Dans les îles du Pacifique, le big man est un chef local. La nature de son pouvoir a beaucoup intéressé les anthropologues. Mais est-il si différent du notable, tel qu’on le rencontre dans nos contrées ?
Il existe, dans les lointaines îles de Mélanésie, un personnage particulier: le big man. Il attire l’attention de ceux qui cherchent à comprendre l’origine du pouvoir. L’apparition des big men se situe à un stade intermédiaire entre les sociétés de chasseurs-cueilleurs (réputées égalitaires) et les premières chefferies et royaumes. Le big man est un chef, mais son pouvoir ne lui a pas été transmis par l’appartenance à une caste héréditaire de seigneur. Il a acquis sa puissance, son prestige, et son pouvoir d’influence grâce à ses richesses personnelles.
Le big man est un homme d’importance: sa parole est respectée. Il intervient pour gérer les conflits et prend les décisions d’importance qui concernent la communauté. L’institution du big man a fait l’objet de nombreux travaux et débats en anthropologie.((L’anthropologue britannique Marshall Sahlins a mené l’étude pionnière sur le big man. Depuis, la notion a été beaucoup débattue. Lire également Maurice Godelier, La Production des grands hommes (Fayard, 1996).)) Mais pour l’esprit curieux qui n’a jamais mis les pieds dans les îles du Pacifique et ne comprend pas toutes les subtilités théoriques des débats anthropologiques, il y a peut-être un autre moyen d’imaginer ce qu’est un big man. Pour cela, il suffit de s’installer devant un écran et de regarder un bon vieux western. Au temps de la conquête de l’Ouest, des cow-boys et des Indiens, des villages avec shérifs et diligences, des pistolets à la ceinture, on rencontre souvent un personnage proche du big man. C’est le grand propriétaire d’un ranch: il est riche, il a de grands troupeaux, il vit dans une belle demeure avec des domestiques et se déplace entouré de quelques hommes de main. Ce big man participe aussi à la vie de la communauté. Il est l’ami du shérif et du pasteur. Il finance l’école et organise des fêtes. Finalement, son statut de chef non officiel ressemble beaucoup à celui du big man de Mélanésie.
Ce big man du Far West peut faire penser aussi aux seigneurs de guerre de l’âge du bronze1), ou aux seigneurs du Moyen Âge (avec leur domaine, leurs chevaux, et leurs hommes de main). Et pourquoi pas à certains notables que l’on trouve sous nos latitudes? Après tout, un chef d’entreprise qui a réussi dans les affaires fait un peu de politique et du mécénat local. Il devient ainsi une sorte de big man de province. Il ne faut sans doute pas aller trop loin dans l’analogie sans s’attirer les foudres des anthropologues soucieux de respecter la spécificité de chaque situation. Il n’empêche, cette comparaison, même discutable, peut être éclairante.
Comme il est difficile de se transporter en pensée dans les anciennes sociétés océaniennes ou à l’époque du néolithique, quand sont apparus les premiers pouvoirs hiérarchisés, il n’est pas si absurde d’établir des parallèles avec des situations plus familières: dans les westerns, les bourgs de province ou même dans les cités des grandes villes (où des caïds de quartier font figure de big men). Ces analogies superficielles ne correspondent sans doute pas aux canons scientifiques mais rendent les choses plus palpables et visibles. De quoi mieux introduire le sujet: l’origine du pouvoir? Ça se passe aussi près de chez nous.•
- L’archéologue James Whitley a tenté la comparaison. « Social Diversity in Dark Age Greece », The Annual of the British School at Athens n° 86 (1991 [↩]