Saint Augustin (354-430), avant de devenir un des principaux Pères de l’Église chrétienne, considérait dans sa jeunesse que la religion des chrétiens n’était vraiment pas crédible ! Bien qu’élevé dans la confession chrétienne par une mère très pieuse, il avait pris assez tôt ses distances avec cet héritage. Parti de son Algérie natal pour aller faire de brillantes études à Carthage, il y avait fait la découverte de la philosophie : la lecture de Cicéron avait été une révélation. À côté des philosophes, des mathématiciens et savants, les chrétiens faisaient figure d’incultes. Si l’histoire de Jésus le touchait, la lecture de l’Ancien Testament l’avait choqué. Comment accorder foi à ce Dieu coléreux et injuste ? Comment donner du crédit à la mythologie de la Genèse qui semble un tissu de contradictions et d’histoire inconcevables ? Dieu, par exemple, fait apparaître la lumière le premier jour alors que le soleil est créé le quatrième jour…
Lire entre les lignes
À Milan, où le jeune homme enseignait la rhétorique aux futurs avocats, il fit la connaissance de l’évêque Ambroise qui lui fit découvrir une autre lecture de la Bible. Selon Ambroise, il ne fallait pas lire les Écritures à la lettre. S’il est écrit que Dieu a créé la lumière le premier jour, il faut comprendre qu’il s’agit de la « lumière spirituelle » et non de celle du soleil.
Ambroise de Milan était un adepte de l’exégèse : une méthode qui permet lire les Écritures en dégageant plusieurs niveaux de sens. Derrière la lecture littérale d’un texte, il faut chercher un sens caché : le sens spirituel. Il faut savoir lire entre les lignes. Saint Augustin fut convaincu. Plus tard, il en viendra même à soutenir que si un chrétien et un savant sont en désaccord sur un sujet qui relève de la physique, il faut faire confiance au physicien1. Et si le texte de la Bible est en contradiction avec le savoir astronomique ? Peu importe : les saintes Écritures ne nous apprennent pas comment est le ciel, mais comment y aller. Jésus-Christ, écrit-il, « voulait faire des chrétiens, non des astrologues » ((Saint Augustin, Conférences avec Félix.)).
La méthode des lectures multiples permettait de réconcilier les apparentes contradictions entre la foi et la science. Cette méthode remontait à loin : Ambroise la tenait du chrétien Clément, qui lui-même l’avait copiée sur le Juif Philon (tous deux avaient vécu à Alexandrie au 1er siècle), qui lui-même s’était inspiré de Platon2.
L’exégèse fut tout au long de l’histoire du christianisme un moyen de surmonter les interrogations troublantes des fidèles. Pourquoi Dieu demande-t-il à Abraham de sacrifier son fils ? Pourquoi punir et tuer des enfants innocents (avec le Déluge et les plaies d’Égypte) ? L’exégèse permettait de répondre à ces questions gênantes en insistant sur la portée métaphorique de ces récits. Et quand on n’avait pas du tout de réponse, il fallait alors admettre la part de mystère : les intentions de Dieu étant inaccessibles à l’intelligence humaine.
Réconcilier science et religion
La prise de distance avec la lecture littérale d’un texte sacré n’est pas le propre du christianisme. Le judaïsme, l’islam, l’hindouisme, le taoïsme, le bouddhisme y ont également recours. L’intégration des récits canoniques dans des systèmes métaphysiques et théologiques de plus en plus abstraits a facilité cette réconciliation possible entre les textes sacrés et d’autres formes de connaissance. Jésus, fils de Dieu et d’une jeune vierge, peut se métamorphoser en une entité symbolique : la figure archétypale de l’Amour. Allah n’est pas forcément ce Père sévère et autoritaire qui punit ses enfants, il peut être assimilé à l’Un ou à l’Énergie cosmique désincarnée. Vu sous cet angle, toutes les écritures sacrées deviennent compatibles avec les spéculations philosophiques et peuvent même s’accorder avec les sciences contemporaines. •
Maïmonide et le Guide des égarés
Le Juif Maïmonide (1138-1204) et le musulman Averroès (1126-1198) ne se sont pas rencontrés. Pourtant, ils partageaient beaucoup de choses en commun. Tous deux sont nés à Cordoue au 12e siècle à 12 ans d’intervalle. Tous deux ont exercé comme médecin et docteur de la loi (l’un est rabbin, l’autre est juge). Tous deux étaient théologiens et philosophes. Tous deux ont été persécutés et ont trouvé refuge au Maroc.
