Avec ses dieux à quatre bras ou à tête d’éléphant, ses vaches sacrées et ses vagabonds mystiques qui défilent nus, l’hindouisme paraît une bien étrange religion aux yeux d’un Occidental. Pourtant, la comparaison des prières, doctrines et formes de cultes entre l’hindouisme et les monothéismes fait apparaître une anatomie commune. Elle rend la religion hindoue plus familière et plus universelle qu’il n’y paraît de prime abord.
Aux yeux de l’Occidental, l’hindou fait figure d’extraterrestre. L’hindouisme apparaît comme la religion la plus exotique qui soit. Les hindous vénèrent des dieux à quatre bras comme Shiva, Vishnu et Ganesh. Ce dernier, avec son gros ventre et sa tête d’éléphant, fait plus penser à un personnage de bande dessinée qu’à une divinité sacrée. Les hindous croient en la réincarnation – ils vivent des vies successives les conduisant à une mystérieuse « délivrance ». Et quoi de plus bizarre aussi à nos yeux que les yogis perchés des jours durant sur une jambe ou ces sâdhus, mendiants mystiques, qui défilent entièrement nus et couverts de cendres lors des grandes processions religieuses ? Quant aux grandes épopées, le Mahabharata, le Ramayana avec ses héros, ses grandes batailles, ses apparitions d’avatars (Krishna), elles ressemblent plus à un scénario de Star Wars qu’à des textes sacrés.
Au-delà des facettes les plus folkloriques, lorsque l’on se plonge dans des ouvrages de spécialistes sur l’histoire, la mythologie ou la philosophie hindoue, le sentiment d’étrangeté et d’éloignement ne se dément pas. L’étude de la doctrine nous immerge dans un univers de concepts opaques : l’atman, le dharma, le moksha, dont les définitions exactes se dérobent toujours à l’analyse. Celui qui veut pousser l’étude en s’intéressant à la métaphysique hindoue va rapidement se perdre dans les ramifications des six écoles de pensée, dont les principales sont aujourd’hui le Vedanta (l’école de la non-dualité) et le Yoga (qui ne se limite pas à une gymnastique de relaxation mais est une voie spirituelle à part entière). Quant à l’origine de l’hindouisme, elle se perd dans le brouillard : l’Inde n’ayant manifesté que peu d’intérêt à l’égard de sa propre histoire, les chroniques et données archéologiques font défaut pour reconstituer la trame des événements. Bref, l’hindouisme semble voué à échapper à notre entendement d’Occidental. Faudrait-il consentir à s’initier, des années durant, auprès d’un gourou pour commencer à en pénétrer le sens ?
Je vous propose une autre façon de voir les choses, plus simple, directe et concrète qui rendrait l’univers spirituel hindou plus familier qu’il n’y paraît.
La prière comme mode de vie
Pour commencer, oublions un instant la réincarnation, les yogis et les Vedas, Upanishad et autres textes sacrés. Rendons-nous dans un sanctuaire hindouiste (il y en a partout) et assistons à la cérémonie hindoue la plus courante : la pûjâ (prononcez « poudja »). C’est la prière hindoue la plus commune du culte, effectuée par des dizaines de millions d’hindous chaque jour.
La pûjâ peut se pratiquer seul, en famille (les familles possèdent généralement un petit autel privé à la maison), dans un temple ou même dans des petits sanctuaires situés à certains coins de rue. Comment pratiquer la pûjâ ? Le fidèle commence par se placer devant l’autel où se trouve la statue de sa divinité de prédilection : Shiva, Ganesh, la grande Déesse. Avant de prier, il lui faut saluer la divinité en joignant les mains et en baissant la tête. Souvent, une bougie est allumée et un bâton d’encens brûlé. Puis le fidèle récite un mantra ; il peut consister en une formule très simple – « Om Namah Shivaya » pour les adeptes de Shiva, ou « Hare Krisna » pour ceux de Krishna. Certains récitent des prières un peu plus longues (l’équivalent du Notre Père ou Je vous salue Marie des chrétiens)1).
Puis soudain, comme par magie, la divinité apparaît… En fait, il ne se passe rien d’extraordinaire. Rien à voir avec un miracle. Ganesh ou Shiva n’apparaissent qu’en pensée et sous une forme diffuse. L’adepte ressent simplement une présence, tout comme le fait de s’adresser à un défunt devant une tombe crée l’impression qu’il vous écoute.
