Le matriarcat a-t-il vraiment existé ?

L’existence de sociétés matriarcales où les femmes auraient dominé les hommes a été imaginée au 19e siècle. Cette théorie a d’abord été réfutée avant de réapparaître sous des formes nouvelles.

Dans la Bible, il est écrit que Dieu a créé l’homme et la femme au sixième jour de la création. Plus loin, au deuxième chapitre de la Genèse, il est précisé qu’Adam a été créé en premier et aussi placé dans le jardin d’Éden (1). Après avoir examiné sa création, Dieu a constaté qu’il manquait quelque chose: « Il n’est pas bon que l’ homme soit seul, je vais lui faire une aide qui lui corresponde » (Gn2). Une femme? Le Créateur a d’abord opté pour des animaux domestiques. C’est seulement dans un deuxième temps, qu’il s’est décidé à créer la femme, « pour venir en aide » à son homme. Ce passage de la Genèse a donné lieu à un flot de commentaires. Pour les anciens commentateurs, le message était limpide: le rôle de la femme est de servir l’homme et de lui donner une abondante progéniture. C’est encore le credo des Juifs orthodoxes et fondamentalistes chrétiens ou musulmans. Mais les mœurs ayant changé, les lectures modernes se veulent plus progressistes.

On rappelle que les textes sacrés ne doivent pas être lus au premier degré, qu’il y a dans la Bible des modèles de femmes fortes et émancipées et qu’on peut même y trouver, en cherchant bien, des passages prônant l’égalité des sexes. L’idée que la femme est par nature inférieure et subordonnée à l’homme n’est pas propre à la Bible. En Inde, les « lois de Manu », un texte fondateur de l’hindouisme, affirment que « dans l’enfance, une femme doit être soumise à son père, dans la jeunesse à son mari et lorsque son maître meurt, à ses fils ». Et pour enfoncer le clou: « Une femme n’est pas faite pour être libre ». En Chine, il n’existe pas d’équivalent de la Bible, mais la symbolique du Yin et du Yang établit aussi clairement les rôles. Le Yin, c’est le principe féminin, associé à l’ombre, la terre et l’humidité. Le Yang, principe masculin, représente le ciel, la lumière et la chaleur. Le Yin féminin est associé à « la passivité » et à « la soumission », alors que le principe mâle est le pôle de « la puissance » et de la « domination ». Voilà qui est dit! (2)

Faut-il en déduire que dans toutes les mythologies du monde, la femme a été conçue comme un être inférieur et subordonné? Ce serait une erreur. Dès le 19e siècle, des savants, férus de mythologie, avaient remarqué que certains récits d’origine racontaient une tout autre histoire (3)… L’hypothèse du matriarcat originel Le juriste suisse Johan Jakob Bachofen, (1815- 1887), fait partie de ces savants qui, comme Lewis Morgan, (lire L’Humanologue n° 3) cherchaient à comprendre les origines des institutions humaines. En puisant dans différentes sources – la vie des peuples « sauvages », les mythologies d’origine et les sociétés antiques – il remarqua qu’en Grèce antique, la déesse Athéna, fondatrice d’Athènes avait joué le rôle de « déesse mère » avant d’être détrônée par le dieu Poséidon. Chez les Égyptiens, la déesse Isis représentant la terre nourricière avait un temps pris l’ascendant sur Osiris, dieu du Nil (qui féconde la Terre). En rapprochant ces mythes d’observations ethnologiques sur les Indiens d’Amérique (4), J.J. Bachofen en est venu à penser qu’à une époque lointaine, les femmes avaient peut-être dirigé le monde. En 1861, il publie Le Droit maternel, livre qui soutient l’idée que le matriarcat a autrefois régné sur la Terre (5).

