Amazones, anges et femmes de sciences

Jane Goodall en forêt de Gombé

Le préhistorien Louis Leakey a recruté de jeunes femmes pour aller étudier les singes en forêt. L’anthropologue Léo Frobénius employait ses « amazones » pour recopier des gravures rupestres. L’astronome Pickerfod a embauché de « jeunes calculatrices humaines » pour cataloguer les étoiles. Affectées à des tâches subalternes, certaines de ces femmes ont réussi à s’imposer et ont révolutionné leur domaine. 

On les a appelées les « anges de Leakey » (Leakey’s angels) : trois jeunes femmes envoyées par Louis Leakey pour étudier les singes en forêt. Dans les années 1960, Louis Leakey était un ponte incontesté de la préhistoire. Lui et sa femme Mary avaient découvert les premiers fossiles d’hominidés (Australopithèque, H habilis) d’Afrique de l’Est.

Leakey aurait aimé en savoir plus sur la vie de ces très lointains ancêtres. Quel genre de vie menaient-ils ? Sans doute était-elle proche des grands singes, chimpanzés ou gorilles. Mais à l’époque, on ne savait presque rien sur leur vie en milieu naturel. Louis Leakey a donc missionné trois jeunes femmes : Jane Goodall, Diane Fossey et Biruke Galgikas pour aller observer les chimpanzés, les gorilles, et les orangs-outans. Pourquoi des jeunes femmes et qui plus est, non diplômées ? « Louis Leakey croyait que les femmes feraient de meilleures observatrices que des hommes. Il pensait qu’elles seraient plus patientes » a expliqué Jane Goodall. Pour L. Leakey, il était évident qu’un jeune chercheur, préoccupé par une carrière scientifique n’aurait pas l’abnégation pour consacrer des années à noter patiemment les faits et gestes de singes, par ailleurs difficiles à approcher et observer.

Jane Goodall, elle, s’est investie entièrement dans cette mission. Et son travail a fini par payer. Ses découvertes ont été révolutionnaires. C’est elle qui a été la première à décrire la vie des communautés de singes, les relations entre le mâle dominant, ses acolytes, les femelles et leurs petits. C’est elle qui a découvert qu’ils ne se nourrissaient pas uniquement de fruits et de baies mais chassaient et dévoraient à l’occasion des petits singes. C’est elle qui fit cette découverte inattendue :  l’usage de marteaux et d’enclumes en pierre pour casser des noix, l’usage de baquettes de bois pour pêcher des termites ou des fourmis. C’est encore qui elle a fait cette révélation macabre : les chimpanzés tuent parfois des membres d’autres groupes qui font intrusion sur leur territoire.

Louis Leakey a missionné Diane Fossey pour observer les gorilles. Elle est entrée aussi dans la légende pour avoir fait connaître leur vie. Les gorilles des forêts vivent en petits groupes se limitant à un mâle dominant, entouré de deux ou trois femelles et leurs petits (avant qu’un autre mâle dominant ne le chasse et prenne sa place). La fin tragique de Diane Fossey a défrayé la chronique. Elle a été assassinée par des braconniers chasseurs de gorilles qu’elle combattait farouchement. Moins connue est Biruté Galdikas, partie sur l’île de Bornéo, et devenue pionnière dans l’étude des orangs-outans.

De jeunes femmes recrutées par le mâle dominant d’une tribu scientifique et affectées à des tâches subalternes, elles se sont imposées comme des scientifiques de premier plan et ont révolutionné leurs domaines. Il est d’autres histoire du même acabit qui méritent d’être rappelées.

Les femmes de l’ombre

L’histoire des « figures de l’ombre » de la Nasa a fait l’objet d’un livre et d’un film à succès paru en 2017[1]. Le film raconte le parcours de trois jeunes femmes afro-américaines qui, dans les années 1960, ont réussi à s’imposer dans le monde à l’époque machiste et ségrégationniste des ingénieures de la Nasa. Embauchées pour vérifier les calculs de trajectoires des fusées, (travail assimilé à de la comptabilité), Katherine Johnson, Dorothy Vaughan et Mary Jackson se sont révélées des scientifiques hors pair. Ainsi Katherine Johnson finira par être nommée l’une des responsables du calcul des trajectoires de plusieurs missions spatiales américaines (dont la mission Apollo 11).

Une histoire similaire s’est déroulée dans le monde de l’informatique.  À la fin des années 1940, Grace Hopper et Jean Jennings qui furent affectées aux travaux de programmation de l’ENIAC (le premier ordinateur) ont finalement révolutionné les techniques de programmation et ont joué un rôle déterminant dans la création du premier ordinateur.

