celui de pulsions.
Les instincts sont mobilisés y compris par les sociologues ou les économistes. Le sociologue William Thomas évoque un « instinct de la chasse » ou un « showing-off instinct » pour expliquer le désir de se mettre en valeur auprès des autres. L’économiste Thorstein Veblen évoque un « instinct de fabrication » pour évoquer le goût de certains pour les métiers artisanaux ou ceux du bâtiment. L’anthropologue Bronislaw Malinoswki considère aussi que la sexualité ou l’agressivité sont des instincts humains, modulés ou inhibés par la culture (La Sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, 1921).
La nature humaine redécouverte
Après avoir connu son heure de gloire, la théorie des instincts va perdre de son crédit. Des années 1960 aux années 1990 s’impose dans les sciences humaines l’idée que l’être humain est dépourvu de nature propre. Tout ce qu’il sait, tout ce qu’il fait, l’humain le doit à l’éducation ou à l’influence du milieu. Chez lui tout est acquis, appris. L’instinct est relégué au rang des notions fausses et dépassées. Les instincts guident l’animal ; l’être humain, lui, est guidé par la culture. Puis au début des années 1990, l’idée d’instinct va faire un retour inattendu. En 1994, le psycholinguiste Steven Pinker publie un livre au titre provocateur : L’Instinct du langage. Il y soutient que si la langue maternelle s’acquiert dans un milieu, la capacité de l’enfant à s’approprier cette langue n’est pas apprise. L’enfant est « programmé » pour parler, comme il l’est pour marcher, rêver, imaginer ou jouer. L’universalité des étapes du développement linguistique, l’aisance avec laquelle un enfant s’approprie sa langue maternelle est le signe d’un instinct inné.
Quelques années plus tard, l’anthropologue Sarah Hrdy publie Les Instincts maternels (1999). Elle s’en prend directement à l’idée que le désir d’enfants et les comportements parentaux répondraient simplement à des conventions sociales. Mais sa conception de « l’instinct » n’est pas celle d’un programme unique et inflexible. « L’instinct maternel » recouvre en fait une cascade de déterminismes – désir sexuel, désir de maternage, attachement mère/enfant – qui s’imbriquent plus ou moins bien, avec des ratés et des différences selon les personnes.
Dans les années suivantes, les tenants de la nouvelle « psychologie évolutionniste » vont réhabiliter la notion d’instinct en l’appliquant à de nombreux domaines : la morale, la religion, la créativité ou le sens esthétique1.
La notion d’instinct comprend deux dimensions distinctes : la compétence et la propension. L’enfant qui se redresse pour marcher possède à la fois une compétence (l’équilibre) et une « envie » associée. On retrouve ces deux éléments dans l’acquisition du langage ou dans les jeux d’enfant.
Mais la notion d’instinct ne peut plus être entendue comme au temps de Karl Lorenz, comme un comportement aveugle, rigide et invariable. W. James suggérait déjà qu’un instinct est modulable.
- Denis Dutton, The art instinct : beauty, pleasure and human evolution, 2010 ; Anjan Chatterjee, <I>The Aesthetic brain</I>, 2013 ; Jesse Bering, <I>The Belief Instinct : The Psychology of Souls, Destiny, and the Meaning of Life</I>, 2012. [↩]