La prière que l’on adresse à sa divinité contient une formule de dévotion et de respect, mais aussi une demande de protection. Parfois, la demande est précise : guérir d’une maladie, trouver du travail, pardonner une infidélité, se réconcilier avec un proche. Le plus souvent, le vœu a un contenu assez général : la santé pour soi et les proches, la réussite des affaires… Les anthropologues ont noté que les hindous entretiennent un rapport très pragmatique à la prière : ils prient toujours pour demander quelque chose de précis2. En échange du service ou de la protection demandée, le fidèle fait un don à sa divinité : quelques pétales de fleurs, une pincée de riz. Voilà, c’est presque fini. Le fidèle se relève, salue la divinité et retourne aux affaires courantes.
La pûjâ ne vous rappelle rien ? La ressemblance avec la prière chrétienne saute évidemment aux yeux. Certains gestes sont identiques : les mains jointes, la tête inclinée. Les mots sont certes différents, les dieux n’ont pas le même visage (encore que la grande Déesse ressemble beaucoup à la Sainte Vierge, et Krishna ou Shiva à Jésus) mais le schéma d’ensemble reste le même : entrer dans un espace sacré, faire un acte de purification, un geste de salut, réciter une prière qui contient un vœu et une formule de vénération.
La pûjâ est une prière commune à l’hindouisme, au bouddhisme et au jaïnisme. Elle ressemble aussi beaucoup, dans son principe, à la prière que
les shintoïstes au Japon adressent à leurs divinités, les kamis. Les prières musulmane ou juive obéissent au même schéma d’ensemble, même si elles ne s’adressent pas à une image ou une statue – elles sont interdites – et comportent les mêmes séquences : purification, inclinaison, salut et paroles sacrées. La pûjâ adopte des formes plus complexes et collectives ; elles sont un peu l’équivalent des messes chrétiennes : le brahmane
(l’équivalent du prêtre) y officie en suivant un rituel liturgique (chants, psaumes, gestes, mantras) dont le sens échappe souvent au public. Mais l’essentiel est dans le décorum : l’odeur d’encens, les gestes cérémoniels, la tenue d’apparat, les objets sacrés et les paroles magiques créent une atmosphère mystérieuse tout autant qu’une ambiance de recueillement favorisant l’accès à un monde invisible.
Combien de divinités ?
L’hindouisme se présente comme un modèle typique de religion polythéiste. Au sommet du panthéon hindou se trouvent les trois dieux principaux : Brahma, Shiva et Vishnu. Ils ont des épouses : Sarasvati est l’épouse et la fille de Brahma (c’est aussi la divinité de la connaissance), Parvati est l’épouse de Shiva et la mère de Ganesh. Lakshmi est l’épouse de Vishnu. Il existe une pléiade de divinités mineures et autres héros divinisés comme Kama, Krishna, etc. Ces divinités ont la capacité d’apparaître sous des formes multiples, des avatars aussi variés que surprenants : une vache, un cochon, un beau jeune homme ou une femme aux formes sensuelles. On dit qu’il y a des millions de dieux dans l’hindouisme.
Voilà en tout cas pour la doctrine canonique, telle qu’on la trouve dans les textes littéraires3. Mais dans la réalité, chaque hindou ne connaît et vénère qu’un nombre très restreint de divinités de référence. Les hindouistes se divisent en adeptes de Shiva (shivaïtes) ou Vishnu (vishnuistes) et de la grande Déesse (qui prend des noms différents). Parmi les divinités les plus populaires, on trouve également Ganesh, divinité débonnaire auprès de qui on cherche protection.
Ce polythéisme est-il si éloigné du monothéisme chrétien ? Dans le christianisme aussi, il existe un panthéon de trois entités divines (le Père, le Fils, le Saint-Esprit) et, si la doctrine dit qu’ils ne font qu’un, on trouve une idée similaire dans la métaphysique hindoue pour qui tous les dieux procèdent d’un même principe (Brahma). Le culte de la grande Déesse ressemble beaucoup à celui de la Sainte Vierge, dont l’importance est considérable dès les premiers siècles du christianisme (voir L’Humanologue n° 3). Les nombreuses autres divinités font l’objet de cultes locaux et régionaux. Chaque caste a aussi ses saints de prédilection : ce qui fait songer au culte des saints locaux ou corporatifs (les « saints patrons ») que l’on trouve dans le christianisme, auxquels on prête des pouvoirs thérapeutiques et qui sont représentés lors des processions locales.
