On devient habituellement historien par le contact direct avec les sources, les archives, voire les données archéologiques. Occupé à expliquer la spécificité de l’époque qu’il étudie, l’historien ne s’occupe guère de comparatisme, sinon à des fins de mise en valeur de son objet de recherche et de sa singularité. Cette pratique de l’histoire est évidemment précieuse et indispensable, mais elle ne doit pas occulter d’autres formes d’enquêtes historiographiques, qui se situent à un niveau plus large et dont la matière première est constituée par ces travaux historiques « de première main ». L’histoire « de seconde main », indirecte et dépendante, a pourtant toute sa légitimité, car c’est à son niveau que le comparatisme historique est possible. Or sans comparatisme, il est impossible d’établir, ou même de chercher, des lois de l’histoire. Impossible, également, de faire le départ entre ce que Philippe Fabry appelle « l’histoire nécessaire » (les lois mises en évidence par le comparatisme) et « l’histoire contingente » (la façon aléatoire dont ces lois se réalisent). Etablir de telles lois par la méthode comparatiste, tel est le projet intellectuel de l’auteur – « historionomiste » continuateur des grands comparatistes que furent Spengler et Toynbee.
Après avoir étudié les cycles civilisationnels dans Histoire du siècle à venir. Où va le monde selon les cycles des civilisation (2015), Philippe Fabry concentre désormais son comparatisme sur les processus intra-civilisationnels tels que la constitution des Etat-nations et le passage du féodalisme au parlementarisme, à travers diverses étapes (absolutisme monarchique, révolution nationale, guerres civiles, impérialisme, défaite et établissement d’un Etat-nation stable doté d’institutions parlementaires) – voir La structure de l’histoire (2018). Son dernier livre, Les impérialistes revanchards (2023) prolongent ce travail en ce concentrant sur un point en particulier du processus qui mène au parlementarisme : la poussée impérialiste suscitée par une humiliation nationale.
Impérialistes revanchards
La France, humiliée face à l’Angleterre lors de la guerre de Sept ans, prend sa revanche avec l’empire napoléonien ; l’Allemagne hitlérienne est une réponse revancharde à la catastrophe de 1918 et au traité de Versailles ; la Russie poutinienne soigne la blessure de l’effondrement de l’URSS en 1991. Sur la base de cette première série de comparaisons, l’auteur affine son modèle par l’étude d’autres « impérialisme revanchards » (Athènes et Sparte antiques, empire macédonien, Carthage, Iran, Chine, Japon…). Il apparaît ainsi que, quand un impérialisme est contrarié ou empêché par une situation géopolitique défavorable, le pays en question revient, en quelque sorte, au point de départ (retour d’un régime autocratique pré-révolutionnaire). C’est ce qui fait que les phases impérialistes se succèdent dans l’histoire récente de la Chine, de la Russie, ou encore de l’Iran.
Si Philippe Fabry précise que l’enchaînement des événements institutionnels et géopolitiques (sur lesquels se concentrent ses analyses) est assis sur une évolution sous-jacente du corps social (par exemple la montée en force d’une classe bourgeoise), il nous semble qu’une analyse plus directe de ces mécanismes « infrastructurels » (socio-économiques et démographiques) auraient donné plus de poids encore au comparatisme.
Vincent Citot
• Philippe Fabry, Les impérialistes revanchards. Poutine, Hitler, Bonaparte et les autres…, Scripta Manent, 2023.