L’enfant est le père de l’adulte

L’enfant vivrait dans l’imaginaire, l’adulte dans le réel. Le monde enfantin serait magique et fantastique, celui de l’adulte rationnel et réaliste. L’enfant passerait son temps à jouer, l’adulte à travailler. Il est temps de déconstruire ce grand clivage, qui a servi à penser la différence entre ces deux âges : enfants et adultes ne vivent pas dans des mondes si étrangers.

En 1925, Maurice Ravel présente son célèbre opéra, L’Enfant et ses sortilèges. Le livret, écrit par Colette, raconte l’histoire d’un garnement capricieux qui, dans un accès de colère, détruit tout ce qui l’entoure. Puis, les objets et animaux maltraités se réveillent, se révoltent et décident de se venger. Ces objets qui s’animent et prennent la parole reflètent bien l’imaginaire de l’enfant tel qu’on le concevait il y a un siècle. Au moment où Ravel et Colette composent leur conte musical, le jeune Jean Piaget expose dans ses premiers livres une version psychologique de l’univers magique de l’enfant. À partir de deux ans, une fois acquis la fonction symbolique, l’enfant entre dans la pensée: une pensée d’abord magique et animiste. Magique, car il croit à l’existence de pouvoirs fabuleux : les fées et sorcières ont des baguettes magiques et les bons génies possèdent des pouvoirs extraordinaires. La pensée animiste lui fait croire que les animaux peuvent parler, et que les arbres peuvent se mettre à rire, à danser ou même se mettre en colère.

Le grand partage
Cette pensée de l’enfance correspond en tout point à l’image que l’on se fait alors des peuples « primitifs ». Pour le philosophe Lucien Lévy-Bruhl (1857- 1939), « l’âme primitive » baigne dans la magie et les mythes. Les primitifs sont animistes: ils vivent dans un monde magique et croient aux sortilèges; ils pensent que la nature est animée par des forces et personnages invisibles, que la forêt abrite des lutins, des djinns, des bons ou mauvais génies, que le Soleil et la Lune sont des êtres vivants, animés de bonnes ou mauvaises intentions Les « primitifs » représentent en quelque sorte l’enfance de l’humanité. L’enfant, en grandissant, est censé perdre progressivement ses illusions: sa pensée devient réaliste et rationnelle. De même, l’histoire est entrée dans son âge de raison avec la civilisation. Les Grecs ont inventé la raison, la science et la philosophie, mettant ainsi fin à un âge de l’humanité où régnaient les mythes et la pensée magique. Cette correspondance entre la pensée de l’enfant et celle du primitif n’est pas due au hasard: Jean Piaget a suivi les cours de Lucien Lévy-Bruhl. À l’époque, les psychanalystes partagent également ce point de vue (1).

À vrai dire, ce « grand partage » entre pensée magique et pensée scientifique, entre mythe et science, imagination et raison, qui recoupe l’opposition enfant/adulte et primitifs/civilisés est resté ancré dans les esprits durant une grande partie du 20e siècle. Les surréalistes considéraient les enfants et les primitifs comme des « poètes naturels ». Dans les années 1940, Georges Bachelard défendait l’idée d’une dichotomie entre l’imagination et la raison comme deux pôles opposés de la pensée humaine: l’un tourné vers l’abstraction et la rationalité scientifique, l’autre vers l’imaginaire et la poésie. Il faut attendre les années 1980 pour que cette vision soit contestée. Tout d’abord, les anthropologues ont fait leur sort à l’idée d’un « grand partage » entre des primitifs animistes et des modernes rationnels (2). Et chez les civilisés que nous sommes, la science et la technique coexistent avec des croyances magiques (sinon il n’y aurait pas tant de guérisseurs et d’horoscopes!). De leur côté, les psychologues de l’enfant ont remis en cause l’opposition entre la pensée magique et la rationnelle, même si elle continue à être véhiculée. Quant aux contes et récits de l’enfance, l’histoire et la sociologie montrent clairement qu’ils ne sortent pas spontanément du cerveau des enfants, mais qu’ils sont des inventions d’adultes destinés aux enfants, ce qui est fort différent. Tout cela nous conduit à réviser de fond en comble notre vision de l’enfance (et de l’adulte) et d’envisager le passage de l’une à l’autre sous un nouveau jour.

