« La supériorité de la laideur sur la beauté, c’est qu’elle dure. » Serge Gainsbourg savait de quoi il parlait. Sa laideur ne l’a pas empêché de mettre dans son lit les plus belles femmes du monde. Mais pour le commun des mortels, l’apparence physique est source d’une grande injustice. À l’école, au travail et en amour, la beauté est un atout, la laideur un handicap. La seule justice en la matière réside dans le fait que la beauté est éphémère. Et ceux qui ont bénéficié de ses avantages finissent par rejoindre le commun des mortels.
On peut débattre sans fin de la beauté. La laideur, elle, est indiscutable. Dans Les Mots (1964), Jean-Paul Sartre se rappelle comme d’un véritable traumatisme le jour où, à l’âge de 7 ans, on lui a coupé les cheveux. Jusque-là, il portait une longue chevelure blonde et bouclée qui cachait un visage enfantin. Mais, d’un seul coup, sa nouvelle coiffure va révéler à la famille ce qu’elle n’avait pas voulu reconnaître : l’enfant est très laid et louche. C’est l’effroi quand il rentre à la maison, tondu. Sa mère s’enferme dans sa chambre pour pleurer. Son grand-père est atterré. Il « avait confié au coiffeur une petite merveille, on lui avait rendu un crapaud : c’était saper à la base ses futurs émerveillements ». Plus tard, grâce à son génie, Sartre saura compenser sa laideur – sa taille de nabot, son regard de travers, sa voix nasillarde – et deviendra un vrai séducteur.
Mais tous les laiderons n’ont pas du génie, et sur eux pèse une malédiction. Car la laideur physique est un lourd handicap, sur le marché de l’amour comme sur le marché du travail. Dans L’Histoire de la laideur (2007), Umberto Eco rapportait le destin peu enviable de ceux que la nature a défavorisés. L’histoire réserve un sort piteux à ceux qui ont eu le malheur de naître difformes, hideux, sans grâce. Dans la peinture occidentale, la laideur est associée à la souffrance, l’enfer, les monstres, l’obscène, le diable, la sorcellerie, le satanisme. Car la laideur suscite le dégoût, mais aussi la peur, la dérision, au mieux la compassion. Dans l’imaginaire populaire, la laideur a toujours été associée à la méchanceté, à la folie, à la bêtise. Jérôme Bosch peint des êtres difformes qui peuplent l’enfer. Dans les contes populaires, la sorcière a toujours été dépeinte comme une femme vieille, méchante et « laide » : nez crochu, sourire satanique, dos courbé, menton en galoche. La laideur a souvent été assimilée à ce qui est tordu, courbé, fripé, ridé, balafré, difforme, petit, gros, gras et vieux.
« T’es moche ! »
La sélection beau/laid opère dès l’école. Elle s’initie dès la cour de récréation où les attaques contre les « moches » se révèlent impitoyables. De nombreux enfants souffrent en silence des persécutions faites à celui qui a le malheur d’être trop gros, trop petit, de loucher ou d’avoir les dents mal plantées.
Au travail aussi la beauté compte
Le sociologue Jean-François Amadieu, professeur à l’université Paris-I, a réalisé des expériences au constat sans appel. Un visage disgracieux sur une photo de candidature est un handicap certain1. Les Anglo-Saxons ont accumulé bien d’autres travaux sur les discriminations, qu’elles soient liées à la petite taille, l’obésité ou la laideur physique, et à leurs impacts sur le déroulement de carrière.
Le rôle du physique est bien entendu renforcé dans les emplois de relations publiques et les tâches de représentation : hôtesse d’accueil, de l’air, steward, présentateur de télévision, dans un salon de coiffure ou un magasin de vêtements. Il en va de l’image de marque d’une entreprise. Même à l’intérieur des entreprises, hors de tout enjeu de représentation, la beauté n’est pas indifférente. Dans les relations entre collègues, il a été démontré par des sociologues que les personnes les plus belles attirent plus de sympathie de la part de leurs collègues. Inversement, il y a une mise à l’écart des laids ou des handicapés. La discrimination par la beauté existait à l’école : elle se poursuit au travail sous des formes plus implicites.
L’amour et le poids des apparences
Mais c’est incontestablement sur le marché de l’amour que la loi de la beauté est la plus implacable. En dépit de belles déclarations (on aimerait les gens pour leur personnalité plutôt que pour leur apparence), la beauté reste le facteur prédominant dans l’attraction entre les personnes. Une belle gueule a évidemment infiniment plus de chance de pouvoir séduire qu’un laideron. Tout le monde n’a pas les talents d’un Sartre ou d’un Gainsbourg pour compenser un physique disgracieux. Pour le commun des mortels, les laids n’ont guère le choix que parmi ceux qui leur ressemblent. Dans Extension du domaine de la lutte (1994), Michel Houellebecq relate la misère sexuelle et la frustration d’un homme sans attrait.
Le constat des sociologues rejoint ce point, un constat ordinaire. Les femmes accordent moins d’importance au physique que les hommes dans le choix de leur conjoint. Mais en règle générale, une belle femme n’est en couple avec un homme plus laid ou plus vieux que si le handicap physique de ce dernier est compensé par un statut prestigieux. Le prestige compense la beauté. Il arrive bien sûr que la plus belle fille du lycée, du quartier ou de la fac s’entiche d’un sale type : laid, stupide et sans attrait apparent. Mais ces exceptions ne changent pas la règle générale. Le marché de l’amour a ses lois. La beauté offre un précieux « capital de séduction », plus ou moins élevé. Ce capital est un facteur d’inégalités très fort dans les relations humaines en général et les relations amoureuses en particulier.
Bref, c’est triste à constater, à l’école, au travail, en amour, en amitié et dans les relations humaines en général, il vaut mieux être beau. On comprend l’importance du commerce de la beauté : maquillage, salles de sport, régimes, produits « antiâge » ou chirurgie esthétique. Si la beauté est un atout considérable dans les relations humaines, l’importance que nous lui accordons est tout sauf une question futile.
- Jean-François Amadieu, Le Poids des apparences. Beauté, amour et gloire, Odile Jacob, 2002. [↩]
Très intéressant. Il importe toutefois que l impact de la beauté sur les relations humaines en général est la conséquence de la domination de l apparence voire du marketing. La pub dit fait toi belle et tait toi plus tard elle dit fait toi beau et tait toi.
Trés bonne points de vue et de références bibliographique. Merci.