Tours d’orgueil : qui aura la plus grande ?

 De la Tour de Babel aux gratte-ciel contemporains, une même histoire se répète au fil des siècles : la construction de tours gigantesques, reflets de rivalité des élites pour le prestige.

Les « tours d’orgueil » désignent ces monuments que les élites – princes, rois, pharaons, industriels et banquiers – ont édifiés vers le ciel pour manifester leur puissance. Les mégalithes de la préhistoire sont les premiers témoins de l’ambition des chefs à affirmer leur pouvoir en érigeant des grands blocs de pierre. Puis, viennent le temps des empires et celui des pyramides d’Égypte. La Tour de Babel est édifiée à Babylone vers 1700 avant notre ère. Cette tour représente pour l’empereur babylonien l’attestation de sa puissance qu’il veut universelle. Les pyramides d’Égypte, celles des Mayas, des Aztèques reflètent aussi la compétition de prestige que se livrent les chefs. Le motif affiché est religieux ou funéraire, mais en toile de fond, il exprime l’ambition de son bâtisseur. Plus le chef est puissant, puis le monument qu’il fait édifier doit dépasser en taille ce qui s’est fait jusque-là.

Le temps des cathédrales

Autre temps, autre lieu : même histoire. Au Moyen Âge, la construction des cathédrales donne lieu à une course effrénée au gigantisme. Les 12e et le 14e siècles sont « le temps des cathédrales ». Des évêques bâtisseurs se lancent des défis. Chacun veut sa cathédrale avec une flèche plus haute que celle de son voisin. Le mouvement débute en France (Sens, Chartres, Paris, Amiens, Rouen) pour s’étendre à toute l’Europe. La propagande officielle veut que ces cathédrales soient élevées à la gloire de Dieu. En fait, elles répondent à des motivations « très profanes », comme l’expliquait Georges Duby pour qui « la taille et la splendeur des cathédrales trahissent (…) l’orgueil arrogant de l’évêque ou de l’abbé »1. Cette course au gigantisme aboutit à des désastres : plus d’une tour s’effondre avant la fin des travaux, les architectes n’ayant pu toujours assumer l’ambition de leurs commanditaires.

À Beauvais, l’évêque décide de construire la plus haute tour de toute la chrétienté : « Nous construirons une flèche si haute, qu’une fois terminée, ceux qui la verront penseront que nous étions fous. » Achevée en 1569, la flèche de la cathédrale atteint 153 mètres. Elle ne reste debout que quatre ans. Le jour de l’Ascension, à la sortie de la grand-messe, on entend un grand grondement : en quelques secondes la flèche et le clocher s’effondrent. Elle ne sera jamais reconstruite.

La guerre de Cent Ans et le déplacement du centre de gravité du pouvoir mettent fin à cette course vers les cimes. Mais un peu plus tard, les aristocrates et les bourgeois relancent la compétition. En Italie, les grandes familles bourgeoises se font construire des maisons-tours qui attestent de leur richesse. À Florence, au 13e siècle, 160 tours s’élèvent dont certaines à plus de 70 mètres.

La puissance dans le ciel

Changement de décor : cinq siècles plus tard, le centre de l’économie mondiale s’est déplacé en Amérique. La course au plus haut building débute dans les années 1880. À l’époque, à New York, Chicago ou Boston, les affaires tournent à plein régime, et les dollars coulent à flots. Banquiers et industriels affichent leur réussite en faisant construire des tours toujours plus hautes au sommet desquelles ils installent leurs luxueux bureaux. à Manhattan, le Singer Building (187 mètres) devient en 1909, la plus haute tour du monde… En 1928, Walter Chrysler, fondateur de la Chrysler Corporation, fait monter une flèche en acier de 58 mètres sur son nouveau building afin de coiffer de quelques mètres le gratte-ciel situé au 40, Wall Street, qui venait d’être terminé. La victoire est de courte durée. À peine un an plus tard, en 1930, l’Empire State Building est achevé. Avec ses 381 mètres, il surplombe de loin tous les autres bâtiments. Jusqu’en 1972 – avec la construction des tours jumelles du World Trade Center –, il reste le plus haut bâtiment de Manhattan.

Aujourd’hui, la course au gigantisme a repris sous d’autres cieux. À Dubaï, le Burj Khalifa atteint 828 mètres ! Il sera bientôt dépassé par la Jeddah Tower en Arabie saoudite. Encore en chantier, elle promet d’atteindre bientôt les 1 000 mètres. En admirant menhirs, pyramides, cathédrales, palais et autres gratte-ciel modernes, songeons à ceci : ce sont des motivations très frustes – orgueil et ambition, stimulés par la rivalité – qui sont à l’origine de ces chefs-d’œuvre architecturaux. •

  1. Georges Duby, Le Temps des cathédrales. L’art et la société (980-1420), Gallimard, 1976. []

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