Pourquoi les hommes du Proche-Orient ont commencé à planter leurs premières graines ? Au départ, ce n’était pas pour sélectionner de bonnes céréales aux vertus alimentaires. Il faut beaucoup de temps pour que la sélection artificielle face ses effets. Il y a peut-être une autre raison. Ils avaient constaté que les plus belles plantes poussaient là où les morts avaient été enterrés ! Voilà l’hypothèse surprenante, mais solidement argumentée, défendue par Nissim Amzallag dans Les Graines de l’au-delà.
La domestication des plantes fut un changement considérable dans l’histoire humaine. La « révolution néolithique », selon l’expression consacrée, a fait passer l’homme de consommateur de la nature à producteur. Sauf que l’idée d’une révolution donne une idée fausse d’un processus qui s’est déroulé sur trois mille ans. Au Moyen-Orient, la sédentarisation a précédé la culture des céréales (vers – 12000 avant JC) et celle-ci s’est déroulée sur trois millénaires (entre -10 000,- et –7000 ans avant J.-C.).
Cette longue période de gestation rend douteuse l’hypothèse d’une domestication initiée pour des raisons alimentaires. Pourquoi les premiers agriculteurs auraient consacré du temps et du travail à planter et replanter des céréales sauvages aux rendements très maigres dans un premier temps ?
De ce point de vue, l’invention de l’agriculture ressemble beaucoup à celle de la métallurgie. Les premiers métaux – le cuivre et l’or– étaient des métaux mous : impossible d’en faire des outils ou des armes. Ils ont été extraits et modelés pour fabriquer des bijoux. Le prestige a précédé l’utilitaire. De nombreuses autres inventions techniques ont suivi le même chemin : la poudre a servi à faire des feux d’artifice avant de devenir une arme. Il a fallu plus de trois siècles entre la découverte de l’électricité et ses usages pratiques : la lumière où le moteur.
N. Amzallag nomme « technopoièse » cette dynamique d’innovation au long cours, où les motivations premières d’une invention précèdent la fonction utilitaire finale.
Transposer à la culture des céréales, on peut donc s’interroger. Quelle autre motivation pouvaient avoir les premiers agriculteurs pour cultiver des plantes si ce n’est l’alimentation ? Pour résoudre cette énigme, N. Amzallag propose une théorie originale et surprenante.
Son idée repose d’abord sur un premier fait méconnu : la domestication autonome des plantes. La transformation d’une céréale sauvage en une plante ayant des caractères nouveaux (rapidité de la croissance, fertilité, etc.) n’est pas forcément le fruit d’une sélection humaine. Certains caractères ont pu apparaître suite à une modification hormonale de la plante en fonction d’un changement du milieu. Une telle modification hormonale se produit notamment lorsque des céréales poussent au-dessus des corps en décomposition. Les cadavres animaux (et humains) libèrent en effet une hormone – un polyamine – qui a pour effet de modifier la plante. Et cette modification biologique se transmet à sa descendance.
Constater que les céréales poussaient mieux là où ils avaient enterré leurs ancêtres a dû beaucoup intriguer. Les hommes en ont sans doute déduit qu’un « principe vital » se transmettait des morts aux vivants. L’esprit des défunts s’était en quelque sorte transmis à la plante. Aussi, quand ils quittaient les lieux, ils amenaient ces « graines de l’au-delà », et les replantaient là où ils s’installaient. Ces plantes se diffusaient et proliféraient comme dans un nouveau milieu.
Les plantes auraient donc été domestiquées dans un premier temps non pas pour l’alimentation mais comme une forme de culte des morts !
Pour donner corps à une hypothèse aussi insolite, il faut de solides arguments. Outre le phénomène biologique de domestication autonome bien établi (l’auteur a une formation de biologiste), son hypothèse sur le transfert de vitalité via le corps des morts à celui des vivants appelle d’autres arguments. L’auteur pense les trouver dans la mythologie. Plusieurs divinités du Proche-Orient – Dagan, Adonis, Demeter, Osiris – associent le culte des dieux tutélaires à l’invention de l’agriculture. Or le culte de Dagan et de Déméter comporte tous deux d’étranges rituels consistant à offrir aux divinités des cadavres d’animaux putréfiés. L’auteur y voit là une évocation claire du processus de revitalisation des plantes par des corps décomposés.
Quel crédit accorder à cette théorie ? Elle est moins farfelue qu’elle y paraît. Dans le même ordre, des chercheurs ont défendu l’idée que l’invention des céréales aurait d’abord servi non pas à se nourrir mais à fabriquer de la bière, breuvage paraît-il utilisé à des fins rituelles plutôt que pour se saouler entre copains [1]. La théorie d’e Nissim Amzallag a pour elle la robustesse de l’argumentation et la richesse de la documentation. Dans sa préface, Jean Guilaine (une sommité sur le sujet du néolithique) s’interroge pour savoir dans quelle mesure cette hypothèse pourrait être transposée à d’autres processus de domestication. Affaire à suivre.
Nissim Amzallag, Les Graines de l’au-delà. Domestiquer les plantes au Proche-Orient., éd. Maison des sciences de l’homme, 2023.
La notion finale de l’article rejoint la thèse de Jean Pierre SIRONNEAU sur le MYTHE.
Métamorphose du mythe et de la croyance. L’Harmattan .2000
Lien social et mythe au fil de l’histoire. L’Harmatan. 2009.
Jean Pierre SIRONNEAU est PROFESSEUR Honoraire de Sociologie et Anthropologie à
l’Huniversite Pierre Mendes-France de Grenoble