Comment un naufragé, perdu au milieu de l’océan pendant 76 jours, affronte-t-il psychologiquement la peur, le désespoir et l’ennui ?
Steven Callahan participait à une transat en solitaire lorsque son bateau fit naufrage au large du Cap-Vert en février 1982. À bord d’un radeau de sauvetage, il dériva pendant 76 jours au milieu de l’Atlantique avant d’être recueilli par des pêcheurs. Le naufragé a tenu un journal de bord et publié le récit de son aventure1. Un récit qui comporte un luxe de détails sur ses stratégies mentales de survie et la façon dont il a affronté physiquement et psychologiquement l’épreuve. Le naufrage tout d’abord. Il a lieu en pleine nuit, dans le noir complet. Un grand choc. Un craquement. Le bateau qui se remplit d’eau. En quelques secondes, le marin doit sortir de son sommeil, réaliser ce qu’il se passe. Le bateau est déjà en train de sombrer. Il faut réagir tout de suite, sans céder à la panique, alors qu’un torrent d’émotions l’envahit. « Mon cerveau se bat avec mes membres pour réussir à respirer. » Dans la tête de S. Callahan se livre tout à coup une bataille entre de multiples messages, « comme si des gens bavardaient à l’intérieur de mon crâne ». Car, de toute urgence, il doit trouver le radeau, se hisser à l’intérieur, effectuer dans le bon ordre les gestes qui vont le sauver.
Le psychologue Luc-Christophe Guillerm s’est intéressé au récit de S. Callahan ainsi qu’à d’autres témoignages de naufragés. Son but: dévoiler les ressorts mentaux que l’on peut mobiliser pour faire face aux situations extrêmes. Ainsi, pour affronter le stress intense et la confusion qui l’accompagne, S. Callahan raconte être passé dans un mode psychologique particulier où une partie du cerveau s’envoie des consignes à lui-même: « Concentre-toi, bouge, ne te laisse pas gagner par la panique! ». Une fois la phase d’urgence passée, une nouvelle épreuve l’attend: il dérive pendant deux mois et demi dans un radeau de 1,68mètre de large. Pendant les premiers jours, son esprit oscille entre la terreur et l’attente de secours.
Puis, les jours passant, le marin comprend que l’espoir autant que le désespoir relève de la passivité. Pour reprendre sa vie en main, surmonter le découragement et l’attente, il lui faut se mobiliser mentalement et prendre les commandes de son psychisme. Cette décision est d’une importance déterminante dans le combat mené par le marin. En effet, d’autres récits de naufrages montrent que nombre de personnes, dans les mêmes conditions, se sentent totalement impuissantes: en proie à des forces extérieures qui les dépassent, leurs pensées oscillent entre prières et désespoir. Cette attitude passive entraîne rapidement la résignation.
Techniques mentales de secours
Callahan comprend vite qu’il doit affronter peur, désespoir, découragement, ennui et fatigue en inventant des techniques mentales particulières. Pendant les longues heures d’attente, lorsqu’il ne cherche pas à attraper des poissons, il s’occupe l’esprit avec des jeux imaginaires. Au lieu de laisser son esprit vagabonder, il cherche à orienter ses pensées sur des scénarios précis: s’il pense à son passé – son enfance par exemple – il se force à se remémorer précisément ses soldats de plomb, en essayant de visualiser chaque pièce. La visualisation mentale tient un grand rôle dans ses stratégies cognitives. Plutôt que de s’apitoyer sur son sort, elle lui permet de se détourner des pensées négatives. Au lieu de considérer son univers comme un monde étranger et hostile, S. Callahan a ainsi appris à l’apprivoiser mentalement. Mais au bout de 50 jours de dérive, la souffrance et la faiblesse physique sont extrêmes. Il se laisse gagner par le découragement et songe à plusieurs reprises à se laisser mourir.
Cet abandon volontaire à la mort a souvent été décrit par les personnes ayant vécu des scénarios extrêmes. S. Callahan sait qu’un combat psychologique se livre entre son instinct de survie, qui le pousse à combattre, et une torpeur envahissante qui anesthésie corps et esprit et lui donne envie de lâcher prise. Il est près d’abandonner la lutte quand des pêcheurs repèrent son canot et le repêche in extremis. S. Callahan avait une résistance physique et mentale hors du commun. Il a su aussi adopter des techniques mentales particulières – recours à l’imaginaire, création d’un espace mental intérieur, autoanalyse de ses émotions, élaboration de plans d’action (comme colmater une brèche avec un matériel rudimentaire).
Rien n’interdit d’utiliser ces mêmes stratégies mentales dans la vie ordinaire face à des périls heureusement moins extrêmes, mais face auxquels on se sent tout de même sombrer. •
- À la dérive – 76 jours perdu en mer, Robert Laffont, 1986. [↩]
Votre article m’a donné follement envie de lire ce livre que j’achète de ce pas