Il suffit de visiter une église chrétienne pour y retrouver toute une série de personnages divins ou quasi divinisés : un Jésus en croix, la Sainte Vierge, les saints locaux. Et si l’on trouve exotique de représenter des dieux à quatre bras, que dire des anges dotés d’ailes de colombe ?
Réincarnation versus résurrection
La religion hindoue semble s’opposer radicalement au monothéisme sur un point : l’idée de réincarnation. Pour un hindou, pas de paradis ni d’enfer, mais une série de vies successives, vues paradoxalement comme une damnation. Car ici-bas, c’est un thème commun avec le bouddhisme, la vie n’est que souffrance, frustration, désirs insatisfaits et épreuves en tout genre. La seule issue enviable est d’y mettre fin et d’atteindre la délivrance, le « moksha », qui peut advenir au bout d’un long chemin. Si, durant votre existence terrestre, vous avez mené une vie pieuse et respectueuse du « dharma » (l’ordre social et cosmique), vous pouvez espérer vous réincarner dans un être supérieur : un brahmane, un membre des hautes castes ou encore l’un de ces êtres purs, équivalents des anges, qui vivent dans les cieux. Ce n’est qu’au terme des réincarnations (le « samsara » ou cycle des réincarnations) que se trouve le moksha, but de toute existence. La vie individuelle prend alors fin. Le Soi individuel (atman) va fusionner dans le grand tout cosmique : le « Brahma ». Vous et Dieu ne faites alors plus qu’un.
En revanche, si vous agissez mal, il faudra en payer le prix : telle est la « loi du karma », autrement dit : la rétribution des actes. Une vie mauvaise, des actions malveillantes et vous voilà rétrogradé dans la peau d’un membre d’une basse caste ou, pire, celle d’un « Intouchable » (comme les bouchers ou éboueurs, qui sont impurs). Pire encore : vous pourriez bien vous réincarner en cochon, en serpent ou en araignée. Tout le chemin serait à refaire !
La doctrine de la réincarnation semble bien éloignée de la conception chrétienne du salut. Mais est-elle vraiment si différente ?
Tout d’abord, notons que le salut – la « délivrance » – s’obtient en menant une vie droite et juste. Le karma, en tant que « rétribution des actes », s’apparente à la doctrine chrétienne de la faute. Certes, il n’existe pas dans l’hindouisme de « péché originel » (encore que chacun hérite d’actes commis dans les vies antérieures), mais le karma implique le prix de la faute : la punition ou la récompense post-mortem. L’idée reçue selon laquelle la culpabilité est une invention judéo-chrétienne se heurte à ce fait : les hindous connaissent aussi le sentiment de culpabilité. Leur éducation religieuse implique la connaissance de nombreux interdits, dont la transgression se paie au prix fort. Ainsi, on apprenait naguère aux enfants à ne pas cracher dans l’eau d’un lac ou d’une rivière ; celui commettant cette souillure sera condamné, dans une vie future, à revenir « puiser toute l’eau de l’océan avec une petite feuille de tamarin »4.
L’hindou sait aussi que suivre la voie juste n’est pas si facile et éprouve les mêmes tourments intimes que l’Occidental. Il se sent parfois possédé par des démons intérieurs et ne peut leur résister. Duryodhana, l’un des héros du Mahabharata, se confie à Sri Krishna : « Seigneur, ce qui est bien, je le sais, mais je ne puis le faire. Seigneur, ce qui est mal, je le sais aussi, mais je ne puis m’empêcher de le faire. » Inutile d’être hindouiste pour saisir la profondeur psychologique de cet aveu. On pourrait souligner bien d’autres ressemblances entre christianisme et hindouisme : l’idée de paradis et d’enfer n’est pas complètement absente des concepts hindous, et les vivants de prier pour les morts en espérant faciliter la migration de leur âme vers la délivrance5.
