Durant plus d’un millénaire, l’Église chrétienne a exercé un magistère sur l’Occident. Un magistère spirituel et une domination politique, économique, sociale, sans partage : un véritable empire.
Quand l’empire impose sa religion L’empereur Constantin et ses successeurs ont fait du christianisme une religion d’État puis l’imposent comme religion unique. À partir de l’an 391, l’empereur Théodose (391) a décidé de fermer les temples et d’interdire les cultes « païens ». Dès lors, la liberté de culte n’existe plus: on devient désormais chrétien de gré ou de force. Les rois barbares (francs, wisigoth, ou lombards) se convertissent pour obtenir l’intronisation de Rome. Leurs généraux et soldats épousent dans leur sillage la religion du chef (l’essentiel n’est-il pas que « le nouveau Dieu » favorise la guerre et les récoltes?) (1) Pour ces populations, il ne s’agit donc ni d’une conversion forcée ni d’une adhésion spontanée. La christianisation des peuples barbares s’est faite selon des modalités différentes. Les Gaulois se laissent évangéliser sans trop de résistance. D’autant que les cultes locaux sont absorbés dans le christianisme: il sut parfois de renommer un lieu de culte d’un dieu païen par le nom d’un saint local. (2) En revanche, la campagne de conquête et d’évangélisation menée par Charlemagne contre les Saxons est restée célèbre pour sa brutalité (3).
Durant tout le millénaire du Moyen Âge, on ne devient plus chrétien par choix mais par obligation ou tradition.
Le gouvernement des âmes
À partir du 5e siècle, l’Europe est progressivement recouverte de clochers d’églises et de cathédrales. Tous les dimanches, on sonne la messe et les chrétiens doivent s’y rendre pour s’agenouiller devant leur Dieu et écouter les sermons. Le territoire est quadrillé en diocèses sous la responsabilité d’un évêque, puis en paroisse sous la responsabilité d’un prêtre. Ces derniers sont assistés de vicaires et de diacres. L’évêque prélève la dîme (10 % des revenus) et organise le culte des saints locaux, de leurs reliques et les fêtes qui rythment les activités collectives.
Progressivement, une liturgie (la règle pour la prière, la messe et les sacrements) et une morale sont instituées. Le bon chrétien doit connaître le credo et ses prières. Il doit aussi suivre les commandements: éviter le péché en repoussant les démons de la tentation. Le sexe, l’alimentation, l’ambition, la cupidité, la violence: tout fait l’objet d’une réglementation stricte. Il doit, par ailleurs, cultiver ses vertus comme la charité, l’obéissance, ou la probité. Une nouvelle doctrine du salut se met en place: l’espérance n’est plus celle du royaume de Dieu sur Terre. L’Église régnant déjà ici-bas, le salut est renvoyé dans l’au-delà et après la mort. L’image du paradis prend progressivement forme, où vivent Dieu, les anges et les âmes des ancêtres (4).
Mais c’est surtout l’image de l’enfer qui est mis en avant: les mauvais chrétiens viendront y souffrir pour l’éternité. Sans parler des hérétiques, des Juifs et des païens qui y ont une place d’oce! Entre le paradis et l’enfer existe un entredeux: le « purgatoire », un lieu intermédiaire où l’âme des morts doit encore se purger de ses fautes. Heureusement, le pécheur peut échapper aux feux de l’enfer en se rachetant: par la prière, la confession et un don à l’Église. Le bon chrétien ne doit pas être avare de ses dons: aumônes, dîme, legs, etc. Bientôt, l’Église émettra des « indulgences » (vendues comme ordonnances pour effacer les fautes) et vendra ses sacrements. Le commerce du divin est devenu au l du temps une aaire de plus en plus lucrative (5).
L’empire et le gouvernement de la cité En même temps qu’elle grossit et étend sa domination, l’Église du Moyen Âge devient un organisme tentaculaire: elle s’affranchit du giron politique et déploie ses organes spécialisés sur la société. Sa croissance démesurée va produire aussi des craquements et provoquer des réactions de plus en plus hostiles. Durant les premiers siècles du Moyen-Âge, l’Église est encore un instrument aux mains du pouvoir politique. Mais au lendemain de l’an 1000, les puissances qui l’ont propulsée au sommet de la société se désagrègent. Au temps de la féodalité, l’empereur romain germanique et les rois n’ont plus de vrai pouvoir. L’Église peut donc déployer ses propres ailes et se libérer de ses anciens supports. L’émancipation de l’Église passe par la réforme grégorienne (du nom de Grégoire VII, pape de 1073 à 1085) qui interdit la nomination des évêques par des laïcs – empereurs, rois ou seigneurs – et l’intervention de l’empereur dans l’élection du pape. L’Église est désormais une institution à la fois autonome et surpuissante: un nouvel empire. L’administration de cet empire chrétien repose sur une armée de clercs: cardinaux, évêques prêtres, moines, ainsi que du personnel laïc travaillant à leur service. Le clergé séculier (évêques et prêtres) qui administre diocèses et paroisses et le clergé régulier (celui des abbés et des moines) forme deux administrations séparées et parallèles: ce qui ne va pas sans tension entre elles (un peu comme les conflits entre policiers et gendarmes).