Maïmonide s’est posé la même question qu’Averroès : comment concilier le texte sacré (la Torah) et la philosophie scientifique (celle d’Aristote) ? Le Guide des égarés s’adresse à un élève « troublé » par deux discours contradictoires : celui de la foi et celui de la science. Le titre se traduit aussi par le « Guide des perplexes ». Maïmonide apporte la réponse suivante.
- La religion dévoile la loi sacrée : elle indique comment on doit vivre dans le monde, mais elle ne l’explique pas.
- La philosophie (à l’époque philosophie et science ont le même sens) explique le monde, mais ne dit pas comment y vivre.
Cette opposition n’est qu’apparente. Quand on sait lire entre les lignes le sens profond de la Torah (l’approche se veut ésotérique), on découvre que les lois de la nature et celles de la religion ne se contredisent pas. La raison n’est donc pas incompatible avec la foi.
- Saint Augustin, De la genèse au sens littéral [↩]
- Dès le 1er siècle après J.C., le Juif Philon d’Alexandrie (qui était en contact avec les cercles savants d’Alexandrie, haut lieu de la science antique) avait proposé une lecture « allégorique » de la Bible. Les penseurs chrétiens (Clément puis Origène) vont adopter et développer la démarche en distinguant trois sens de la Bible : le sens littéral, le sens moral et le sens « spirituel » (l’un adressant au corps, l’autre au cœur, le troisième à l’intelligence). [↩]
Pour le Judaïsme, il y a un avant et un après Maïmonide. En 1170, c’est lui qui a institué les bases d’une théologie juive fondée sur 13 articles de foi, à l’image des cinq piliers de l’Islam et du Credo chrétien. C’est lui qui a explicité les 613 commandements de la Tora en les classant en obligations positives ou négatives. En tant que médecin savant et praticien il a rédigé des ouvrages médicaux et une prière considérée comme un serment médical du niveau de celui d’Hippocrate. Il fut aussi un dirigeant communautaire juif dans l’Egypte musulmane de l’époque des Croisades. Ses innovations ont suscité bien des controverses dans le monde du judaïsme médiéval. Et encore aujourd’hui, ses positions en contradiction avec la stricte orthodoxie juive sont l’objet d’un rejet unanime des « ultraorthodoxes » qui approuvent en revanche ses écrits conformes à leur dogmatisme.
Un exemple de la liberté d’interprétation de Maïmonide. Dans son œuvre philosophique majeure, Le guide des égarés, il aborde la question de la motivation des sacrifices prescrits dans la Torah. Il considère que les sacrifices, loin d’être un acte de dévotion et de purification, sont une concession faite par Dieu à une population attachée à des coutumes ancestrales. Maïmonide part du constat que, depuis la nuit des temps, les rites religieux sont étroitement associés aux sacrifices d’animaux. Poursuivant son raisonnement, il déclare que les sacrifices, ayant « un but secondaire » par rapport aux invocations et aux prières, Dieu en a restreint la pratique en la réduisant au seul lieu du Temple, à quelques espèces animales et en la confiant à « une famille particulière qui pût exercer le sacerdoce ». On voit mal dans ses conditions pourquoi il faudrait prier pour la restauration du culte du Temple, et du Temple lui-même !
L’obscurantisme dont on a si longtemps accusé l’église d’avoir fait preuve pendant le Moyen Âge est peut-être davantage l’apanage d’athées remplis d’a priori et qui n’ont jamais daigné lire la Bible sérieusement. Une telle position est plutôt ringarde et, somme toute, peu scientifique.
En conclusion, comment croire à des choses pareilles ? En n’y croyant pas.
Ne nous sentons nous pas plus « grand » de ne pas savoir quel temps il fera demain ?
Comment se fait-il que Maimonide et Averroes ne se soient jamais rencontrés à Cordoue ? En ce temps là les philosophes juifs, chrétiens et musulmans se côtoyaient.