Mais où est passé le diable ?

À ceux qui doutent de son existence, le pape François l’a fermement rappelé: « oui, le diable existe vraiment»(1). Si le Saint-Père s’est cru obligé de faire cette mise au point, c’est parce que les chrétiens d’aujourd’hui ne prennent plus vraiment le démon au sérieux.

Certes, les exorcistes officient encore dans l’Église, mais ils sont guettés par le chômage. Tout au plus, un chrétien admettra que le diable est une métaphore destinée à incarner ses pulsions incontrôlables assimilées à des « démons intérieurs ». Mais Satan, sous forme d’une bête cornue, poilue avec une queue et une fourche en main, qui nous attend aux portes de l’enfer, l’image fait plus sourire qu’elle n’effraie.

Les visages de la Bête
Il fut pourtant un temps où il a tenu une place centrale dans les croyances. Du Moyen Âge à la Renaissance, le diable était l’épouvantail suprême. Satan pouvait prendre plusieurs visages: celui du tentateur (le serpent de la Genèse) ou du bourreau (il dirigeait les enfers). On le représentait parfois comme la « Bête », avec ses cornes, sa queue et ses sabots pointus. On l’appelait Satan, le diable, le démon, le Malin, Belzébuth. Il pouvait apparaître sous différentes formes: le chat noir ou le crapaud. Le diable pouvait aussi prendre le visage de l’ennemi: le Juif, le musulman ou l’hérétique. La « diabolisation » de l’ennemi ne date pas d’hier. Il pouvait se dissimuler aussi sous des visages d’ange et de belles princesses.

Certains individus étaient accusés d’avoir passé un « pacte avec le diable » et d’avoir « vendu leur âme au diable ». D’autres étaient possédés à leur insu. Il fallait exorciser les uns et mettre les autres au bûcher.

Le diable, une invention du Moyen Âge
Des historiens se sont penchés sur l’évolution des représentations du diable (2). Ils nous montrent que l’image du diable véhiculée par l’Église est en grande partie une invention du Moyen Âge. En effet, Satan est presque inexistant dans la Bible hébraïque (l’Ancien Testament des chrétiens). Le serpent de la Genèse, nous apprend Henry Ansgar Kelly, n’est nullement identifié au diable. Quand Satan apparaît (à deux ou trois reprises dans la Bible), il intervient comme un auxiliaire de Dieu et pas comme un représentant du Mal. Ainsi, quand Satan suggère à Dieu de mettre Job à l’épreuve, il agit en procureur et non comme un esprit malfaisant (3). À un autre moment, il est la « main armée » de Dieu. Dans le Nouveau Testament, le diable apparaît pour la première fois comme tentateur (notamment avec Jésus dans le désert), parfois comme la cause d’un mal (un tiers des miracles de Jésus sont des exorcismes), mais il reste en arrière-fond de l’histoire.

Il faut attendre plusieurs siècles pour que le personnage du diable monte en puissance. Sous la plume d’Origène d’Alexandrie (théologien, mort en 254), Satan passe du rôle d’assistant de Dieu (qu’il avait dans l’Ancien Testament) à ennemi et agent du Mal. Saint Augustin (354-430), réfléchissant au statut des êtres célestes, fait du diable un ange déchu. Par orgueil, il a désobéi à Dieu. Il n’est d’ailleurs pas le seul dans son cas: il aurait entraîné avec lui une pléiade de démons. Thomas d’Aquin (1225-1274), grand théologien du Moyen Âge, croit savoir qu’ils sont des milliers. Combien? Au 15e siècle, la grande période de science démonologique, certains spécialistes en comptent 144000, d’autres 1 758064 176. Comment s’y prendre pour calculer le nombre de démons? Une manière de faire consiste à multiplier le nombre 666 par le nombre de cohortes de démons, composées chacune de 666 compagnies de 666 diables (666 est, comme chacun sait, le chiffre du mal). On comprend que dans les monastères, le mal rode partout et souffle au pauvre moine de mauvaises pensées…

La disparition progressive de l’enfer
Il faut attendre le 19e siècle pour que l’image terrifiante du diable commence à refluer puis à disparaître peu à peu de l’horizon mental des chrétiens. Sa disparition est sans doute le fait d’une spiritualisation et abstraction du message de l’Église (qui s’est débarrassée aussi des miracles, des anges et des saints protecteurs). Son déclin est aussi le signe d’un changement de mœurs. L’âge de la culpabilité et de la faute a laissé place à l’aspiration au bonheur. Les individus contemporains sont moins sensibles aux menaces de châtiment éternel et plus à la recherche du bonheur terrestre. L’Église doit donc s’adapter. Autant de facteurs qui ont joué en faveur de la disparition progressive du diable et sa relégation au rang de personnage folklorique. D’où la mise au point du pape François à ses ouailles: « Oui le Diable existe et il faut lutter contre lui ». Cette précision faite, le Pape oublie de préciser où il se trouve et comment il se manifeste: à chacun donc de le repérer et de le combattre comme il l’entend. •

(1) Pape François, Le diable existe vraiment! … et nous devons le combattre, Artège, 2018.
(2) De bonnes synthèses se trouvent dans Georges Minois, Le Diable, Puf, 1998 ou Henry A. Kelly, Satan, une biographie, Seuil, 2010.
(3) L’avocat du diable est celui qui défend une cause contraire dans un procès mais il le fait pour le compte de la justice.

 

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