 

Un « harem » des calculatrices humaines

L’Américaine Henriette Leavitt (1869-1921) était passionnée d’astronomie. Mais en 1900, la carrière d’astronome était inenvisageable pour une femme. À l’Observatoire d’Harvard les femmes n’étaient pas autorisées à accéder au téléscope ! L’astronome Edward Charles Pickering, qui dirigeait l’Observatoire avait tout de même besoin de collaboratrices : à l’époque où il n’y avait pas encore d’ordinateur, on utilisait des « calculatrices humaines [2]», chargées de cataloguer les étoiles et relever leur luminosité. Le travail, fastidieux, était délégué à des femmes, supposées être plus méticuleuses. Henriette Leavitt fut embauchée. Jugée par ses superviseurs comme « travailleuse, sérieuse » elle avait un autre atout majeur : elle était autonome financièrement, ce qui permettait de l’intégrer comme bénévole… Mais Henriette ne s’est pas contentée de relever les données. En examinant des centaines de clichés (près de 1800 !), elle a remarqué l’existence d’un lien entre leur luminosité et leur périodicité. La construction de courbes statistiques lui a permis de dégager une loi. Cette loi est désormais connue comme « la loi de Leavitt » (ou la loi de la relation période-luminosité). Cette loi sera utilisée en 1929 par Hubble pour démontrer la fuite des galaxies. Mais Henriette Levitt était décédée quelques années plus tôt.

Les calculatrices de Harvard, appelée aussi le « Harem de Pickering » (1913).

Parmi les calculatrices de Harvard, que certains appelaient aussi le « Harem de Pickering », d’autres femmes se sont illustrées. C’est le cas d’Annie Jump Cannon qui a réalisé un travail titanesque d’observation (elle a recensé 350 000 étoiles, à un rythme de 5 000 par mois) et a abouti à une classification scientifique des astres, toujours en vigueur. Annie Jump Canon ne se contentait pas de vivre dans les étoiles. Elle a activement participé au mouvement des suffragettes, en tant que membre éminente du Parti national des femmes.

Les amazones de Frobénius

À la même époque, Berlin possédait un « institut des Amazones ». Cet institut comparable au Musée de l’homme parisien, avait été constitué à l’initiative de l’anthropologue Léo Frobénius (1873-1938). Ce scientifique amateur a organisé plusieurs expéditions en Afrique à la découverte des cultures africaines. C’est à cette occasion qu’il a découvert les milliers de peintures et gravures rupestres sur des sites africains. Pour relever ces milliers de motifs peints sur les parois, il fallait beaucoup de temps et de motivations. Le travail était long et fatigant. Léo Frobénius a confié ces reproductions à des jeunes femmes recrutées dans les écoles d’art. Quand l’institut Frobénius fut ouvert à Francfort (il présentait des milliers de reproduction), la presse l’a rebaptisé « l’institut de Amazones ».

 

Tatiana Proskouriakoff
Tatiana Proskouriakoff (1909-1985) a réalisé des avancées décisive dans le déchiffrement de l’écriture maya

Le déchiffrement de l’écriture Maya

Quoi de mieux qu’une femme douée en dessin, suffisamment patiente et obstinée pour consacrer ses journées à relever patiemment des milliers de dessins anciens ? C’est justement ce qu’on a demandé à Tatiana Proskouriakoff. L’histoire se déroule dans les années 1950. Tatiana, jeune architecte russe, est embauchée pour ses talents de dessinatrice par Sylvanus Morley (1883- 1948), un ponte de l’étude de la civilisation Maya.  Il lui est demandé de recopier et de réaliser de belles représentations des pyramides et des monuments et de recopier les glyphes mayas, travail minutieux et précis. Personne ne lui demandait de chercher à interpréter ces dessins, un travail réservé aux « vrais spécialistes ». En étudiant les glyphes, Tatiana remarqua pourtant que certains glyphes formaient des séries correspondant sans doute à des dates de naissance et de mort de souverains. Après maints recoupements, il apparut que la piste était bonne. C’était une avancée décisive qui allait ouvrir la voie au déchiffrage de l’écriture maya.

[1]Les figures de l’ombre, 2016.

[2] Les calculatrices humaines

4 réactions sur “Amazones, anges et femmes de sciences

  1. Il me semble que l’aventure de ces femmes aurait été impossible en France et resterait difficile actuellement.
    Parce que l’éthologie n’existait pas dans les années 6o.
    Parce que la recherche universitaire sans diplôme, sans maître de recherche n’est guère possible.
    Parce qu’on doit être soit scientifique soit littéraire, chacun dans son créneau, et qu’on ne confierait pas une étude éthologique à un ou une littéraire même fortement motivé-e. Et même à ses frais…si?

  2. C’est instructif et interessant. Merci. Nous avons tous tendance à oublier qu’une grosse partie du résultat visible sur le devant de la scène se construit depuis les coulisses.

  3. Les hommes seraient avisés d’écouter aussi bien les femmes en tant que telles que leur féminin intérieur. Cela donnerait sans doute un peu d’air au monde.

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