De la loi des mâles à l’histoire du patriarcat

Pourquoi la domination masculine a-t-elle été aussi longue et universelle? Il ne manque pas de réponses à cette question, mais elles ont toutes le défaut de se focaliser sur un facteur-clé: la loi du plus fort, le poids du symbolique, la division du travail ou l’histoire du patriarcat. Est-il possible d’envisager une théorie qui synthétiserait tous ces différents facteurs?

La loi des mâles dominants

Partons d’un premier constat : les différences entre les sexes ne datent pas de l’apparition des sociétés humaines. Partout dans le monde animal, on observe des différences anatomiques et comportementales entre mâles et femelles. La première grande différence vient du fait que ce sont les femelles qui assurent la gestation de leur progéniture (à quelques exceptions galantes, comme les crapauds accoucheurs ou les hippocampes chez qui les mâles portent les petits pondus par la femelle). Chez une grande partie des insectes, reptiles ou poissons, il n’existe aucune vie sociale, ni comportement parental : les petits se débrouillent seuls dès la naissance (les mouches, les lézards, et les grenouilles ne connaissent pas leurs parents). D’autres espèces s’occupent des petits : c’est le cas des fourmis ou des abeilles (qui s’occupent avec soin des larves), et de la plupart des oiseaux.

Chez les mammifères, deux grands cas de figure se présentent. Chez les ours, les tigres ou les orangs-outangs et toutes les espèces solitaires, la vie sociale se résume à la période de cohabitation entre mères et petits. Une fois sevré, chacun part mener sa propre vie. Par contre, chez les espèces sociales (comme les loups, les lions, les éléphants, les chimpanzés, etc.), une organisation sociale durable se met en place. Il en existe plusieurs formules. L’une, très fréquente, est celle des structures familiales en « harem » : un groupe de femelles et leurs petits sont rassemblés autour d’un mâle dominant. On retrouve ce schéma chez les lions, les gorilles, les cerfs, les éléphants de mer, les babouins, les suricates, etc. Une exception : les hyènes sont organisées en meute autour d’une femelle dominante. D’autres, comme les bonobos, vivent en structures multimâles et multifemelles où règne une certaine promiscuité.

Un signe distinctif des espèces où règne la structure hiérarchique en harem est le dimorphisme sexuel. Les mâles et les femelles se distinguent à vue d’œil : par exemple, le mâle gorille est deux fois plus gros que la femelle. D’où cette hypothèse : le dimorphisme sexuel, observé dans toutes les sociétés humaines, suggère que la lignée humaine est issue d’une espèce organisée autour de mâles dominants. Cela est moins prononcé que les chez les gorilles ou les babouins, mais reste tout de même très marqué, comme chez les chimpanzés.

La loi des pères

Parvenues à un certain stade d’évolution des anciens Homos, les « cultures humaines » sont apparues avec leur arsenal de croyances et de savoirs, de mythes, de rites, de techniques et d’arts (1), de lois et de coutumes.

Mais quel est leur fondement cognitif ? Ces questions sont fort débattues (2), mais une chose est admise : ces cultures ont bouleversé les comportements de l’animal humain.

C’est alors que sont apparus des clans fondés sur une identité et un imaginaire communs, l’institution de lois (sur la sexualité, la parenté, le partage des biens, l’occupation des territoires, etc.). À chaque membre du groupe a été attribué un statut, des droits et des devoirs et des tâches correspondantes.

L’une des premières lois humaines, si l’on en croit Claude Lévi-Strauss, est la loi de la « prohibition de l’inceste » interdisant les mariages entre gens apparentés. On sait que pour l’anthropologue, cet interdit dissimule en fait une prescription : celle de prendre épouse dans un autre clan que le sien, ce que C. Lévis-Strauss interprète comme un « échange des femmes » entre clans alliés. Pour mettre fin aux conflits incessants entre mâles autour de l’accès aux femmes, certains chefs de clans ont instauré une alliance : « Tu me donnes tes filles, je te donne les miennes ». Les mâles dominants se sont ainsi approprié les femmes. Au passage, les chefs ou les aînés pouvaient prétendre à avoir plusieurs femmes (la polygamie est admise dans une grande majorité des sociétés de peuples premiers).

