Comment on devient écrivain

Pourquoi écrire ? « C’est la seule façon de s’exprimer sans être interrompu », répondait le malicieux Jules Renard. Bien d’autres raisons ont été évoquées. Les uns écrivent par vocation (« Je ne suis bon qu’à ça », affirme Samuel Beckett), pour penser (« c’est une façon pour moi de penser le monde », dit Don De Lillo), pour s’évader (« je suis un oiseau évadé de sa cage », écrit Philip Roth). Certains voulaient atteindre l’immortalité (Chateaubriand ou Jean-Paul Sartre). On écrit aussi par catharsis, pour se soigner ou pour devenir célèbre. Quant à Anthony Burgess, ses romans n’avaient pas pour but de penser, décrire le monde, s’évader ou s’épancher mais tout simplement « pour payer mon loyer et mon alcool »… 

À la question : « Pourquoi écrire ? », l’écrivain américain Paul Auster a répondu par une anecdote ((Paul Auster, Pourquoi écrire ?, Actes Sud, 2006. )). À l’âge de 8 ans, fanatique de baseball, il allait souvent, avec son père, voir leur équipe favorite : les New York Giants. Un jour, à la fin d’un match, le garçon croise son idole, Willie Mays, à la sortie des vestiaires.

« Regarde, papa ; c’est Willie Mays ! ».

Son père l’encourage : « Vas-y ! C’est le moment, demande-lui un autographe ! »

Le garçon avance fébrilement et aborde son héros. « Bonjour Willie, je peux avoir un autographe ? » — « Ok petit, répond le joueur, tu as un crayon ? ». Mais Paul n’a rien pour écrire. Il se tourne vers son père, qui lui fait signe qu’il n’a rien non plus. On regarde autour. Personne parmi les personnes présentes n’a crayon, ni papier.

« Désolé, garçon. Pas de crayon, pas d’autographe ! » lance Willie avant de tourner les talons. Et le petit Paul Auster voit son idole s’éloigner. Inconsolable, il pleurera le reste de la soirée. Dès le lendemain, il jure de ne plus jamais sortir sans un crayon et un carnet sur lui.

Et Paul Auster de conclure : « Quand vous avez toujours un crayon sur vous, il y a de fortes chances que vous ayez envie de vous en servir. (…) C’est ainsi qu’on devient écrivain ! ».

Évidemment, ce petit conte est destiné à capter l’intérêt plutôt qu’à répondre honnêtement à la question : pourquoi écrire ? Il faut dire que les motivations de l’écrivain ne sont pas si claires à décrypter. Qu’est-ce qui pousse certaines personnes à se lancer dans une entreprise aussi aventureuse, complexe, et rarement couronnée de succès, que l’écriture ?

• Par vocation
Il y a ceux qui écrivent depuis toujours. Jean-Marie Le Clézio a écrit ses premières histoires à l’âge de 7 ans. À 12 ans, Georges Simenon prend la plume et rêve déjà de devenir un grand écrivain. À 14 ans, Stephen King autoédite des histoires sur une machine à ronéotyper, les vend à ses camarades et publie déjà dans le journal du lycée. Avec Bonjour tristesse, Françoise Sagan connaît le succès à 18 ans. Ces écrivains précoces suscitent l’admiration et un peu d’énervement chez les besogneux, c’est-à-dire tous les autres. Inutile de demander aux écrivains qui ont la vocation précoce pourquoi ils écrivent. Ils écrivent, c’est tout. Ils l’ont toujours fait et ne savent faire que cela. Certains écrivent parce qu’ils ne savent rien faire d’autre : « Bon qu’à ça ! » répondait Samuel Beckett.

L’écriture supposerait donc une vocation, doublée d’une certaine aisance naturelle à noircir des pages – Flaubert excepté, qui se sentait écrivain dans l’âme mais souffrait et suait sur chaque ligne. Des écrivains précoces et reconnus, il y a pourtant peu à attendre pour expliquer les choses. Ceux qui ont écrit dès leur plus jeune âge ont du mal à expliquer leurs motivations. Mais les vocations tardives ne nous aident pas non plus. Anthony Burgess a commencé à écrire à 40 ans. Quand il apprit, un peu plus tard, qu’il était atteint d’une tumeur au cerveau ne lui laissant qu’un an à vivre, il a redoublé d’ardeur et publié cinq romans en une année ! La tumeur ayant finalement, et miraculeusement, disparu, il continuera à écrire comme un forcené. Jean M. Auel, auteure de la saga préhistorique Les Enfants de la terre, s’est mise à la table d’écriture à 45 ans. Quant à Henry Bauchau, ses premières publications datent de sa quarantaine, mais son meilleur livre et premier grand succès – L’Enfant bleu – fut publié l’année de ses 91 ans.

