Mon souvenir de honte le plus cuisant ? J’ai 18 ans et dans les couloirs du lycée, devant « mon public », moi le fanfaron, moi le chef de bande, je me fais exploser l’arcade sourcilière par un jeune homme de dix centimètres de moins que moi, exaspéré par mes moqueries. Toutefois, la blessure la plus cuisante n’était pas à l’œil, mais touchait mon orgueil, plus gravement meurtri.
Les jours suivants, j’arborais un œil tuméfié qui me valut sourires en coin et ricanements bien mérités. Des moments de honte, tout le monde en a connus. Une petite enquête m’a permis de rassembler quelques témoignages. Éric se souvient qu’à neuf ans, il s’est fait surprendre en train de voler en classe des craies de couleur. Le délit paraît mineur, mais le fait d’avoir été pris la main dans le sac a alimenté un cauchemar récurrent. Marie-Claire se rappelle qu’invitée à une de ses premières sorties – un anniversaire chez une amie –, elle a eu honte de la robe ridicule que sa mère lui avait offert pour l’occasion. Elle est restée cachée dans un coin de la pièce, toute la soirée, sans bouger. Quant à Nicolas, il a été surpris par sa colocataire en train de se masturber dans les toilettes : il avait oublié de fermer la porte à clé.
Le sentiment de déclassement
Un des plus fréquents motifs de honte relève du sentiment de déclassement, souvent vécu par l’enfant de milieu modeste qui n’ose avouer la profession de ses parents. Dans son roman La Place, Annie Ernaux raconte comment la bonne élève qu’elle était avait honte de ses parents – des commerçants de province qu’elle trouvait incultes et mesquins – les comparant aux professeurs de son collège, qu’elle admirait et trouvait intelligents et cultivés. Le livre d’A. Ernaux a révélé cette « honte de classe » qui fera par la suite l’objet d’études psychosociologiques(1). On peut aussi avoir honte d’être riche : Boris Cyrulnik évoque le cas de son ami Samir qui, lorsqu’il était étudiant, avait honte de l’appartement beaucoup trop luxueux que son père lui avait acheté pour ses études(2).
La honte chez le chat
Les animaux peuvent-ils ressentir la honte ? Ce n’est pas impossible : un chat qui chute malencontreusement d’un meuble ne se comportera pas de la même façon s’il est observé ou non. Si son maître le regarde, il se redresse plus vite et se lèche nonchalamment avant de repartir sans se retourner. Des signes d’embarras qui n’existent pas en l’absence d’observateur.
Source : Joël Dehasse, Tout sur la psychologie du chat, Odile Jacob, 2005.
Autres matrices de la honte, les défauts physiques : boutons d’acné de l’adolescence, nez trop long, culottes de cheval, etc., autant de complexes qui font que l’on préfère cacher son corps aux yeux des autres ; et n’oublions pas les échecs en tout genre, de l’examen raté au licenciement en passant par la cuisante défaite pour un sportif.
Émotion sociale par nature, la honte produit une blessure narcissique liée à un sentiment de dévalorisation de soi et a profondément à voir avec le regard désapprobateur (réel ou supposé) d’autrui.
Phénoménologie de la honte
Charles Darwin a consacré à la honte le dernier chapitre de son étude sur L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux (1872). Il remarque que la honte se manifeste par des réactions caractéristiques : alors que la colère ou la peur font pâlir, la honte fait rougir. Elle provoque aussi une confusion de l’esprit et des réactions embarrassées (posture rigide, yeux baissés). Le rougissement, note Darwin, varie beaucoup selon les individus. Mais, en général, les enfants rougissent plus que les adultes et les femmes plus que les hommes. Y aurait-il un sens de la honte plus marqué selon l’âge et le sexe ?
