À quoi sert de penser ?

Nos pensées ne servent pas à penser le monde mais avant tout à conduire sa vie.

Pourquoi pense-t-on ? Si la question est simple, la réponse ne va pas de soi.

Pourquoi notre esprit est-il en permanence agité par ce « flot de conscience » dont parlait William James : ce film intérieur qui tourne presqu’en continu, cette petite voix silencieuse qui nous accompagne toute la journée, nous distrait souvent de ce que l’on fait, nous perturbe parfois alors qu’on aspirait à un peu de calme ? Après tout, bien des choses peuvent se faire sans avoir recours à la pensée. Je me lève, je marche, je descends les escaliers, je me brosse les dents, je m’habille, je me prépare un café ; je peux même conduire ma voiture sans avoir à réfléchir à chacun de mes gestes. Le comble veut que la pensée nuise parfois à l’action : s’il fallait réfléchir à chacun de nos pas (« Attention, obstacle en vue ; tourne ton pied gauche vers le côté, etc. », on n’avancerait que très lentement et notre esprit serait saturé de consignes élémentaires (« Baisse ton bras, ouvre tes doigts, prends la fourchette, pique les haricots, porte à ta bouche, etc. ») Heureusement, des gestes très complexes (comme nouer ses lacets) peuvent être exécutés sans avoir à y penser. Ce qui permet à l’esprit d’être libéré pour penser à autre chose.

Alors, pourquoi quand je me promène ou bois un café en terrasse, mon cerveau ne se met-il pas spontanément en mode « veille », vide de toute pensée intérieure ? Pourquoi, à ce moment-là, des idées de toute sorte se mettent-elles à trotter dans ma tête ?

L’abeille et l’architecte
Une partie de la réponse se trouve dans l’observation du contenu de nos pensées. La rêverie ordinaire n’est pas aussi fantasmagorique que le sont les rêves nocturnes (dernièrement, j’ai fait la vaisselle avec Brigitte Macron !). L’essentiel de nos pensées intimes sont tournées vers des préoccupations existentielles (des fantasmes, des désirs ou des inquiétudes), des projets à réaliser, des tâches à accomplir. Ces pensées intérieures se distribuent selon un continuum allant de la rêverie flottante à la liste des choses à faire. Ce premier constat suggère que les pensées intérieures ne sont pas un simple exutoire de nos désirs, ni une façon d’enchanter nos vies en fuyant le réel : elles participent au contraire activement à la conduite de nos existences. Elles nous projettent dans le monde fictif du souhaitable ou du menaçant, de l’avenir et du champ des possibles, des mille et une façon d’affronter les problèmes et des projets à accomplir.

À quoi sert de penser ? La suite de la réponse se trouve là où on ne l’attend pas forcément : au détour d’un paragraphe du Capital de Karl Marx se trouve un passage consacré au travail humain. Notre auteur propose une distinction entre deux types d’activités : le travail animal (celui de l’araignée ou de l’abeille) et le travail humain (celui du tisserand ou de l’architecte). « Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habilité de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. ((Marx, Le Capital – livre I, 3e section, chap. 7.)) »

Le travail de l’abeille (mais cela vaut aussi pour l’oiseau qui fait son nid ou le castor qui construit son barrage) constitue un ensemble d’activités stéréotypées et guidées par l’instinct. Elles laissent peu de place à la créativité (les plans de construction sont toujours les mêmes), à la diversité (les oiseaux ne pourraient pas construire un barrage et les castors, ne savant pas faire un nid). Leur activité de construction n’implique donc ni imagination, ni planification. Les animaux bâtisseurs ne savent construire qu’une seule chose et le font selon un programme déterminé. En revanche, l’architecte fait appel à son imagination pour concevoir un bâtiment toujours différent (sinon, on n’aurait pas besoin de lui). Son travail ne s’arrête pas à la création d’un plan, il est aussi le maître d’œuvre qui va piloter un chantier.

L’activité de l’architecte est donc séparée de la construction : il intervient en amont (durant la phase de conception), puis durant les travaux (aux réunions de chantier pour donner des consignes). Il y a donc dissociation entre la pensée et l’action, entre le temps de la conception (et du pilotage) et celui de l’exécution.

« C’est drôle, on se décide à vivre en cabane, on s’imagine fumant le cigare devant le ciel, perdu dans ses méditations et l’on se retrouve à cocher des listes de vivres dans un cahier d’intendance. La vie, cette affaire d’épicerie ».

Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie, Gallimard, 2011.

C’est ainsi que fonctionne aussi le cerveau humain. Une grande partie de nos activités quotidiennes sont soumises à cette dissociation entre la conception et l’exécution.