• L’écriture comme catharsis
Il y a ceux pour qui écrire est une catharsis. Ce besoin survient en général à l’adolescence, à l’âge des premiers journaux intimes. Un roman est aussi une façon de se raconter, de ruminer son passé, de régler ses problèmes de famille, de s’interroger sur soi, de se confier à un lecteur imaginaire, d’exprimer ses émotions. À travers leurs romans, beaucoup d’écrivains parlent d’eux-mêmes, de leur vie, sous des formes plus ou moins déguisées. Les héros de Philip Roth ou de David Lodge ressemblent singulièrement à leur créateur. Parfois, la distance entre ce que l’on vit et ce que l’on raconte est quasiment nulle et l’auteur se contente de changer les noms. Christine Angot a, quant à elle, supprimé tout artifice. Ses romans racontent sa vie sans fard, en impliquant directement les personnages réels sous leur vrai nom. En 1999, elle publiait L’Inceste, un roman autobiographique dans lequel la jeune femme témoignait crûment des abus sexuels qu’elle avait naguère subis de la part de son père. En 2021, avec Le Voyage dans l’Est, elle consacre un autre livre à son récit d’inceste. Écrire est aussi une thérapie.

• Pour penser
L’écriture est aussi un tremplin pour la pensée. Le roman est une façon d’explorer des mondes intérieurs, de reconstruire le passé, d’explorer des situations humaines, d’essayer de comprendre le monde qui nous entoure.

C’est une banalité, mais toujours il est toujours bon de le rappeler : la Comédie humaine de Balzac est une sociologie de la société française avant l’heure. Marcel Proust ou Virginia Woolf sont à la fois des explorateurs des microcosmes humains et de fins analystes de leur propre vie intérieure.

« Écrire est pour moi une façon de penser le monde », a déclaré l’américain Don DeLillo.

Ce qui suppose une certaine adéquation entre le fond et la forme, ce qui distingue le roman du reportage : « L’écriture est un outil. Elle peut être utilisée pour représenter le monde ou pour le questionner sous de nombreuses formes », note Martin Winckler (auteur de En soignant, en écrivant, 2001). L’écrivain ajoute : « Certains – et j’en suis – pensent que l’achèvement d’un texte, sa portée, sont aussi profondément liés à la forme qu’au contenu. La forme ne fait pas le texte. Les idées creuses restent creuses quel que soit le vocabulaire, ou la syntaxe. Mais les idées les plus puissantes paraissent futiles si le spectateur n’est pas happé par le texte. Si le texte n’est pas travaillé pour, en retour, travailler le lecteur. »

• Pour se créer un monde à soi
Le roman ne raconte pas vraiment le monde tel qu’il est : il le réinvente. L’acte d’écriture est un formidable outil de prospection. Imaginons l’écrivain à sa table de travail. Le décor de son roman se situe à l’aéroport de Saint-Pétersbourg ; un attentat a lieu. La scène appelle une description réaliste. En décrivant le décor (sur lequel il s’est documenté), en voulant donner vie aux personnages (les passagers, valises en mains, qui attendent leur départ), des idées surgissent. Pour rendre crédibles ses histoires, l’auteur doit donc respecter les lois du monde réel. Il doit « mentir vrai ». D’où l’embarras des spécialistes pour définir les frontières entre la fiction et le réel.

Écrire un roman suppose d’entrer dans la peau d’un autre. Georges Simenon, avant de se lancer dans un roman, imaginait d’abord un personnage : un avocat, père de famille de 40 ans, habitant un pavillon de banlieue dans une préfecture de province, ou une jeune femme célibataire, un médecin en retraite, un homme d’affaires en voyage, etc. Puis il plaçait son personnage face à une épreuve : le père de famille découvre que son épouse le trompe ; la jeune femme est malheureuse et envisage de se suicider ; l’homme d’affaires est soumis à un chantage… Le drame était noué, l’intrigue lancée. À ce stade, Simenon ne savait pas encore ce qu’il allait se passer. Il s’attablait alors à son bureau et se mettait à écrire fiévreusement, des heures durant : onze jours plus tard, son roman était achevé. Il a rédigé ainsi près de deux cents romans. L’écrivain japonais Haruki Murakami, auteur de nombreux best-sellers, écrit aussi au fil de la plume sans savoir où le mèneront ses héros. C’est l’inverse d’Harlan Coben, qui affirme : « Je connais la fin de l’histoire avant de commencer à écrire. 1 »

Comme la course à pied, l’alpinisme, le piano, la peinture, le jardinage ou le bricolage, écrire est aussi une façon de s’évader. En cela, il s’agit d’une activité sacrée. Elle transporte dans un autre monde. Comme toutes les passions, l’écriture est à la fois une drogue et un tourment. Elle nous embarque, nous rend heureux. Elle nous fait aussi souffrir, car écrire est toujours une épreuve.