Le livre a rencontré un grand succès et a influencé Lewis Morgan, figure de proue de l’anthropologie naissante. Réfutation L’idée du matriarcat primitif ne va pas résister longtemps aux investigations des générations suivantes d’anthropologues. Les enquêtes de terrain auprès des peuples d’Afrique, d’Océanie ou d’Amérique ont montré qu’il ne fallait pas confondre le « matriarcat » avec les sociétés « matrilinéaires » (6). Dans ces sociétés, le père détient effectivement peu de pouvoir sur sa fille ni le mari sur sa femme, mais ce sont l’oncle et le frère qui ont l’ascendant sur les femmes. Souvent la transmission des titres et parfois de l’héritage se fait par lignée maternelle mais cela ne signifie en rien que ce sont les femmes qui dirigent la société. Ainsi, chez les Ashanti du Ghana, les titres de noblesse se transmettent par les femmes. Le grand roi Ashanti – qui pouvait à l’époque de l’empire posséder un harem de plusieurs centaines des femmes (7) – ne transmet pas sa couronne à son fils, mais à son neveu (le fils de sa sœur). N’ayant trouvé aucune société où régnaient les femmes, les anthropologues en ont conclu que le matriarcat primitif était donc un mythe. Dans les années 1960, on ne trouvait guère plus d’anthropologues pour soutenir la thèse du matriarcat primitif. Il restait alors à expliquer les raisons de cette domination masculine. Et sur cette épineuse question, on est loin d’être arrivé à un consensus. Certains penchent pour une explication naturaliste (mâle dominant), d’autre culturaliste, d’autres politiques.

Le retour du matriarcat
Dans les années 1970, la thèse du matriarcat originel semblait définitivement enterrée. Elle allait pourtant refaire surface sous l’impulsion des approches féministes qui faisaient leur entrée dans les sciences humaines. Celles-ci s’appuyaient sur de nouvelles données archéologiques et anthropologiques. Au sud de la Turquie, sur le site de Çatal Hüyük, (sacré « première cité de l’Histoire » par son découvreur James Mellaart), a été mise au jour une extraordinaire figurine. Elle représentait une imposante matrone assise sur un trône. James Mellaart vit dans cette « dame aux fauves » une déesse-mère. Un lien fut établi entre les « déesses-mères », que l’on trouve dans nombre de sociétés agraires, et les Vénus de la préhistoire, ces statuettes féminines que l’on retrouve dans toute l’Europe. L’idée d’une continuité entre ces figures féminines fut défendue notamment par l’archéologue Marija Gimbutas, (1921-1994) dans son livre Le Langage de la déesse. Ces déesses du passé témoigneraient d’une époque de l’humanité où les femmes étaient, sinon dominantes, du moins égales aux hommes. Ces déesses primitives auraient laissé place aux dieux guerriers, qui se seraient imposés à l’âge du bronze avec l’avènement des seigneurs de guerre et des premiers royaumes. Un ordre patriarcal aurait alors succédé à un ordre matriarcal. Les dieux masculins, guerriers, autoritaires et menaçants ont alors pris la place des déesses féminines protectrices. D’étonnants récits venus de certains peuples premiers confortent l’idée d’un ancien matriarcat. Chez les Selknam de Terre de Feu ou les Baruya de NouvelleGuinée, on raconte qu’il fut un temps où les femmes dominaient les hommes avant que ceux-ci ne leur ravissent le pouvoir. Cette histoire doit cependant rester secrète, de crainte que les femmes ne le découvrent.

L’anthropologue Alain Testart s’est livré à une critique sévère de la théorie des déessesmères (8). Son argument: en Occident, le culte de la Vierge Marie a tenu une grande place pendant le Moyen Âge mais cela ne signifie en aucun cas que la société chrétienne était matriarcale! Où en sommes-nous aujourd’hui? L’idée d’un matriarcat originel ne trouve plus vraiment de défenseurs. Le débat s’est finalement déporté sur une autre ligne de front: s’il n’existe pas de sociétés matriarcales, il est tout de même des sociétés où les femmes jouissent de plus de liberté et de responsabilité, c’est le cas des sociétés matrilinéaires. Heide Goettner-Abendroth, chercheuse indépendante, présentée comme la cheffe de fil des « recherches matriarcales modernes », a publié récemment un livre de synthèse qui présente une description d’une dizaine de « sociétés matriarcales » présentes dans le monde. Levons une ambiguïté. Dans ce qu’elle nomme « sociétés matriarcales », les femmes ne sont nullement aux commandes de la société. Son « matriarcat » n’est pas un patriarcat inversé: il s’agit plutôt de sociétés où les femmes disposent de pouvoirs économiques, de prérogatives politiques et religieuses étendues. Par exemple, dans les villages Iroquois d’autrefois, les femmes dirigeaient la maisonnée (un domaine formé d’une grande maison de bois ainsi que les terres cultivées alentours qu’elles possédaient en propre). Les hommes mariés partaient vivre dans le foyer de leur épouse. Les enfants portaient le nom du clan maternel. Les chefs de village étaient des hommes, mais ils étaient désignés par les femmes. Le pouvoir n’était pas, à proprement parler, égalitaire mais partagé. Aux hommes, la chasse, la gestion du bois, des affaires publiques, de la guerre et des alliances entre clans.