La souffrance cachée des enfants modèles

Il est des enfants trop sages. Ils travaillent bien à l’école. Ils font leurs devoirs sitôt rentrés chez eux, sont serviables et savent se rendre utiles. Il est des sœurs aînées qui, à moins de 10 ans, s’occupent avec soin de leurs petits frères ou petites sœurs et se comportent déjà comme des mères de substitution. Il est des enfants qui intègrent très tôt les interdits, les idéaux parentaux et cherchent à se couler dans le moule de « l’enfant sage ». Les psychologues parlent même d’une « névrose de l’enfance » pour évoquer ces enfants trop sages, qui cherchent à se conformer trop étroitement au modèle parental qu’ils pensent qu’on attend d’eux. Responsable… de ses parents L’âge de l’enfance n’est pas forcément celui de l’insouciance. Certains enfants portent très tôt sur leurs parents un regard d’adulte et se sentent responsables d’eux. Tel est le thème du roman Sukkwan Island de David Vann. Un père et un fils partent ensemble sur une petite île, le père souhaite « décrocher » durant quelque temps de la vie ordinaire et vivre une petite aventure à deux, avec son jeune fils. Très vite, on comprend que le plus responsable des deux n’est pas celui auquel on pense. Le garçon de 13 ans se soucie des questions matérielles, surveille son père, s’inquiète des conséquences de ses projets aventureux. Tour à tour, le romancier nous fait partager ses pensées intérieures. L’un des tours de force de ce roman est d’avoir réussi à reconstruire les deux univers mentaux : le regard d’un enfant raisonnable sur un père immature; celui d’un père irresponsable et qui trouve de bonnes raisons à ses folies. 

Vivre dans sa bulle
Les enfants vivraient dans une bulle imaginaire alors que les adultes habiteraient le monde réel: ce clivage ne résiste pas à l’examen. L’imagination humaine ne s’éteint pas à l’âge adulte, tout au plus se fait-elle simplement plus discrète et revêt des aspects différents. Les bulles des adultes prennent la forme de pensées intérieures qui les accompagnent du matin au soir. Certes, leurs rêves éveillés sont plus pragmatiques: il faut mobiliser son imagination pour concevoir des repas, organiser le travail ou préparer l’avenir. Mais les pensées intérieures les font aussi s’évader en pensée: des prochaines vacances à leur vie future. Jusqu’à un âge assez avancé, les adultes s’inventent en secret des vies nouvelles (3). Eux aussi héroïsent leur vie, se voient riches ou célèbres, se bâtissent des châteaux en Espagne ou, au contraire, angoissent à l’idée tomber malade ou de perdre leur travail (4). Inversement, le monde mental des petits n’est pas fait que de fantasmagorie. À partir de trois ans, un enfant commence à se faire une représentation du temps assez structurée, et se projette parfois dans l’avenir de façon tout à fait réaliste. Il sait qu’en grandissant il va aller à l’école; il attend son anniversaire et imagine une fête avec ses amis; il a hâte (ou redoute) d’aller dormir chez papa ou maman, le week-end, etc. Il se pose aussi des questions sur les âges de la vie et la mort: qu’est-ce qu’on devient après? Aux côtés de ses héros et amis imaginaires, il y a bel et bien une place dans ses pensées pour des êtres plus réels comme les parents, les grandsparents ou les enseignants.

Se faire des films
Les enfants adorent les histoires. Le soir, avant de s’endormir, ils réclament leur dose de fiction. Les adultes sont-ils si différents? Une fois les enfants couchés, les parents fatigués ouvrent un livre ou s’installent derrière leur écran. Les voilà plongés à leur tour dans des mondes fictifs: films, séries ou romans, avec leurs dramaturgies, leurs ailleurs, leurs intrigues, leurs héros ou anti-héros. Les histoires d’adultes seraient-elles moins fantasmagoriques que celles destinées aux petits? Certes, il y est moins question de loups et d’ogres, de petits chats perdus ou de héros aux superpouvoirs, mais le fantastique n’a pas disparu (sans quoi Game of Thrones, La Servante écarlate ou James Bond n’auraient pas connu de tels succès). Inversement, les histoires pour enfants, même quand elles se déroulent dans des mondes fantastiques, brodent en fait autour de situations très réalistes et abordent des sujets existentiels: il y est question d’amitié, de rivalité, de jalousie, de pouvoir tyrannique et de quête de liberté. Derrière le merveilleux se cache souvent l’ordinaire. Jeux d’enfants, jeux d’adultes Les enfants passent une grande partie de leur temps à jouer. Dès le réveil, en s’habillant, en déjeunant, sur le chemin de l’école, dans la cour de récréation, parfois en classe, l’enfant joue. Certains jeux sont locomoteurs (courir, sauter, bondir, lancer et attraper une balle, faire du vélo), d’autres relèvent plus du jeu de rôle (s’imaginer en princesse, en guerrier, en docteur ou maîtresse). Beaucoup combinent les deux dimensions. Ces activités ludiques ont longtemps été expliquées comme une préparation à la vie adulte. Par ses activités physiques, l’enfant exerce son corps. À travers les jeux de rôles, il se glisse dans la peau de personnages adultes aux postures stéréotypées. Mais si le jeu n’était qu’une préparation à la vie future, pourquoi les adultes continuent-ils à jouer? Car ils sont aussi de grands joueurs. Dans le métro, on en voit s’adonner aux mots fléchés et sudokus ou jeux vidéo (à quoi se préparent-ils donc ?). Pourquoi des adultes jouent-ils de la musique, font-ils de la peinture, collectionnent-ils des objets? Beaucoup pratiquent un sport ou se passionnent pour le foot, le rugby, le basket, le vélo ou les courses de voitures? Regardez ces grands enfants devant leurs écrans, criant pour soutenir leur équipe ou leur champion, le cœur battant. Tout cela est-il bien sérieux ? Il n’est pas sûr d’ailleurs que la distinction entre jeu et travail soit toujours pertinente. Si on admet que la vie sociale est une scène, pourquoi le médecin qui ausculte, le cuisinier devant ses fourneaux, la maîtresse au tableau seraient-ils si différents des enfants en train de jouer un rôle? Le charpentier sur le toit de la maison n’est-il pas encore cet enfant qui grimpait dans les arbres pour y construire une cabane?