Mais le repérage des traits communs entre la vie post-mortem des hindous ou des chrétiens et des autres religions risque de nous éloigner d’un fait plus essentiel encore. Il n’est pas sûr que les croyants, qu’ils soient hindous ou chrétiens, accordent une si grande importance à ces spéculations. L’anthropologue belge Robert Deliège a mené des enquêtes pour savoir quelle place tenait la réincarnation dans la vie des hindous6. Sa conclusion relativise fortement l’idée d’une croyance très ancrée dans la population. Selon les milieux, les régions, les niveaux d’éducation, la croyance varie beaucoup. Pour certains, le samsara (cycle des réincarnations) est une certitude, pour d’autres une possibilité, pour d’autres encore une interrogation (« Je n’en sais rien, va demander au brahmane », dit un paysan à l’anthropologue). D’autres se moquent ouvertement de cette croyance. Dans la plupart des cas, ce n’est pas ce qui les conduit aux temples pour prier. Quand le paysan, le commerçant, le cuisinier ou l’Intouchable se rendent au temple, ils ont d’autres préoccupations en tête. L’hindou ne vit pas dans l’angoisse permanente du mauvais karma qui le précipiterait dans une vie pire que la sienne : la plupart de ses prières sont tournées vers des aspirations terrestres immédiates comme la santé, la bonne fortune, la sécurité, la résolution des problèmes et la conjuration des mauvais sorts.
L’espoir d’atteindre le moksha concerne surtout une minorité de fidèles, les hindous les plus pieux, et parmi eux surtout le personnel religieux : ceux dont la vie spirituelle est l’activité principale. Qui sont-ils, ceux qu’on appelle brahmanes, gourous, yogis, sâdhus et autres mystiques ?
Brahmanes, gourous, sâdhus et yogis
Tournons-nous maintenant vers les représentants de l’hindouisme qui sont censés être en contact plus ou moins direct avec les divinités et porter leur message.
Le brahmane hindou est un peu l’équivalent du prêtre chrétien, du pasteur protestant, du rabbin juif ou de l’imam musulman. Il est chargé des offices religieux, des sacrements. Les brahmanes forment une caste à part et le titre se transmet souvent de père en fils. L’apprentissage de la fonction (respect scrupuleux du rite, transmission des textes sacrés) se fait au contact d’un maître spirituel, appelé « gourou ».
Les sâdhus sont l’équivalent des moines (chrétiens ou bouddhistes). Ils sont partagés en différents « ordres », reconnaissables à la couleur de leur tunique (safran, jaune, orangé). Quand ils en ont une, car certains, comme les « naga baba », vivent entièrement nus. À la différence des moines, rattachés leur vie durant à un monastère, les sâdhus sont itinérants : ils se déplacent d’un monastère (ashram) à un autre, alternant des périodes solitaires et des séjours à l’ashram. Eux aussi ont été formés au contact d’un gourou qui leur a appris les techniques d’ascèse, la respiration, les postures du yoga et les arcanes de la méditation (voir encadré « Rencontre avec les sâdhus »).
Le plan de vie d’un sâdhu n’est donc pas très différent de celui d’un moine chrétien, bouddhiste ou taoïste et encore moins d’un soufi musulman7. Tous sont des mystiques en puissance qui ont fait le choix de vivre à l’écart de la société (en Inde, on les appelle les renonçants) ; tous aspirent à entrer en contact avec leurs divinités – par la voie directe de l’extase, de la transe, de l’illumination – sans attendre l’espoir du paradis ou de la délivrance post-mortem.
Derrière les apparences : une matrice commune
Il est temps de conclure.