Aux femmes, la gestion du domaine, le travail des champs et la possession et transmission des biens (lire L’Humanologue n° 3). Une autre société matrilinéaire bien connue est celle des Nagyars en Inde du sud. Les femmes y jouent un rôle prépondérant dans la transmission des biens et la gestion du domaine, mais elles sont exclues des affaires publiques: loi, justice, guerre ou paix. L’émergence du patriarcat Si on admet de nettes différences entre ces sociétés «matriarcales/matrilinéaires » et les autres, reste à savoir quels sont les facteurs qui favorisent l’émergence de telles sociétés, présentes dans différentes régions du monde. Emmanuel Todd, dans son monumental ouvrage L’Origine des systèmes familiaux, constate que la situation des femmes est globalement moins favorable dans trois grandes régions du monde: la Chine, l’Inde du nord et le Moyen-Orient. La Chine et l’Inde sont connues pour être le lieu où on a longtemps pratiqué l’infanticide des filles (et il existe encore aujourd’hui une élimination des filles par avortements) (9). Pour quelle raison les garçons sont-ils outrageusement préférés aux filles? En Inde, un dicton dit qu’élever une fille c’est « comme cultiver le terrain du voisin ». Autrement dit, la fille est une charge: elle ne rapportera rien à ses parents. Si enfant, elle participe aux travaux domestiques et aux champs, dès qu’elle sera mariée, elle rejoindra le foyer du mari et le village de la belle-famille. Elle deviendra alors une domestique au service son mari et de ses beaux-parents. En Inde du nord, la situation des femmes n’est pas plus enviable. Les mariages arrangés très précoces et l’exclusion de l’école la rendent entièrement subordonnée au pouvoir masculin.

À quoi tient cette servitude particulière des femmes d’Asie et du Moyen-Orient? Ce n’est pas une affaire d’ethnie, ni de religion. E. Todd remarque une corrélation assez étroite entre l’émergence des grandes familles communautaires (plusieurs familles cohabitent sous un même toit) et des souches (plusieurs générations vivent dans le même domaine), la concentration de la propriétaire foncière et l’instauration d’un pouvoir patriarcal défavorable aux femmes. Autrement dit, les formes patriarcales les plus défavorables aux femmes ne remontent pas aux premiers temps de l’humanité mais à une évolution bien postérieure. Que retenir? Le matriarcat originel n’a pas existé et partout dans le monde les femmes pâtissent de situations inférieures aux hommes. Elles sont presque systématiquement exclues de la guerre, de la chasse, de la gestion de la cité, et des religions. En revanche, la domination connaît tout de même des variations selon les lieux, les sociétés et les époques. Les sociétés matriarcales permettent cependant une plus large liberté aux femmes. Pour quelle raison ces dispositifs se sont-ils mis en place et ont perduré aussi longtemps? Les théories divergent et on est loin d’avoir percé le mystère… •

 

 

(1) Situé quelque part entre les « Quatre fleuves » dont le Tigre et l’Euphrate.
(2) Cette opposition sera théorisée sous une forme plus abstraite, par l’école du Yin et Yang, de Zhou qui date du 3e siècle avant J.-C.
(3) Au début du 19e siècle naît la mythologie comparée qui rassemble et compare les mythes des civilisations anciennes et celles des autres peuples.
(4) Il avait lu Les Mœurs des sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps, (1724) de Joseph-François Lafitau, ainsi que des témoignages d’Hérodote sur les Amazones.
(5) J.J. Bachofen emploie le mot de « gynocratie » plutôt que celui de matriarcat.
(6) Dès 1915, le psychologue et anthropologue William Halse Rivers Rivers (1864-1922) avait pris ses distances avec la thèse de J.J.Bachofen.
(7) L’empire Ashanti a régné sur la région du Ghana de 1700 à 1957.
(8) Alain Testart, La Déesse et le Grain, Errance, 2010.
(9) Bénédicte Manier, Quand les femmes auront disparu. L’élimination des filles en Inde et en Asie, La Découverte, 2006.

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