L’enfant qui est en nous
L’enfant qui vit dans sa bulle et l’adulte qui habite le monde réel ; l’enfant crédule et l’adulte rationnel, l’enfant joueur et l’adulte sérieux : ces oppositions ne sont pas pertinentes. Sans doute les centres d’intérêt évoluent-ils entre petits et des grands, mais ce ne sont pas deux mondes si étrangers. On comprend mieux pourquoi les adultes de tout âge replongent si vite en enfance en jouant avec leurs propres enfants. S’il leur manque l’énergie pour glisser sur les toboggans, bondir, courir et grimper aux arbres, ce n’est pas l’envie qui leur manque. Chez l’incorrigible adulte rêveur, l’enfant est encore là. Et chez le petit qui lui tient la main, l’adulte qu’il deviendra est déjà présent. William Wordsworth (1770-1850) l’avait formulé en poète: « L’enfant est le père de l’homme (5). »

Notes :

(1) Voir François Châtelet dans Une Histoire de la raison. Entretiens avec Émile Noël, Seuil, coll. « Points sciences », 2015.
(2) Voir Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte, 2006.
(3) Lire « Quand je serai grand… », L’Humanologue n° 3.
(4) Lire le dossier « À quoi tu penses? », L’Humanologue n° 5.
(5) Extrait du poème The rainbow (1802).

Les enfants sont cruels, obscènes, menteurs et cyniques

L’image d’une enfance vertueuse et angélique ne résiste pas à l’observation. Les enfants savent aussi être parfois cruels, obscènes, cyniques, menteurs. Des « pervers polymorphes », selon Sigmund Freud.
• Les enfants sont cruels. Chez les bébés, mordre ou griffer un autre bébé pour lui prendre son jouet est un comportement courant. Cela relève de l’autodéfense ou de l’affirmation de soi plutôt que de la malveillance ou du sadisme. Ce n’est que plus tard, dans les cours d’école, qu’une autre forme de violence plus « perverse » surgira. Les brimades ne se limitent pas à quelques caïds harceleurs. Les moqueries, insultes, surnoms méprisants, menaces, mises à l’écart, sont monnaie courante et concernent tous les enfants, sans distinction d’âge ou de milieu social. (1)
• Les enfants sont grossiers. On le sait, les petits se régalent des gros mots. À trois ans, le goût immodéré pour le « caca-pipi » qui les fait se tordre de rire n’est pas le signe d’une méconnaissance des codes sociaux. Il manifeste au contraire un réel plaisir de braver l’interdit. De même, le goût pour certains anti-héros de fiction sales, menteurs, tricheurs – comme les Crados, les Simpsons ou les protagonistes de South Park –, relève du plaisir de patauger dans la fange.
• Les enfants sont menteurs. Tous les enfants mentent. Et même très souvent. Ils mentent pour cacher leurs fautes, souvent bénignes, pour se mettre en valeur auprès de leurs camarades, ou pour dissimuler un motif de honte. 
(1) Jean-Pierre Bellon et Bertrand Gardette, Harcèlement et brimades entre élèves. La face cachée de la violence scolaire, Fabert, 2010.

2 réactions sur “L’enfant est le père de l’adulte

  1. Je me suis toujours demandé pourquoi l’enfant ^innocent et pur^ devient souvent un adulte ^pourri^ ou abject pour utiliser un langage soutenu.
    Cet article me donne une partie de la réponse : parceque c’est sa nature en tant que humain.
    Ce qui confirme mon idée :
    Le problème de l’humanité, c’est l’humain.

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