De la caste (en Inde) à la race (en Amérique)

La caste est à l’Inde ce que la race est à l’Amérique. Voilà la thèse provocante défendue par Isabel Wilkerson dans Caste : The Origins of Our Discontents, un essai paru en 2020 qui a valu à son auteure une série d’éloges.

Rappelons d’abord ce que sont les castes en Inde. Longtemps, on les a assimilées aux quatre « varnas » de l’hindouisme classique qui divise la société en quatre groupes : 1) la caste pure des brahmanes, chargée des fonctions religieuses ; 2) la caste des guerriers et des princes qui domine la société et la protège ; 3) la caste des marchands, artisans, paysans et 4) la caste des domestiques.

Ceux qu’on appelle les « intouchables » ne font pas partie des castes. Ils exercent les métiers les plus vils : du boucher à la sage-femme en passant par les chasseurs et les pêcheurs. À ce titre, ils sont « intouchables » parce que considérés comme impurs.

Le vieux système des varnas s’apparente aux trois ordres du Moyen Âge (prêtres, chevaliers et paysans) mais n’a guère de signification pour les Indiens.

La réalité des castes en Inde correspond plutôt au découpage de la société en « jati ». Une caste « jati » correspond à un métier et à un statut qui lui sont associés. Il y a des centaines de jatis : celles des charpentiers, des bergers, des tailleurs, des coiffeurs, etc. Ces métiers se sont longtemps transmis de père en fils. Les mariages se font à l’intérieur d’une caste ou entre castes proches. Pas question pour un fils de brahmane d’épouser la fille d’un tapissier. Ces castes sont classées selon une hiérarchie de prestige.

Le système des castes a été officiellement supprimé en Inde depuis 1947. Des politiques incitatrices ont été menées en faveur des basses castes ou des intouchables (hors castes). Pour favoriser leur ascension sociale, des emplois leur ont été réservés dans la fonction publique. Mais ces politiques ont provoqué le mécontentement d’autres communautés. En 2015, des émeutes très violentes ont eu lieu dans plusieurs régions de l’Inde : des petits paysans (de l’ancienne caste des Jat) ont réclamé d’avoir eux aussi des quotas d’emplois dans l’administration.

La réalité des castes a encore la vie dure en Inde. Dans les faits, s’il y a un relatif brassage des castes du fait de l’apparition de professions nouvelles, de mariages mixtes, et de l’évolution de l’éducation et des mœurs, force est d’admettre que le système reste vivace dans les villages et dans certaines zones urbaines.

Un système de ségrégation

La notion de caste fut longtemps considérée comme une spécificité indienne. Bien d’autres sociétés connaissent des formes d’inégalités et de discrimina- tions sociales, mais seule l’Inde aurait développé un système de ségrégation de castes, fondé sur une idéologie du pur et de l’impur, une stricte endogamie (on se marie entre soi), une transmission héréditaire des statuts et métiers, le tout allié à des normes sociales très strictes : le bannissement et parfois le meurtre de celui qui enfreint la loi de la caste.

Cette spécificité indienne de la caste, voilà justement ce que conteste Isabel Wilkerson. Dans son livre, elle ose même établir un parallèle entre les castes en Inde, les races aux États-Unis et celles de l’Allemagne nazie. Castes et races possèdent, en effet, beaucoup de traits communs : une idéologie de la supériorité morale de certains groupes, une hiérarchie des fonctions, l’interdit du mariage entre différents groupes, la transmission héréditaire du statut, une stigmatisation et une déshumanisation des groupes inférieurs.

Est-il légitime de transposer, trait pour trait, la notion de caste indienne aux races en Amérique ? Les Noirs et les minorités ethniques sont-ils comparables aux basses castes indiennes ? Le livre d’Isabelle Wilkerson s’inscrit dans une tendance récente des sciences sociales qui consiste à établir des ponts entre des réalités qui étaient jusque-là considérées comme propres à chaque société : les castes en Inde, les races aux États-Unis, les ethnies en Afrique, les classes sociales ailleurs.

Certains sociologues vont jusqu’à considérer que les inégalités de genre entre homme et femme relèvent du même type de discrimination. Après tout, les femmes ont été considérées comme des « sous-hommes », confinées dans des emplois subalternes, privées de certains droits !

Comme toujours dans les domaines des sciences sociales, ces questions font l’objet de vifs débats (1). Pour les uns, à trop élargir les notions, on risque de perdre toute spécificité dans l’analyse des situations. Les notions trop larges sont comme des vêtements trop amples, ils peuvent être portés par tout le monde, mais ne permettent plus de voir la silhouette de cha- cun. Inversement, à trop restreindre les notions selon des critères étroits, on ne voit plus les traits communs entre des situations éloignées. C’est tout le dilemme des études comparatives. •

(1) Justifier l’ordre social. Caste, race, classe et genre, dir. C. Jaffrelot, PUF, 2013.

Les castes en Afrique

Les castes ne sont pas une spécificité indienne. Elles sont présentes également en Afrique de l’Ouest, même si elles n’ont jamais eu de caractère officiel.