Si les hommes ont pu imposer cette loi sur le dos des femmes, c’est qu’ils étaient en position de force pour le faire. Cette force ne relève pas de la capacité physique d’un homme à contraindre : il s’agit d’une force collective et armée. La prise de contrôle d’un groupe d’hommes sur un autre groupe (d’hommes ou de femmes) passe par la maîtrise exclusive de ces moyens de puissance que sont les lances, les couteaux, les haches et les machettes, qui servent autant à la chasse qu’à la guerre. Leur point commun est de pouvoir tuer et faire couler le sang.

Dans toutes les sociétés humaines connues, les hommes se sont approprié les armes de chasse et de guerre et ont interdit aux femmes d’y toucher. Les jeunes garçons eux-mêmes n’y ont accès qu’au terme d’un long apprentissage scandé de plusieurs rituels d’initiation. Les rites d’initiation des Aborigènes, des Pygmées ou des Amérindiens s’apparentent d’ailleurs à ceux que l’on retrouve dans les métiers d’armes. Le but est de former des hommes « gardiens de la loi » (voir L’Humanologue n° 1 « Le secret des Aborigènes »)

La longue histoire du patriarcat

Que ce récit des origines soit valide ou non, il ne saurait expliquer la permanence de la domination masculine. Pendant des millénaires, les sociétés se sont faites et défaites, des pouvoirs ont été renversés, des régimes politiques divers et des formes économiques très différentes se sont succédé à la surface de la Terre. Or la domination masculine a été jusqu’à une période récente une constante indépendante des formes de sociétés successives. Cela signifie que des forces très puissantes ont contribué à la reproduction de ce système patriarcal.

Deux contraintes majeures ont sans doute permis de maintenir les femmes en état de subordination.

La première est l’appropriation des ressources par les castes des mâles dominants. Qu’il s’agisse des « aînés », des chefs de clans, des seigneurs de guerre, des oligarques, des aristocrates, des pères et des « maîtres » de toutes sortes, quand vous maîtrisez l’accès aux ressources vitales (la terre, les sources, le troupeau, l’argent, le capital, l’héritage, la maison), vous pouvez contraindre tous les autres à demeurer en situation de subordination. Cela concerne autant les femmes que les enfants, les jeunes et les hommes adultes dominés : domestiques, esclaves, serfs, métayers et employés en tous genres.

Les femmes se sont retrouvées sous tutelle partout où elles étaient privées de droit de propriété sur les biens vitaux. C’est le cas de l’épouse aborigène qui vit dans le bush : pour accéder au point d’eau et occuper une parcelle de campement, il lui faut se soumettre à la loi du groupe, définie par les aînés, qui sont les « gardiens de la loi » aborigène.

Mais la situation n’était guère différente de la ménagère occidentale des années 1950 : elle ne pouvait signer un contrat de travail, louer un appartement, ouvrir un compte à son nom sans l’accord de son mari. Totalement dépendante économiquement de lui (même si par ailleurs, elle rapportait de l’argent au foyer comme boulangère ou secrétaire).

Inversement, partout où les femmes pouvaient disposer d’un héritage, d’une terre, d’une maison, en propre, elles ont acquis une émancipation relative.

Autre entrave pour l’action des femmes : ce sont les enfants. Le fait d’être mariées et mères très jeunes renforçait considérablement leur dépendance au groupe et restreignait leur liberté de mouvement. De ce fait, les deux conditions majeures de l’émancipation des femmes ont toujours été : l’accès à une vie active indépendante et la liberté de disposer de leur corps (choix du conjoint, droit au divorce et maîtrise de la fécondité). Finalement, les clés de leur domination ont été également les clés de leur émancipation. •

(1) La question des cultures animales fait l’objet de débats. On admettra ici qu’il existe un fossé entre les cultures humaines et celle des autres animaux : pas de langage, de mythes, de rituels, de lois.
(2) Voir L’Humanologue n° 1 « Qu’est-ce qui rend les humains si uniques ? »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *