L’histoire du cerveau, de celui des premiers animaux à celui des humains, peut se résumer en trois temps.
• 1) Au départ, le cerveau se réduit à quelques neurones connectés. C’est le cas chez la méduse par exemple. Une méduse est un animal assez élémentaire : un corps gélatineux en forme de cloche et doté de tentacules. L’animal n’a pas de cerveau mais un système nerveux composé de quelques milliers de neurones interconnectés (de 5 000 à 10 000 chez la méduse commune Aurelia aurita). Les neurones de la méduse sont les mêmes que ceux de tout le règne animal. Dès qu’elle touche quelque chose, le système nerveux réagit en se contractant. Il déclenche aussi la libération d’une toxine urticante qui paralyse sa minuscule proie (attention, ce peut être vous si vous la touchez par mégarde). L’autre réaction est une contraction des neurones qui a pour effet de ramener la proie vers la bouche de la méduse (une bouche qui fait aussi office d’anus). En résumé la méduse est donc capable avec ce système nerveux rudimentaire de perception (l’embryon du toucher) et d’action (l’embryon de motricité). Ces deux activités sont à la base de la subjectivité. La méduse « ressent » quelque chose au toucher et se comporte comme un agent agissant. Voilà le schéma de base du cerveau : recevoir des informations du milieu et y réagir.
Le système nerveux de la méduse possède une certaine capacité d’apprentissage : elle ne réagit pas au stimulus extérieur selon un arc réflexe rigide mais est capable de moduler son comportement en fonction de l’expérience acquise comme l’a montré une expérience récente1.
Les animaux complexes : des sujets agissants
• 2) Des animaux bien plus complexes sont apparus au cambrien, il y a 540 millions d’années. Ces nouveaux venus sont dotés d’organes de perception (des yeux, des antennes…), de moyens de locomotions (des pattes ou des nageoires), d’organes internes (estomac, intestins, cœur, poumons). Dans les fonds marins, ces animaux ont pris la forme de mollusques, de crustacés puis de poissons. La formation des organes sensoriels (yeux, antennes) et moteurs (pattes, pinces, etc.) s’est produite par ramification et complexification de groupes de neurones : certains se sont spécialisés dans la détection de la lumière, d’autres des odeurs, d’autres dans la commande des muscles, etc.
La palette perceptive dans le monde animal est beaucoup plus variée et étendue que celle des humains. Les requins sont par exemple capables de détecter les ondes électriques grâce à des cellules électroréceptrices qui leur permettent de repérer leurs proies ; les serpents ressentent la chaleur corporelle à distance grâce à des cellules thermodétectrices ; les oiseaux migrateurs disposent d’une sorte de GPS interne (la magnétoréception) utile pour les longues migrations. Quant au sonar (écholocation) de la chauve-souris, il permet d’évoluer avec aisance dans l’obscurité la plus complète. Ce qui vaut pour la perception vaut aussi pour l’intelligence, la conscience ou la communication. Il est clairement établi aujourd’hui que la cognition est présente dans le monde animal sous différentes formes. Autant d’espèces, autant de formes de perception, de communication et d’intelligence du monde.
Peter Godfrey-Smith, auteur de L’Odyssée de la conscience (à paraître, Flammarion, 2024) s’est intéressé aux formes de conscience subjective apparues dans les différents embranchements du règne animal. Les crevettes et crustacés par exemple, avec leur arsenal d’équipements (yeux, pinces, pattes, antennes), ressemblent à des machines polyvalentes. Mais ce ne sont pas les « animaux machines » de René Descartes. Les crustacés sont des êtres « sensibles » qui, via leur système nerveux, éprouvent des sensations internes – la douleur ou le plaisir – au contact de certaines choses. De même, la crevette se perçoit comme un agent agissant. Quand elle tapote sur le sol avec ses antennes pour dénicher ses proies, elle prend conscience de son action sur les choses. Les philosophes nomment cela « l’agentivité ».
Chaque animal a déployé les capacités cognitives qui lui sont nécessaires en fonction de son mode de vie. Les cerveaux animaux sont tous dotés des mêmes structures fondamentales : traiter des informations perceptives, ressentir des émotions (à commencer par le plaisir et la douleur), piloter des organes de locomotion. Les aires sont plus ou moins développées en fonction des types d’animaux, mais les structures fondamentales sont les mêmes.
Comment le cerveau humain s’est-il construit à partir de ces dispositifs de base ? C’est ce que nous verrons dans la seconde partie de cet article.
- Après s’être heurtée plusieurs fois aux parois d’un aquarium, la petite « méduse-boîte » évite de s’en approcher : elle a tiré la leçon de son expériences. Voir Jean-François Dortier, « Les animaux sont intelligents… mais manquent d’imagination », Sciences Humaines., n° 366, mars 2024. [↩]