Dans Le Marché des Dieux, D. Desjeux montre que l’essor de la religion du Christ ne peut être séparé d’un mouvement général d’essor du monothéisme, lequel a débuté bien avant la naissance de Jésus et s’est poursuivi plusieurs siècles après. En l’an 70, date de la destruction du temple de Jérusalem, les Juifs représentent près de 10 % de la population de l’Empire romain : les communautés étaient donc répandues bien au-delà du royaume d’Israël et ne cessaient de recruter de nouveaux adeptes(3). Les deux variantes du monothéisme vont alors entrer en concurrence. Pourquoi le christianisme a-t-il réussi à s’imposer ? D. Desjeux aborde la question en tant qu’anthropologue de l’innovation. Le groupe judéo-chrétien a pu élargir la base des adeptes du monothéisme en adoptant plusieurs innovations majeures. Pour pouvoir s’ouvrir aux païens, Paul n’a plus exigé le rite de la circoncision (remplacé par le baptême), les interdits alimentaires (nourriture casher) ou encore le respect du shabbat. La levée de ces obstacles a rendu beaucoup plus facile le recrutement de nouveaux adeptes.
Qu’est-ce qui rendait le christianisme si attractif ? La perspective de la vie éternelle était certes un atout, mais il ne faut pas surestimer ce facteur : les religions de l’Antiquité servaient plus à affronter les épreuves de la vie (vie meilleure, guérison, société nouvelle) que la vie après la mort(4). D’autres facteurs ont joué. Les citoyens de l’Empire romain vivaient une époque peu ou prou comparable à la nôtre : économiquement riche, mais moralement pauvre et traversée de nombreuses contradictions. Les religions qui se développaient alors proposaient soit une forme de salut terrestre, soit la perspective d’une vie meilleure, plus morale, plus digne d’être vécue, ce que n’offraient plus les anciennes religions civiques.
Les religions dans le sillage des empires
Gabriel Martinez-Gros avance une autre thèse originale pour expliquer le succès du christianisme à la fin de l’Empire romain. Dans La Traîne des empires, l’historien soutient que la religion chrétienne n’a fait qu’accomplir un destin que l’empire ne pouvait assumer.
Une fois la phase de conquête terminée, l’empire a dû assimiler des populations, les désarmer afin de pacifier l’immense espace conquis. À son apogée, après s’être imposé par la conquête guerrière, l’empire aspire enfin à la paix. Or il a besoin d’une doctrine universelle, susceptible de parler à toutes les régions et toutes les couches de la population. Pacifisme et universalité : c’est justement ce que propose la religion chrétienne et voilà en quoi elle était nécessaire à l’empire, de son apogée au début de son déclin.
Selon G. Martinez-Gros, cette grille d’analyse peut s’appliquer également à la diffusion du bouddhisme en Chine et à la fondation d’un empire musulman (dont il est un spécialiste).
Le titre de son livre, énigmatique de prime abord, s’explique ainsi : les trois grandes religions que sont le christianisme, le bouddhisme et l’islam sont nées dans le sillage d’empires en fin de course, entrant dans une phase d’impuissance, incapables de poursuivre leur marche en avant. •
(1) Dominique Desjeux, Le Marché des Dieux. Comment naissent les innovations religieuses. Du judaïsme au christianisme, PUF, 2022 ; Gabriel Martinez-Gros, La Traîne des empires. Impuissance et religions, Passés composés, 2022.
(2) Voir « Le christianisme, une histoire en trois temps », L’Humanologue n° 3.
(3) Voir « Le christianisme, une histoire en trois temps », L’Humanologue n° 3.
(4) Voir « La religion sert-elle vraiment à affronter la mort ? », L’Humanologue n° 2.
Les religions romaines : une diversité de cultes
Il n’existe pas une religion romaine, mais un conglomérat de cultes différents. À l’époque de l’empire, chaque cité a ses dieux et le devoir de chaque citoyen est de participer aux cérémonies collectives. Les grandes familles romaines ont aussi leur propre culte familial, centré sur les ancêtres, et dont le chef de famille est l’officiant. Avec l’empire, de nouveaux cultes sont apparus : le culte de l’empereur (depuis Auguste, les César aspirent à se faire diviniser) ou encore les « cultes à mystères » – dont le bacchisme (culte de Bacchus) ou l’orphisme qui de cultes corporatifs se sont mués en religion de salut personnel – qui ont été importés d’Égypte. Le culte de Mithra (divinité iranienne) s’est rapidement diffusé dans tout l’Empire romain entre le 1er siècle et la fin du 4e siècle, ce qui a fait dire à Paul Veyne dans Quand le monde est devenu chrétien que « si le christianisme ne s’était pas imposé, nous serions tous aujourd’hui des adeptes de Mithra ».
Il faut aussi signaler que les philosophies stoïcienne et épicurienne comportaient aussi une forte composante religieuse qui en faisait des équivalents et concurrents des religions. Leur attractivité tenait moins au salut dans l’au-delà que dans une autre offre, celle d’un modèle de vie valorisant : être un homme de bien, digne, respectable, vertueux et donc reconnu comme tel par sa communauté.