Trent, le texan

Toutes les personnes que je rencontre m’intéressent. Ne fût-ce que par curiosité : on n’est jamais à l’abri d’une bonne surprise. Mais aussi — et surtout — parce qu’au fil des années et des rencontres, j’ai découvert un formidable secret : tout le monde a quelque chose à raconter. Une anecdote incroyable, une passion secrète, un rêve d’enfant, un déboire amoureux… chaque personne cache au moins une histoire passionnante, ou au moins surprenante. Il suffit d’ouvrir la porte. Parfois, il suffit même de l’entrouvrir.

Alors permettez-moi de partager avec vous certaines de ces rencontres plus ou moins furtives que j’ai eu la chance de faire. Une collection d’impressions qui formeront, peu à peu, comme une mosaïque d’humains — un autre aspect de l’Humanologie.

 

Je m’assieds dans l’autocar qui va nous ramener à Londres après une longue journée. Une journée de tourisme intensif : Windsor, Stonehenge et Bath en un jour, presque 400 km de route. Le car est bondé : des familles américaines et asiatiques, en majorité. Et puis, ce grand barbu à la mine patibulaire qui n’a pas décroché un mot – ni un sourire – de la journée. Il fait chaud, je suis fatiguée, j’ai hâte de rentrer.

Heureusement, j’ai une bonne place avec un siège libre à côté de moi. Je me calfeutre contre la fenêtre et je m’apprête à dormir… Mais non : à peine ai-je fermé les yeux que la guide s’approche de moi : « ce Monsieur a des douleurs au pied, pourrait-il s’asseoir à côté de vous ? Ça lui permettrait d’étendre sa jambe ». Évidemment, je dis oui, et je lève les yeux sur mon nouveau voisin. Forcément : le patibulaire. C’est bien ma veine. Il est massif. Je me pousse un peu pour lui laisser plus de place et je m’apprête à me replier sur mon téléphone.

« Merci beaucoup. »

Surprise, je me retourne.

« Je suppose que vous auriez préféré rester tranquille. »

Il esquisse même un sourire. Je lui réponds, et on a un début de conversation poli. Il est Américain, du Texas. Tout de suite, les clichés m’envahissent : nous n’avons sans doute rien à partager. Il travaille dans l’informatique. Je lui réponds que je suis musicienne.

Transformation totale : « musicienne ? C’est super ! Moi aussi je fais de la musique ! »

Et nous voilà embarqués dans une vraie discussion. Il s’appelle Trent, il joue dans un groupe de métal, mais semble réellement s’intéresser à mes projets de jazz et de folk. Il me montre des photos de son groupe, on échange des liens internet. Il est à peine reconnaissable : il sourit franchement maintenant, et il me parle en toute franchise. Il a aimé l’excursion mais son pied le fait souffrir, d’où son air sinistre. Il voyage seul. Je lui demande ce qui lui a donné envie de visiter Londres. Il me répond :

« Je rêvais de voir le Victoria & Albert Museum V&A ».

Je suis abasourdie : jamais je n’aurais imaginé que ce gars était passionné d’art et d’antiquités du monde entier. Il développe :

« Il y a quelques années, une expo du V&A est passée près de chez moi au Texas. J’y ai été avec mon père. On a adoré, et on s’est promis qu’un jour, on irait à Londres voir le musée en question. Et puis, mon père est décédé. Alors j’ai décidé de faire le voyage tout seul. J’y vais demain. »

On continue à parler, de musique, de musées, d’art, de nos vies, de nos amis, de nos voyages… les 2h30 de trajet pour rentrer de Bath à Londres passent sans qu’on s’en rende compte. En descendant du bus, il me dit chaleureusement au revoir : « Je t’ajouterai sur Facebook ! » , et il s’en va.

Jennifer El Gammal

6 réactions sur “Trent, le texan

  1. Très beau témoignage ! Ça fait écho avec un passage de l’encyclique du pape François « Fratelli Tutti » où, dans le 2e chapitre (« Un étranger sur le chemin ») § 66, le pape dit justement que « notre existence à tous est profondément liée à celle des autres : le vie n’est pas un temps qui s’écoule, mais un temps de rencontre ».

  2. Si nos très lointains ancêtres s’étaient uniquement fiés aux apparences nous ne serions tout simplement pas là pour échanger sur ce propos !

  3.  » tout le monde a quelque chose à raconter ».
    Je ne saurais mieux dire. Merci pour cette jolie tranche de vie.

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