Aux yeux des Occidentaux, l’hindouisme est une religion étrange, voire extravagante : des dieux innombrables et aux formes bizarres, une doctrine de la réincarnation, des mendiants mystiques (aussi sympathiques que rocambolesques) et des textes hermétiques. Mais, sous l’exotisme de surface, l’approche comparative permet de révéler une anatomie commune avec le christianisme et plus généralement les monothéismes. La prière hindoue (pûjâ) et les prières chrétienne, juive, musulmane sont bâties sur un schéma commun ; l’opposition entre monothéisme et polythéisme ne résiste pas à l’analyse ; les doctrines du salut ne diffèrent pas tant ; brahmanes et sâdhus correspondent aux prêtres et aux moines chrétiens. On pourrait aussi démontrer que des fêtes identiques jalonnent l’année ; que les mêmes types de sacrements (baptême, mariage, funérailles) sont célébrés. Bien d’autres traits communs pourraient être soulignés : certes, l’hindouisme n’a pas d’Église unifiée comme c’est le cas pour l’Église catholique, mais le christianisme en général possède aussi ses rameaux différenciés (catholique, orthodoxe, protestant) et le protestantisme sa multitude de courants (luthérien, calviniste, pentecôtiste, évangélique, etc.). Tout comme les religions chrétienne, juive, musulmane, mais aussi bouddhiste, la religion hindoue a donné lieu à des développements théologiques et métaphysiques sophistiqués – la « doctrine de Shankara » (9e siècle) peut ainsi être comparée à celle du philosophe chrétien Plotin, dont elle est très proche.
Finalement, les différences de surface cachent une unité de fond. Ce qui vaut pour les mammifères (éléphant, tigre, chauve-souris ou humain sont sur une anatomie et physiologie commune) vaut aussi pour les religions.
Il existe aussi des différences indéniables : l’hindouisme n’est pas une religion de prophètes. Pas d’équivalent de Moïse, Jésus ou Mahomet chez elle. Le christianisme n’a, quant à lui, pas déployé de pratiques spirituelles comparables au yoga (à base de techniques psychocorporelles).
Le polythéisme hindou et le monothéisme chrétien possèdent donc plus de traits communs qu’on pourrait l’imaginer de prime abord. L’hindouisme, vu comme une religion singulière, et totalement étrangère aux autres pratiques et croyances religieuses, est une création artificielle des intellectuels occidentaux, qui ont créé de toutes pièces cette vision idéalisée et essentialisée de l’hindouisme (voir encadré « L’hindouisme, nouvelle religion nationaliste »).
En fait, la religion des hindous a de nombreux traits communs avec les trois autres grandes religions du monde (christianisme, islam, bouddhisme)8.
Derrière les structures communes, les cultes hindous assurent des fonctions similaires. Les notions de dharma (la loi, l’ordre, le destin) et de karma (la rétribution des actes) sont clairement associées à des idéologies de pouvoir et ont fonction d’encadrement moral des populations. Elles ont d’ailleurs été véhiculées par les castes supérieures (les brahmanes et kshatriyas) : chaque individu est censé accepter son sort et bien se comporter s’il veut espérer des récompenses ultérieures.
Tout autres sont les attentes de l’immense majorité des populations, qui espèrent de leur divinité des aspirations plus terrestres : un bon mariage, des enfants (si possible un garçon), la santé, de bonnes récoltes, la réussite dans les affaires, etc. Bien qu’illusoires, ces prières visent surtout la réassurance plus que l’efficacité.
Tout autre encore est l’aspiration des renonçants (sâdhus), pour qui la religion offre une adéquation entre spiritualité et vie terrestre.
Aujourd’hui, l’hindouisme a toutefois endossé un nouveau rôle : celui d’une idéologie politique ultra-nationaliste. Le Premier ministre indien, Narendra Modi, affiche clairement l’ambition de faire de la religion hindoue le support de l’identité nationale. Longtemps réputée tolérante et non violente, elle devient, sous son impulsion, intolérante, discriminante et violente à l’égard des minorités (en particulier musulmane ou sikh).
Voilà ce qu’est finalement l’hindouisme : un conglomérat spirituel et social regroupant des cultes et des aspirations diverses, rassemblés autour d’une matrice commune, qui n’est pas si différent des autres religions du monde. •
Qu’est-ce que la « délivrance » (et comment l’atteindre) ?
Selon la doctrine hindoue, la « délivrance » (ou « moksha ») est le but ultime de toute vie. Au terme du cycle des renaissances, l’individu est enfin « libéré », c’est-à-dire délivré du fardeau de l’existence ordinaire.
Il existe trois voies pour atteindre le moksha :
• La première est celle du karma (« karma marga »). Chaque vie débouche sur une nouvelle vie et, pour sortir du cycle des réincarnations (samsara) qui peut durer une éternité, il faut accomplir des bonnes actions.
