Les Nouvelles conférences sur la psychanalyse ont été présentées en 1933 devant un public imaginaire que Sigmund Freud n’a jamais rencontré. Dans la préface du livre qui porte ce titre, Freud explique qu’il ne peut pas s’exprimer devant un vrai auditoire : une « opération chirurgicale m’a rendu impossible l’activité d’orateur ». Il souffre en fait d’un cancer de la mâchoire (qui s’est manifesté dix ans plus tôt occasionnant 31 opérations et lui sera fatal en 1939).
Freud a donc choisi la formule de la conférence imaginaire pour s’adresser à un large public avec le souci de partager quelques remaniements importants de sa théorie. « C’est par un artifice de l’imagination que je me transporte au cours des développements qui suivent, dans un amphithéâtre. » Suivons-le donc dans son amphithéâtre imaginaire pour l’écouter. Précisément dans la conférence XXXI, titrée « La décomposition de l’appareil psychique », dans laquelle une surprise de taille nous attend.
Dès le début de sa conférence, Freud rappelle en quelques mots le noyau théorique de la psychanalyse : « Vous le savez mieux que personne : ce que nous avons dit, dès le début, c’est que l’être humain tombe malade en raison du conflit entre les revendications de la vie pulsionnelle et la résistance qui s’élève en lui contre elles. »
L’idée phare du freudisme : la personnalité humaine n’est pas unifiée autour d’une « conscience » ou d’un « moi », qui trône et dirige en souverain notre vie mentale. La personnalité n’est pas faite d’un seul bloc : elle met aux prises des forces qui s’affrontent. La première force est celle de la vie pulsionnelle – on sait que pour Freud, la pulsion sexuelle (ou libido) est le moteur premier de nos actions. La sexualité débute dès l’enfance et prend, au cours de la vie, de multiples formes détournées : des rêves à l’humour, de la création artistique au sport.
Puis dans les années 1920, au lendemain de la Première Guerre mondiale, Freud prend en compte l’importance d’une autre force pulsionnelle : l’agressivité ou « pulsion de mort ». Pulsion sexuelle et pulsion de mort, Éros et Thanatos, telles seront les deux forces principales de la vie psychique. Ces pulsions, qui ne visent rien d’autre qu’à s’accomplir et s’assouvir, représentent une menace pour l’équilibre psychique de l’individu. Elles se heurtent à d’autres forces psychiques qui s’opposent à elles. Cette résistance se présente d’abord sous la forme du surmoi, représentant de la morale, des parents et de Dieu, de tous les interdits et devoirs inculqués par les parents que l’on a intériorisés en soi. Le surmoi est un gendarme intérieur. Une autre composante est le moi. Il s’identifie à la conscience réflexive qui est une sorte d’arbitre qui doit transiger entre les « trois despotes » que sont les pulsions (qui recherchent le plaisir), le surmoi (qui dicte les devoirs) et, ne l’oublions pas, le monde extérieur qui impose ses contraintes (le principe de réalité).
La naissance du Ça
Le moi représente, en quelque sorte, l’arbitre entre les exigences des pulsions (nos démons) et celles du surmoi (les anges représentants du bien).
Les pulsions, le surmoi, le moi, voilà donc les trois personnages qui dialoguent, s’affrontent et forment le cœur de notre personnalité. Mais où est donc passé l’inconscient dans ce jeu à trois ?
C’est ici que Freud introduit une mise au point importante. On a tous appris que les pulsions sexuelles, celles censées être dirigées vers les parents, tiennent une place centrale dans la psychanalyse. Ces pulsions sont censées être inconscientes. Or, remarque Freud, le but d’une psychanalyse consiste à rendre conscientes les pulsions inconscientes et refoulées. En conséquence, l’ inconscient » et la pulsion » ne sauraient être identifiés. Une pulsion peut être consciente et tout ce qui est inconscient n’est pas forcément pulsionnel. D’où cette mise au point essentielle : « Nous n’utiliserons donc plus “inconscient” au sens systématique et donnerons à ce qui était jusqu’à présent désigné ainsi un nom meilleur qui ne prête plus à malentendu. En nous appuyant sur l’usage qu’on trouve chez Nietzsche et par suite d’une incitation de Groddeck nous l’appellerons désormais le ça. »
Et l’inconscient échappa à Freud
En divisant la personnalité en trois forces – ça, surmoi, moi –, Freud a voulu donner une vision plus claire du psychisme. Et pourtant Freud n’a pas été entendu. Le mot « inconscient » a continué d’être employé par un grand nombre de psychanalystes et dans l’opinion sans que rien change, ceci contre l’avis même de Freud. Sans doute était-ce trop tard : en 1933, la psychanalyse ne lui appartenait déjà plus. Nombre de ses disciples s’étaient emparés de l’inconscient et en avaient formulé leurs propres théories, plus ou moins orthodoxes. Carl Jung avait énoncé l’idée d’un « inconscient collectif » désexualisé et formé de rêves et d’angoisses archaïques. En Grande-Bretagne, Melanie Klein détourne et remodèle la notion à sa manière. En France, Jacques Lacan attribue à l’inconscient la structure d’un langage symbolique. D’autres auteurs envisagent l’existence d’un « inconscient de groupe ». Finalement, chaque école a sa propre conception de l’inconscient.
Dans le même temps, le mot s’était largement popularisé dans l’opinion, conjointement à d’autres notions de la psychanalyse telles que le complexe d’Œdipe, la libido, le lapsus ou l’acte manqué. L’idée qu’il existe au sein de soi un personnage inconscient – agissant dans l’ombre, sur l’autre scène, à l’insu de sa conscience – devenait une évidence ou une opinion partagée. D’autant plus facilement partagée que personne ne pouvait plus lui donner un contenu concret, une forme précise.
La notion d’« inconscient » était devenue une sorte de trou noir conceptuel : un mot chargé de sens multiples, polysémique, qui pouvait d’autant plus facilement circuler et prendre de l’importance que chacun y mettait ce qu’il voulait. Il avait paradoxalement largement échappé à la conception de son fondateur qui avait voulu se débarrasser de ce mot trop obscur…