Les pensées intérieures jouent le même rôle que le travail de l’architecte pour la construction d’un bâtiment : elles précèdent toutes les actions non machinales, les orientent et les pilotent. Lorsque je vais faire les courses à la supérette du coin, la plupart de mes actions sont assez standardisées (faire le trajet, ranger les produits dans le caddie, attendre à la caisse, etc.) mais cette séquence d’action demande à être anticipée et réfléchie (quels produits choisir ? pour quel repas ?). Le but et le contenu des courses doivent être « pensés », (c’est-à-dire imaginés et planifiés avant d’être exécutés. Ce qui vaut pour les courses vaut aussi pour le travail ou les loisirs : l’idée précède l’action et en est dissociée.

Les voyages de la pensée
Il en va ainsi de la plupart des activités humaines : presque toujours inscrites dans un horizon temporel, elles nous forcent à nous projeter en permanence vers l’avenir. Elles impliquent à la fois imagination, planification et réflexion. Travailler, pour un humain, suppose de planifier son emploi du temps, en fonction de tâches à long, moyen et court terme. C’était déjà le cas pour le paysan du néolithique, ça l’est toujours pour le travailleur d’aujourd’hui. La vie domestique (la maison, la cuisine, les loisirs, la famille, les enfants) fait aussi l’objet d’une intense charge mentale où se mêlent rêverie, anticipation et réflexion.

En fait, la vie humaine est presqu’entièrement soumise à ce principe de dissociation entre pensée et action qui nous porte à faire une chose tout en pensant à une autre.

Ces pensées ne suivent pas un cours continu ; elles sont au contraire brouillonnes, imprécises ou volages. Car si les humains sont doués pour penser à une foule de choses, cela n’implique pas qu’ils le fassent avec rigueur et méthode. La multiplicité des tâches entraîne un zapping mental permanent qui empêche de donner un cours continu à nos pensées. Le lobe frontal de notre cerveau, qui est à la fois le centre de pilotage, de planification, d’anticipation de nos activités, est sans cesse sollicité par des problème nouveaux, comme l’est un chef d’équipe qui doit être partout à la fois. Nos pensées sont également désordonnées parce que le cerveau ne fonctionne pas comme un ordinateur qui appliquerait des algorithmes rigoureux (découpant chaque problème en une série de séquence précises). Pour résoudre un problème (où sont passées mes clés ? qu’est-ce que je vais offrir pour son anniversaire ? que ferai-je quand je serai grand ? qu’est-ce qu’on mange ce soir ?), le cerveau ne raisonne pas de façon rigoureusement logique : il imagine, fait des simulations et expérimentations de pensées : il bouillonne, encore et encore. La créativité, une des caractéristiques de l’esprit humain, suppose une énorme déperdition d’énergie et de temps consacré à rêvasser, imaginer, supputer, ruminer, réfléchir et se creuser les méninges. D’où ce « flot de conscience » cher à William James. Un flot de pensées, à la fois agité, décousu, indomptable, mais indispensable à la conduite de nos vies. •

Extrait du dossier. A quoi tu penses ? Nos pensées intimes dévoilées, L’humanologue n°5. 

L’humanologue est parti à la découverte des pensées intérieures (et dévoile ici quelques-unes des siennes). Des études sur le sujet, il en ressort une idée clé : nos pensées ne servent pas à nous distraire du monde, ni même à le penser. Elles sont la partie immergée de la vie mentale : celle qui tente de piloter notre existence.

Dans ce numéro, il est aussi question de religion (celle des hindous), d’histoire (celle des empires), d’ultraviolence (celle des suricates), de peintures préhistoriques, d’extraterrestres, d’électriciens, de banquets bien arrosés et même de connerie.
En bref de la condition humaine.

Au sommaire du dossier :

 • Voyage au coeur de nos pensées secrètes • La vie (intérieure) est un roman • Pensées intimes, à la découverte d’une terra incognita. • À quoi sert de penser ?

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3 réactions sur “À quoi sert de penser ?

  1. Une citation qui me semble juste : « La pensée est la réaction de la mémoire » J.Krishnamurti
    A considérer que c’est un corps qui pense (et qui a une mémoire) et que les mots ne sont que des outils, il me semble aussi évident qu’on imagine plus qu’on ne pense.
    J’en profite pour signaler une coquille « les castors, ne savant pas faire un nid »

  2. Pour faire écho à cette question, en voici une autre : Comment pense-t-on ? Des éléments de réponse se trouve dans un livre passionnant avec une originalité d’écriture surprenante, d’Hélène Loevenbruck « Le mystère des voix intérieures » Denoel 2022.
    Le continum intérieur est-il en mots, sons, sensations, émotions, concept…sans phrases? Et à quoi sert-il vraiment ? Une recherche fondamentale d’une chercheuse linguiste érudite, mais brillante vulgarisatrice.

  3. La pensée magique : l’inconscient collectif : Marianne ou « ma sorcière bien aimée  » : soit le circuit rapide du socio-cognitif ; alors qu’il est long t’attendre ?! : la conscience connexionniste du soi-même : peut être bien ce lien que certains nomme désormais : celui de la singularité trans-humaine.

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