• Il est une voie plus directe : celle que cherchent à emprunter les mystiques. Elle peut être atteinte dans cette vie au moyen de la méditation et implique une ascèse assidue. C’est la « voie de la connaissance » (« janan marga »).
• La troisième est promue par les adeptes de Krishna : celle de l’amour et de la dévotion (« bhakti marga »). Elle est plus démocratique et plus immédiate : il suffit d’aimer son dieu très fort. Krishna l’affirme dans la Bhagavad-Gita : « Seulement avec amour, vous pouvez venir à moi ».
Voilà pour les voies à suivre. Mais quel est le but, au juste ?
Là encore, les avis divergent. Pour Shankara (9e siècle), maître à penser du Vedanta, le moksha est la « non-dualité », un état de fusion de l’âme individuelle (atman) dans le « grand tout ».
Une autre version, plus proche du bouddhisme, envisage moksha comme le néant, l’anéantissement. Il n’y a rien d’autre à atteindre que la mort définitive. La vie étant souffrance et épreuve (une conception pessimiste que l’hindouisme partage avec le bouddhisme), le mieux qu’on puisse espérer est d’en finir une fois pour toutes ! On peut le voir également comme un état de parfait équilibre entre bonheur et sérénité, proche du nirvana. Le seul point commun de ces conceptions est de nous délivrer des épreuves de la vie terrestre. À vrai dire, le moksha est une spéculation, car personne ne peut en témoigner. Celui qui l’a atteint au terme de ses réincarnations ne peut, par définition, venir le raconter. Quant aux sages qui sont supposés y avoir eu accès par la voie de la méditation, ils disent tous que l’état de moksha échappe aux mots et à la parole (tout comme ne peut s’expliquer par le langage ce qu’est un orgasme à qui n’a jamais fait l’amour).
Dans tous les cas, donc, personne ne sait à quoi correspond vraiment le moksha.
Rencontre avec les sâdhus
Dans un village du Népal ou il séjournait, l’ethnologue Rémi Bordes est allé à la rencontre de deux sâdhus vivant ensemble dans la même hutte . L’un est shivaïte, l’autre adepte de Vishnu, mais cela ne les empêche pas de cohabiter en bonne intelligence. D’autant que le premier a fait vœu de silence ; comme les moines chartreux, il s’interdit de parler et s’adresse donc aux gens par signes ou en écrivant quelques mots sur une petite ardoise.
Son compagnon, lui, est très volubile.
Entre deux bouffées de haschich (dont les sâdhus sont de grands consommateurs), il raconte notamment ses exploits. Grâce des ascèses très poussées (il ne se serait nourri que d’une feuille par jour pendant plusieurs semaines !), il aurait atteint « dix extases ! Oui, dix extases ! » Il se vante aussi de posséder des dons : celui de voir l’avenir (prédire par exemple le jour de la mort d’une personne), faire apparaître des objets (il aurait transformé de la cendre en roupies à la grande surprise d’un visiteur) ; il serait même capable de voler (le pouvoir de lévitation est un grand classique des mystiques de toutes religions : bouddhistes, hindous, chrétiens.)
Les sâdhus sont des « renonçants » : ils ont tout quitté pour vivre à l’écart du monde. Ils sont l’équivalent des moines chrétiens ou bouddhistes. En Inde, on ne peut les manquer : certains portent une robe safran… quand d’autres déambulent nus comme au premier jour !
Comme les moines, les sâdhus appartiennent aussi à l’un ou l’autre des grands courants de l’hindouisme, qui a ses règles propres et que l’on reconnaît à leur tenue : la couleur de leur robe ou de peintures corporelles. Les plus fameux sont les « naga baba » et vivent entièrement nus (« naga » signifie nu ; « baba », père, est le nom familier donné aux ascètes). Les naga baba ont été « moines soldats », combattant les occupants musulmans puis britanniques. Ils arborent encore aujourd’hui des armes, et il leur arrive de chercher noise à d’autres sectes. Leur vœu de chasteté ne les empêche pas d’accorder beaucoup d’importance à leur sexe, qu’ils mortifient en y accrochant des poids (le linga, symbole phallique, fait partie de la symbolique religieuse hindoue).
À la différence d’un moine chrétien, le sâdhu n’est pas attaché à un seul ashram (monastère) ; il passe de l’un à l’autre et alterne les périodes de solitude et de vie communautaire.