La honte produit une réaction de repli. Celui qui s’est ridiculisé en public éprouve aussitôt l’envie de fuir ou de disparaître : « J’ai eu tellement honte, j’aurais voulu disparaître sous terre ! ». La honte peut n’être qu’une émotion temporaire, liée à une « gaffe » faite en public ou une situation momentanément embarrassante ; mais elle peut également être un symptôme au long cours chez celles et ceux qui éprouvent un complexe. Cette honte-là colle à la peau et ses effets sont durables. Il est des personnalités honteuses qu’une faible estime de soi pousse à se soustraire du regard des autres. Ils se réfugient dans une « crypte honteuse ».(3)
Faut-il distinguer la honte de la culpabilité ? Le psychanalyste Michael Lewis a proposé la différence suivante(4) : alors que la culpabilité porte sur une faute commise, la honte porte sur l’image de soi. On se sent coupable d’avoir fait quelque chose de mal, on est honteux de ce que l’on est.
Un puissant régulateur des conduites
La honte est sans aucun doute un sentiment universel : on ne connaît pas de sociétés d’où elle serait absente(5), mais elle est plus ou moins cultivée selon les milieux. L’anthropologue Ruth Benedict parlait de « culture de la honte » (shame culture) à propos de la Chine et du Japon. En Chine, « garder la face » est un enjeu central dans les relations personnelles ; au Japon, le suicide est une façon d’échapper à la honte.
À certaines époques, l’humiliation fut un moyen de châtiment. Au Moyen Âge, la condamnation au pilori consistait à être attachée en place publique, sous le regard de tous, un tel châtiment existait aussi en Chine et au Japon. On inscrivait les fautes de la personne sur un écriteau, attaché à son cou : la pratique a été couramment utilisée durant la révolution culturelle chinoise.
La peur d’être moqué, ridiculisé ou d’être réprouvé par son groupe inhibe les comportements déviants : en ce sens, la honte se révèle un puissant régulateur des conduites. •
(1) Vincent de Gaulejac, Les Sources de la honte, Desclée de Brouver, 1996 ; voir aussi une approche historienne du sujet par Jean-Claude Vimont, « La honte sociale et l’historien », Histoire@Politique, n° 7, 2009/1.
(2) Boris Cyrulnik, Mourir de dire : la honte, Odile Jacob, 2010.
(3) Nicolas Abraham et Maria Torok, L’Écorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1978.
(4) Michael Lewis, Shame : the exposed self, Free Press, 1992.
(5) M.J. Casimir et M. Schnegg, « Shame across cultures : The evolution, ontogeny and function of a Moral Emotio », in Between Biology and Culture : Perspectives on Ontogenetic Development, Cambridge University Press, 2002.)
« Shame on you ! » : la stratégie de la honte
Dans les années 2000, les grandes multinationales américaines ont transféré une partie de leur production en Asie – Chine, Inde, Pakistan – où les coûts étaient beaucoup moins élevés.Difficile de passer pour une entreprise « cool » quand on confie la fabrication de ses ordinateurs, iPhones, chaussures, à des néo-esclavagistes. Les campagnes de « name and shame » (qui signifie quelque chose comme « couvrir de honte ») menées par les ONG, et relayées sur les réseaux sociaux, les ont forcées à revoir leurs stratégies. Une fois « montrées du doigt », les multinationales Apple, Nike et bien d’autres ont dû renoncer à travailler avec certains sous-traitants et signer des chartes de bonne conduite. Désormais, le « name and shame » est une arme reconnue pour forcer les entreprises à respecter certaines règles d’éthique. Et celles qui ne s’y conforment pas prennent des risques pour leur réputation (et donc leur clientèle future).
Bonjour, il me semble que dans vos exemples vous décrivez plusieurs types de honte, dont certains paraitront même ridicules avec le temps. A mon sens la honte qui dure et qui peut peut-être même aller jusqu’à vous ronger, c’est quand vous réalisez qu’une action que vous avez conduite est en totale contradiction avec vos valeurs.