Faut-il faire confiance à ses intuitions ?

Benjamin Franklin est connu pour avoir inventé le paratonnerre, rédigé la Constitution des États-Unis et lancé la formule « time is money ». On sait moins que celui qui fut aussi éditeur et journaliste inventa aussi la méthode « pro and cons » (pour et contre) qui est à la base de la plupart des méthodes de prise de décisions rationnelles. La démarche est simple : quand on hésite entre deux solutions, Benjamin Franklin préconise d’écrire d’un côté la liste des arguments pour (« pro »), de l’autre celle de ceux contre (« cons »), puis d’attribuer à chaque argument une valeur (un, deux ou trois points). À la fin, il suffit de faire le solde pour obtenir la bonne décision (il faut tout de même laisser mûrir les choses deux ou trois jours, précise Benjamin Franklin).

Il y a quelques années, il m’est arrivé une histoire similaire lors du recrutement d’un collaborateur. Pour trancher entre les deux derniers candidats, la méthode de Benjamin Franklin appliquée au recrutement consiste à attribuer des valeurs (+ ou -) en fonction des compétences, motivations, capacités relationnelles, disponibilité, expérience des candidats. Au final, elle fit pencher la balance en faveur de l’un. Pourtant, « quelque chose » me disait que l’autre était le bon choix. Mais il fallait écouter la raison, le mieux noté selon la méthode des « pour et contre » fut embauché. Quelques mois plus tard, pourtant, le salarié ne s’était pas révélé à la hauteur de la tâche. Une fois sa période d’essai terminée, on fit appel au second candidat… qui s’est finalement avéré le bon. L’intuition première était donc la bonne. Elle avait battu le choix rationnel.

Mais est-ce toujours le cas ? L’intuition est-elle toujours bonne conseillère ? Et sur quoi est-elle fondée ?

• Qu’est ce que l’intuition ?

L’intuition est une notion assez vague. Elle désigne tout jugement ou décision qui s’impose comme une évidence sans qu’on sache expliquer rationnellement pourquoi on pense ceci ou cela. Parmi les jugements « intuitifs », on peut classer ce qu’on nommait autrefois l’« instinct », une compétence spontanée inscrite dans le cerveau au fil de l’évolution. La reconnaissance des visages et des émotions en font partie par exemple : cette compétence permet de ressentir intuitivement et rapidement quand quelque chose ne va pas chez votre interlocuteur. On qualifiait autrefois de « féminine » cette forme d’intuition qui consiste à détecter la personnalité ou les intentions d’autrui. On parle aujourd’hui plus volontiers d’« intelligence émotionnelle ».
Autre chose est le « flair de l’expert ». Celui-ci ne repose pas sur une capacité innée, mais au contraire sur une longue expérience acquise et qui permet d’émettre un jugement global rapide et circonstancié difficile à expliquer au novice. « Regarde, un épervier ! » Avec l’expérience, l’ornithologue sait identifier d’un coup d’œil un oiseau en vol. Si vous l’interrogez pour savoir comment il a reconnu l’oiseau aussi vite, il aura du mal à expliquer. À force d’observer et comparer, les experts finissent par voir les choses d’un premier regard. En ornithologie, cette capacité d’identification rapide s’appelle le « jizz », terme dont on connaît mal l’origine1. Le jizz peut s’appliquer à bien d’autres domaines d’expertise : celui de l’antiquaire à qui il suffit de quelques secondes pour reconnaître l’origine d’un objet, celui du médecin pour identifier une maladie…

Qu’il s’agisse d’un instinct ancestral ou du résultat d’une expérience acquise, l’intuition a ses raisons cachées et n’est donc pas un mystérieux « sixième sens ». Et comme toute autre compétence cognitive, l’intuition n’est donc ni infaillible ni systématiquement trompeuse.

• Est-il raisonnable de prendre des décisions graves de façon intuitive ?

C’est ce qu’a voulu savoir Gary Klein, un des spécialistes de la psychologie de l’intuition et dont les thèses ont opéré une véritable révolution dans le domaine. En 1998, Gary Klein a publié une étude sur la façon dont les chefs de pompiers décidaient dans l’urgence. Son hypothèse de départ était simple : en situation critique – un incendie qui se propage rapidement par exemple –, le chef des pompiers doit trancher rapidement entre deux ou trois options différentes. Or, après avoir suivi des dizaines d’opérations sur le terrain, Gary Klein a découvert ce fait étonnant : contrairement à son hypothèse initiale, le capitaine des pompiers ne soupèse pas vraiment les alternatives possibles. Dans 127 des 156 cas étudiés, il n’envisage qu’une seule solution, pratiquement sans réfléchir. Mieux : plus le chef est expérimenté, moins il réfléchit et préfère se fier à son intuition première !

À partir de là, Gary Klein a élaboré un modèle de décision, le RPD ou « recognition-primed decision » (qu’on peut traduire par « modèle de décision en première reconnaissance »). Selon le RPD, la reconnaissance immédiate d’une situation s’apparente au coup d’œil du médecin : son premier regard permet de repérer à partir de quelques indices une maladie connue. Cette maladie est un « pattern », c’est-à-dire un schéma connu qui permet aux professionnels de prendre des décisions éclairs en cas d’urgence.
Paradoxalement, ce modèle va à l’encontre des principes élémentaires de la gestion de crise qui voudraient qu’en cas d’urgence, il faille prendre un temps pour s’arrêter et réfléchir.

Gary Klein ne prétend pas que la formule du RPD est la meilleure, et encore moins qu’elle est infaillible, mais que c’est ainsi que cela se passe dans les faits : d’où le nom « naturalitic decision-making » pour désigner cette approche. Ce modèle RPD a connu un certain succès dans le monde des pompiers anglo-saxons et est même enseigné dans les écoles militaires américaines. Gary Klein a généralisé son modèle au monde du travail en général où selon lui l’intuition est un mode courant de décision2. Cette intuition première est bien sûr celle d’un professionnel chevronné dont l’inspiration s’appuie sur une longue expérience.

  1. On a dit que le terme provenait de la Seconde Guerre mondiale, quand la Royal Air Force entraînait les pilotes à reconnaître les avions amis, « jizz » étant l’acronyme de GISS pour « general impression of size and shape » (d’un avion). Mais le terme avait déjà été repéré dans les années 1920. Ce qui fait dire à d’autres que c’est une déformation de « Gist », un mot allemand pour dire « forme ». D’autres encore soutiennent que c’est une contraction de « just is ». []
  2. Gary A. Klein, The Power of Intuition. How to use your gut feelings to make better decisions at work currency, Random House, 2004. []

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