Oumar et Marianne se sont rencontrés au lycée où ils faisaient partie d’un petit groupe d’amis. Des années plus tard, ils se sont retrouvés et se sont fréquentés. Oumar est très « intelligent et séduisant », selon Marianne. Mais la jeune femme savait que rien ne pouvait se passer entre eux. Son nom « K » indique sa provenance : il appartient à la caste des griots. Elle est descendante de « castes nobles ».
Oumar et Marianne sont tombés amoureux et ont débuté une liaison. Puis la jeune femme est tombée en- ceinte. Quand son père l’a appris, il l’a jetée hors de la maison. Quelques semaines plus tard, elle a fait une fausse couche. Elle est retournée chez elle mais le lien s’est brisé avec son père. Son oncle et une partie de sa famille l’ont soutenue, mais leur mariage est inenvisageable. Cette histoire n’appartient pas au passé. Elle se passe aujourd’hui au Mali. En Afrique de l’Ouest, le système des castes remonte au Moyen Âge au temps de l’empire du Mali. À l’époque, la société est divisée en trente clans : hommes libres, griots, marabouts, artisans, forgerons, etc. Ces groupes ont un ancêtre  commun. Une charte établie en 1236 par le roi Soundiata Keïta assigne à un clan une fonction précise. Et chacun doit rester à sa place (selon le même principe que le dharma indien). Le griot a une fonction de conteur, de mémorialiste et de médiateur. Son rôle et sa dignité sont presque équivalents à ceux des guerriers, du marabout guérisseur ou du représentant de l’autorité religieuse. Il pouvait entretenir de bonnes relations avec les artisans, les forgerons… mais nul n’aurait songé à ce qu’un des membres de ces castes se marie avec une personne noble, descendante du roi. Pas plus d’ailleurs qu’il ne se marie avec des paysans ou des esclaves. Les divisions en castes restent encore présentes dans le Mali d’aujourd’hui comme dans la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest. L’appartenance d’une personne à telle ou telle caste s’identifie facilement par son nom (un peu comme si, en France, on associait le nom Da Sousa à un Portugais appartenant à la caste des maçons). Ce qui conduit les membres de la confrérie soufie Laveniyya, opposée au système des castes, à changer de nom pour ne pas avoir à dévoiler leurs origines.

2 réactions sur “De la caste (en Inde) à la race (en Amérique)

  1. Des groupes ayant une fonction économique commune, un métier commun, des rites religieux particuliers bien qu’inscrits dans la religion dominante, pratiquant une endogamie plus ou moins stricte, existent dans beaucoup de cultures humaines sur tous les continents. Dans l’Europe, du Moyen-Age jusqu’au siècle des Lumières, les corporations répondaient à ces critères. On peut effectivement les rapprocher des castes indiennes. Mais il ne faut pas oublier les spécificités du monde indien. A l’occasion de missions professionnelles en Inde au début des années 1990, j’ai eu l’occasion de découvrir l’incroyable diversité socio-culturelle du sous-continent. Les castes propres à l’hindouisme, largement majoritaire en Inde, ont résisté à la volonté du Parti du Congrès d’effacer les communautarismes religieux pour faire émerger un état moderne après indépendance. On ne se marie pas en dehors de sa caste, mais en réalité la caste se subdivise en multiples sous-ensembles ; les annonces des agences matrimoniales dans les journaux révèlent l’existence d’innombrables sous-castes. A cette fragmentation à l’intérieur à l’Hindouisme, s’ajoutent les différentes obédiences des autres grandes religions, mais on oublie souvent les peuples autochtones. Avant les migrations de l’âge du bronze qui ont apporté les mythes védiques et une langue aryenne, l’Inde était peuplée de multiples groupes aborigènes dont les descendants ( les « tribes ») représentent aujourd’hui environ 100 millions de citoyens indiens. Ces tribus ne sont pas des intouchables, elles sont en dehors du système des castes. Au cours de la longue période historique, Il semble qu’il n’y ait pas eu de melting pot, les nouveaux arrivants ont formé une nouvelle couche qui s’est ajoutée à la mosaïque indienne. Même si les frontières communautaires ne sont pas totalement étanches, elles ne sont pas abolies. A l’opposé de la société étasunienne, obsédée par la couleur de la peau, il n’existe aucune distinction raciale en Inde, c’est même un tabou partagé par toutes les communautés, seules les castes et les appartenances religieuses ou culturelles comptent. Le système des castes est-il un élément protecteur contre les préjugés racistes ? C’est ce que prétendent des hindous traditionnalistes, et il y a effectivement des brahmanes à la peau claire ou noire ou aux yeux bridés selon les régions. En fait, le visiteur européen perçoit quand même des indices d’une hiérarchie selon la couleur, peut-être plus fantasmée que réelle, par exemple dans la demande des gens de blanchir les visages sur les photos de mariage. Contrairement aux Etats-Unis, l’Inde ignore tout suprématisme racial ; les indiens se massacrent pour d’autres distinctions que la couleur de la peau, et ils ne sont pas les seuls.

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