Certains entretiennent une cour d’adeptes et finissent par s’établir et ouvrir leur propre ashram. Ils deviennent alors « gourous ». Les plus réputés ont créé une lignée et une école qui leur est propre et se perpétue durant des siècles. Au 20e siècle, les gourous les plus réputés furent Sri Ramakrishna, Ramana Maharshi (le « libéré-vivant »), Sri Aurobindo (fondateur de la ville expérimentale d’Auroville), Osho Rajneesh, gourou new age et fondateur d’une communauté dans l’Oregon (États-Unis), dont les frasques lui valurent une expulsion. Il existe aussi des femmes gourous, comme Amma (la mère), fondatrice de l’ONG Embracing the World, qui diffuse son message d’amour et de compassion en prenant des gens dans ses bras.
L’épopée du Mahabharata
Le Mahabharata est le grand texte de la littérature hindoue. C’est une immense épopée composée à partir du 5e siècle av. J.-C. On l’attribue à un auteur unique, Vyasa, mais il forme un enchevêtrement de centaines d’histoires, de légendes, de textes philosophiques qui ont été rassemblés en un même récit. Le tout est organisé autour de la guerre que se livrent les deux clans de la tribu des Bhârata : les cinq frères Pandava contre leurs cousins, les Kaurava.
Les Kaurava défient un jour l’aîné des Pandava en lui proposant une partie truquée de jeu de dés dont l’enjeu est énorme. Ce dernier accepte et perd tour à tour toutes ses richesses, son royaume, sa propre liberté. À la fin, il ne lui reste plus qu’une seule chose : sa femme, Draupadi. Il la joue… et perd de nouveau. Voilà Draupadi aux mains des Kaurava qui l’humilient.
Les Pandava, après avoir repris Draupadi, sont condamnés à l’exil. S’ensuit une série d’épisodes où les chevaliers errent dans plusieurs régions et se mettent au service des faibles.
Puis les Pandava peuvent revenir sur leur terre. Cette fois, la guerre est incontournable. Arrive l’épisode le plus fameux du Mahabharata. Sur le champ de bataille, les cousins ennemis se préparent au combat. Mais Arjuna, l’un des cinq frères, hésite. Faut-il se battre contre des cousins, des gens de sa propre famille ? Il demande alors l’avis de son cocher, qui n’est autre que Krishna, l’avatar du dieu Vishnu.
L’action est suspendue et Krishna énonce le grand discours de la Bhagavad-Gita ou « chant du bienheureux ». Krishna révèle à Arjuna ce qu’est le dharma : il faut suivre sa voie, quelles qu’en soient les conséquences.
La bataille aura donc lieu… Les armées s’affrontent et le combat est terrible. Beaucoup de chefs sont tués dans les deux camps. Mais les Pandava parviennent à prendre le dessus et sortent vainqueurs de la bataille. La nuit venue, des rescapés du camp des Kaurava entrent dans le campement des vainqueurs endormis et se livrent à un terrible massacre. La guerre se termine donc dans un bain de sang, et la paix est rétablie… faute de combattants : les deux armées sont décimées.
Krishna quitte ses amis et rentre chez lui. Mais il découvre alors qu’un déluge a englouti la capitale de son royaume. Il décide de sa mort en se laissant tuer par un chasseur.
Après de nombreuses péripéties, les Pandava montent à leur tour au ciel. Ils y retrouvent leurs cousins ennemis et en sont scandalisés. Comment les Kaurava, qui se sont conduits si mal, ont-ils pu se retrouver au paradis ? Les dieux leur répondent qu’il n’y a là que justice. Les Kaurava n’ont fait que suivre leur « devoir d’état » (svadharma).
Telle est la notion du bien dans l’optique hindouiste : faire ce que commande son état (sa caste, son statut). Telle est la morale de l’histoire.