Ensemble, ils assurent non seulement le « gouvernement des âmes » : la discipline morale à laquelle s’ajoutent des fonctions sociale, éducative et même thérapeutique. Fonction sociale: l’Église du Moyen Âge est une sorte d’État providence avant l’heure, avec ses institutions de charité. L’assistance des pauvres, la prise en charge des malades et des orphelins, la construction d’« Hôtels-Dieu », qui sont les ancêtres des hospices et des hôpitaux. Fonction éducative: l’éducation du clergé et des jeunes gens de l’aristocratie suppose la formation de nouvelles institutions. Elles conduisent à la formation des premières universités (à partir du 12e siècle). Elles vont être un creuset pour l’essor de nouvelles disciplines intellectuelles: une philosophie spéculative voit le jour (autour de la scolastique), une théologie nouvelle (Anselme de Cantorbery, omas d’Aquin, etc.). Même les sciences (mathématiques, astronomie, sciences naturelles) trouvent leur place dans l’Église. Contrairement à une idée courante, l’Église du Moyen Âge est un des creusets de la science moderne. (6) À partir de l’an1000, l’Église est devenue un empire qui n’est pas que spirituel. Elle couvre un immense territoire correspondant à celui de l’ancien empire romain. Elle acquiert sa souveraineté et est plus riche que n’importe quel monarque européen. Après l’an1000, elle lance les croisades pour reconquérir les terres conquises par les musulmans.
Crise et désagrégation
La puissance appelle la puissance, la richesse appelle la richesse. Mais en grossissant, l’organisme se craquelle et se ssure. Son poids, de plus en plus étouffant, va provoquer des réactions de plus en plus vives. Le divorce est déjà consommé entre catholiques et orthodoxes depuis le schisme de 1054. Mais d’autres fractures, bien plus importantes, se préparent… •
(1) Bruno Dumézil, Les Racines chrétiennes de l’Europe, Fayard, 2005.
(2) C’est ainsi que les grandes fêtes chrétiennes sont calquées sur le judaïsme et les cultes païens. (3) Jean Verdon, Être chrétien au Moyen Âge, Perrin, 2018.
(4) Jean Delumeau, Une Histoire du paradis, Fayard, 1992.
(5) Peter Brown, Le Prix du salut (Belin, 2016) et À travers un trou d’aiguille. (Les Belles Lettres, 2016).
(6) Jean-François Dortier, « Les religions face à la science », Les Grands Dossiers de Sciences Humaines 48, 2017.
Les moines : de la pauvreté à l’opulence
Au moment même où la religion chrétienne devient religion hégémonique, certains chrétiens préfèrent prendre leur distance et partent vivre leur foi à l’écart du monde : ce sont les ermites. Saint Antoine (251-356) est le plus célèbre d’entre eux. Ils mènent une vie d’ascètes (pauvreté, chasteté, solitude et mortication), tendue vers l’union mystique avec Dieu. Ces « athlètes de Dieu » sont adulés comme des héros et font des émules. Certains se regroupent en communauté: en Égypte, en Syrie, en Grèce, en Italie. À partir du 5e siècle, les monastères se répandent dans toute la chrétienté. Benoit de Nursie (ou Saint Benoit, 480-547) xe une règle qui va être la référence pour les monastères pendant des siècles. La vie monastique est une vie de caserne très austère (fondée sur l’obéissance, le travail et la prière) mais elle attire de nombreuses recrues: bien qu’austère, son modèle est prestigieux.
L’essor des ordres monastiques
À partir du 10e siècle, les monastères connaissent un essor considérable. Grâce aux nombreux dons, aux héritages, et à l’exploitation des terres que les moines font fructifier (par la production de fromages, de bières, de vins et de spiritueux), certains monastères, comme celui de Cluny, s’enrichissent considérablement (et la discipline s’y relâche…). À partir du 11e siècle, de nouveaux ordres monastiques se créent: les cisterciens, les chartreux, les templiers, les franciscains, les dominicains, les augustins. Plus tard : les carmélites et les jésuites. Grâce à ces ordres monastiques, l’Église peut assumer de nouvelles missions spécialisées : les « contemplatifs » se consacrent uniquement à la prière, tandis que d’autres s’occupent de la charité, de l’éducation (dominicains et franciscains), ou encore de lancer des missions en terre étrangère, (jésuites). Les monastères, au départ simple rassemblement d’ermites prônant la pauvreté, deviennent des grandes propriétés terriennes qui se lancent dans le commerce du vin, de la bière ou du fromage. Ce sont même des entreprises industrielles (gérées avec des horaires stricts et une comptabilité en partie double).