• Pour être célèbre
Écrire pour penser, pour s’évader, pour se soigner, pour défendre des idées… Tout cela est bel et bien, mais un autre motif, plus ou moins avouable, peut être avancé : être lu pour être connu et reconnu. Voir son nom sur une couverture de livre, découvrir cette couverture dans la vitrine d’une librairie, voir trôner ses œuvres sur le rayon de sa bibliothèque, signer des dédicaces, recevoir des lettres de lecteurs, être invité sur un plateau de télévision pour parler de ses ouvrages, etc. L’aiguillon de la renommée pousse à bien des rêves de succès. Combien d’écrivains en herbe ont fait ce rêve : « Donnez-moi une année sabbatique pour écrire le best-seller qui va me rendre célèbre ! » Voire immortel. Jean-Paul Sartre ne s’en cachait pas : « Écrire, c’est une façon de devenir immortel. » Dans Les Illusions perdues, le jeune Rastignac, avide de gloire, monte à Paris : il ambitionne de devenir un grand écrivain.

La sociologue Nathalie Heinich a naguère mené une enquête auprès d’une trentaine d’écrivains, certains romanciers à succès, d’autres presque inconnus, pour étudier notamment les enjeux de la reconnaissance chez les écrivains ((Nathalie Heinich, Être écrivain. Création et identité, La Découverte, 2000.)).

Certains de ces écrivains vivent de leur plume, d’autres sont habitués des petites maisons d’édition et des tirages confidentiels. L’enquête montre combien la recherche de reconnaissance est ambivalente. Vis-à-vis de l’entourage, certains revendiquent haut et fort leur statut d’écrivain et font passer leur première activité professionnelle au second plan : ainsi cet éducateur qui travaille dans un quartier difficile mais se présente partout comme « écrivain et poète », (au motif qu’il publie à compte d’auteur des poèmes et nouvelles). À l’inverse, d’autres préfèrent cacher leur activité pour ne pas fausser leur relation à autrui : c’est le cas de cet enseignant en lycée, auteur de plusieurs romans mais qui n’en fait jamais état auprès de ses collègues et élèves.

• Autres raisons subsidiaires
Revenons à Anthony Burgess. S’il s’est mis à écrire frénétiquement, c’était, dit-il, non pas pour exposer ses pensées ou répondre à un impérieux appel intérieur, mais « pour payer mon loyer et mon alcool ». L’aveu est peu crédible. Quand on est atteint d’un cancer incurable, il y a des moyens plus simples pour payer son logis et ses bouteilles.

Pourquoi les écrivains écrivent-ils ? Georges Bernard Shaw s’en était tiré, comme à son habitude, par une boutade : « La principale raison de devenir écrivain est que dans cette profession, on n’est jamais vu par ses clients, de sorte qu’il n’est pas nécessaire de s’habiller correctement. » •

Atelier d’écriture

Exercice n°1
Vous êtes à l’aéroport de Saint-Pétersbourg (ou Tunis, ou São Paulo, peu importe). Se produit un tremblement de terre. Vous êtes sain et sauf, mais vous voilà bloqué dans la ville pendant une semaine. Que faire ? Cette simple mise en situation va vous obliger à imaginer Saint-Pétersbourg (se documenter), imaginer l’organisation des secours, la prise en charge des victimes, etc. Vous allez faire des rencontres. Au consulat de France, vous croisez des rescapés. Ces personnages prennent vie et entrent dans la vôtre. Une rencontre fortuite et vous tombez amoureux (c’est le début d’une romance) ; une victime vous transmet un message pour un proche avant de mourir (c’est une intrigue policière qui démarre) ; des bénévoles vous hébergent quelques jours et c’est l’occasion de découvrir des gens, une ville, sous un tout autre jour (c’est un roman social) ; votre conception de la vie est bouleversée (c’est le début d’un roman initiatique).

Essayer d’imaginer quelques scènes : l’histoire est maintenant à vous.

Exercice n° 2
« Sur une photo de vacances, juste derrière votre conjoint en train de poser, on voit un appartement, une fenêtre est ouverte. Et, à l’intérieur on aperçoit… »

À vous de poursuivre…

Exercice n° 3
Vous êtes vous-même. C’est aujourd’hui. Racontez.

Écrire pour être aimé…

« Pourquoi écrit-on des livres. Pourquoi use-t-on ses forces et ses heures à écrire livre sur livre, à faire carrière de la pensée ou de la beauté. Pourquoi prendre sur le sommeil, sur l’amour, pourquoi prendre sur tout pour écrire un livre, encore un livre. Les philosophes disent : pour la clarté. Les poètes disent : pour la douceur. Mais, si vite qu’ils disent, ils sont en retard sur la réponse depuis toujours venue, de partout renvoyée : pour être aimé. Pour la gloire d’être aimé. »

Christian Bobin, L’Inespérée.

  1. Le Parisien, 2 octobre 2021. []

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