L’hindouisme, nouvelle religion nationaliste
Jusqu’au début du 19e siècle, les visiteurs européens appelaient « hindous » les habitants de l’Inde du Nord. Les Britanniques, après avoir colonisé le pays, ont pris l’habitude de désigner par « hindouisme » la religion des populations locales (celles qui n’étaient ni musulmanes ni chrétiennes). Ce faisant, les observateurs amalgamaient en un même culte des croyants fort différents les uns des autres, mêlant ceux qui se réclamaient de Shiva, de Vishnu ou de la Grande déesse aux adorateurs de Ganesh et aux adeptes de Krishna. Un peu comme si un visiteur asiatique avait baptisé « religion abrahamique » les trois religions monothéistes (judaïsme, islam, christianisme) au motif qu’elles ont un même dieu unique, quelques prophètes partagés et une histoire en partie commune.
Les historiens de la religion vont alors reconstruire l’histoire de l’hindouisme en distinguant quelques étapes (védisme, brahmanisme, et l’actuel hindouisme) avant d’en dégager une doctrine d’ensemble : la même référence aux textes sacrés anciens (les Vedas,) la présence de divinités multiples dans les temples, le clergé des brahmanes, la doctrine du karma et du dharma, etc.
Au début du 20e siècle, un mouvement nationaliste va s’approprier cette histoire et en faire le socle d’une doctrine « hindouiste » (« Hindutva ») et le symbole de la culture nationale. Le Premier ministre indien Narendra Modi (élu en 2014 puis réélu en 2019) incarne cet ultranationalisme hindou, radical et potentiellement violent.
- Le brahmane (le prêtre hindou) en connaît par cœur de plus longues et de plus complexes, qui peuvent être récitées en sanskrit (l’équivalent d’une messe en latin à laquelle la plupart des fidèles ne comprennent rien [↩]
- Robert Deliège, La religion des Intouchables de l’Inde, Septentrion, 2004 ; Wendy Doniger, The Hindus, an alternative history, Penguin, 2010. [↩]
- À noter que Vishnu et Shiva sont initialement des divinités parmi d’autres. Elles ont été promues tardivement (aux 3e et 4e siècles) comme divinités principales. [↩]
- « La notion de culpabilité dans la morale indienne » (par le Swâmi Siddheswarananda), en ligne. [↩]
- Michel Hulin, La Face cachée du temps, Fayard, 1985. [↩]
- Robert Deliège, « Les hindous croient-ils en la réincarnation ? », L’Année sociologique, vol. 50, 1-2000. [↩]
- Marc Gaborieau, « Incomparables ou vrais jumeaux ? Les renonçants dans l'hindouisme et dans l'islam », Annales, Histoire, Sciences sociales, 2002/1. [↩]
- Les quatre principales religions du monde actuel sont, en nombre d’adeptes : le christianisme (2,2 milliards), l’islam (1,5 milliard), l’hindouisme (1 milliard) et le bouddhisme (600 millions). [↩]
Je suis d’accord avec le commentaire précèdent. Intéressant descriptif très global de l’Hindouisme mais les grands textes HINDOUS ne résument pas en quelques lignes. Ce sont des livres de référence très à la mode aujourd’hui pas seulement en Inde parce que ces textes millénaires nous ouvre des axes de réflexions pour donner sens à nos vies et retrouver notre vraie identité.
Encore un beau travail d’érudition et de synthèse sur un sujet très complexe. Il faut peut-être aussi rappeler que le nationalisme religieux de Modi et son expression violente n’est pas nouveau dans le monde indien. Celui-ci a toujours connu des tensions sociales et des violences qui révèlent les fractures héritées d’une longue histoire qui a créé une mosaïque de populations culturellement différentes. L’hindouisme « radical » actuel n’est pas seulement en conflit ouvert avec l’importante minorité musulmane, il est confronté à toutes les plaies héritées du passé comme la persistance des castes, l’apartheid des indigènes (les Tribes), le terrorisme des Sikhs… La modernisation politique et socio-économique que le Parti du Congrès a imposé dès la l’indépendance a subi un coup d’arrêt qui fait penser au recul de la laïcité en Turquie.
Je trouve cette analyse bien documentée, intellectuellement honnête, et historiquement juste dans l’ensemble. Un défaut cependant : son auteur a sur l’hindouisme (comme sur les monothéismes) le regard d’un spectateur extérieur, sans expérience. Il est dommage qu’il ne se soit pas vraiment intéressé aux grands textes de l’hindouisme : les Upanishads, la Bhagavad Gîtâ, le Yoga-sûtra de Patanjali, les écrits des grands mystiques hindous…