Tous les enfants portent sur le monde des regards étonnés et il leur arrive de se sentir un peu comme des extraterrestres. Camilla Pang l’a ressenti plus que les autres. « Cela faisait cinq ans que j’étais sur Terre quand j’ai commencé à me dire que j’avais atterri au mauvais endroit. »
Camilla a été diagnostiquée autiste (catégorie « haut niveau »). Elle présente aussi un trouble de déficit de l’attention (appelé couramment « hyperactivité ») et des troubles obsessionnels compulsifs. Malgré tout, elle a réussi à poursuivre de brillantes études scientifiques ; elle est aujourd’hui docteure en bioinformatique. À 26 ans, elle a publié Expliquer l’humain (2020). Son livre se présente comme une sorte de mode d’emploi des humains, vu de l’extérieur. Car Camilla n’étant pas vraiment équipée pour se fondre dans le moule des humains ordinaires, elle a dû découvrir par des chemins détournés ce qui relève pour d’autres de simples évidences.
Sa voie pour penser le monde est celle des équations, des modèles physiques et des programmes informatiques. L’univers des abstractions mathématiques, des formules et des schémas relève de sa zone de confort : ici, tout est rigoureux, déductible, prévisible. À l’inverse, le monde humain lui semble irrationnel, désordonné, chaotique, peu fiable (ce qui n’est pas un diagnostic absurde). Tandis que la physique et les mathématiques représentent pour beaucoup des domaines étrangers et hostiles, elle s’y trouve à son aise. En revanche, prendre le bus constitue pour elle une épreuve, source de grande angoisse. Face à une question toute simple – « quelle ligne prendre pour se rendre à tel rendez-vous ? » –, une série d’inquiétudes l’assaille (« et si le bus est en retard ? » ; « et s’il n’y a pas de place assise à l’avant et à gauche ? »– le seul endroit qui la tranquillise). Pour lutter contre la panique, elle a mis en place un « arbre de décisions » où chacune des alternatives est examinée de bout en bout. Ce scénario de tous les possibles contribue à la rassurer. Mais il reste que face à l’infinité des choix possibles, les mathématiques de la décision ne peuvent pas tout. Il faut trouver des options raisonnables plutôt que rationnelles, fiables sans être optimales.
Finalement, Camilla parvient à gérer émotionnellement sa vie, mais en usant de moyens très tortueux et sophistiqués – de la physique quantique à la thermodynamique, en passant par la théorie des réseaux. Comment trouver un juste équilibre entre le besoin d’ordre (nécessaire pour calmer ses angoisses) et le désordre de la vie ? Comment prendre des décisions raisonnables sans chercher à tout calculer et maîtriser ? Comment faire la part des choses entre le désir de prévoir le futur et celui de bien vivre le moment présent ? Le point central est celui du point d’équilibre. Camilla a appris à élaborer des voies médianes entre ses rêves de perfection et le renoncement à tout gérer, tout calculer. Elle a appris à organiser sa vie en domptant ses penchants, en accordant à chacun une place limitée. À intégrer l’inévitable part d’incertitude et d’indétermination dans ses choix et décisions. Dans cette quête, elle a trouvé des choses simples, mais essentielles. La vie oscille entre ordre et désordre ; la pensée oscille entre rigueur et intuitions. Une fois son livre refermé, on se surprend à y avoir cueilli quelques simples recettes de vie, transmises par une personne qui se sent étrangère à notre monde.