Des fourmis si humaines…

. À quoi pourrait ressembler l’existence d’autres civilisations dans l’univers ? Pour répondre à cette question, inutile de spéculer sur la vie dans des galaxies lointaines. Il suffit de baisser la tête : une civilisation totalement étrangère à la nôtre existe déjà près de nous.

Celle des fourmis.

Les humains n’ont pas inventé la civilisation. Il y a 100 millions d’années, au bon vieux temps des dinosaures, des fourmis primitives vivaient déjà en communauté, construisaient des dômes et élevaient ensemble leurs larves. Le principe de la coopération fut efficace. Quelques millions d’années plus tard, des fourmis étaient capables de construire des cités complexes, avec galeries, greniers, chambre royale, couveuses, salle d’hibernation, salles de garde, cimetières et systèmes d’aération. Des milliers d’individus s’y activent pour transporter la nourriture, nourrir les larves, nettoyer, réparer, chasser les intrus, etc. Bien avant les humains, certaines espèces de fourmis pratiquaient déjà l’agriculture (en cultivant des champignons sous terre), d’autres l’élevage de pucerons (pour récolter leur miellat) ; d’autres, comme les fourmis amazones rouges (Polyergus rufescens), pratiquent l’esclavage. Elles s’emparent des larves qui, une fois nées, travaillent pour le compte de leurs ravisseuses.

D’où cette énigme : comment ces insectes ont-ils pu construire de véritables sociétés, sans gros cerveau, sans chef ni centres de décision ?

Qui sont-elles ?

Le nombre de fourmis sur terre est pharamineux : le ratio est d’un million de ces créatures pour un seul humain, soit dix millions de milliards de fourmis ! Elles ont colonisé presque tous les habitats. Leurs spécialistes – les myrmécologues – en ont répertorié 12 000 espèces, et on découvre des centaines de nouvelles espèces chaque année1. Les fourmis varient en taille, physionomie, mode de vie et comportements. Certaines sont minuscules (moins d’un millimètre) ; d’autres, comme la fourmi « balle de fusil » (Paraponera clavata), mesurent près de 4 cm. Certaines sont souterraines et ne sortent jamais à l’air libre, d’autres vivent sur la canopée des grands arbres tropicaux et ne touchent jamais le sol. Certaines sont de redoutables carnivores (comme les fourmis légionnaires), d’autres végétariennes (ou champignovores) ; certaines sont très agressives, d’autres inoffensives (voir encadré sur les fourmis « stars »).

Mais par-delà leurs différences, il existe des traits communs. À commencer par le fait de vivre en société2. La fondation d’une colonie se déroule selon un même scénario. Au départ, une reine. Un peu plus tôt, elle avait quitté la colonie avec quelques dizaines d’autres mâles et femelles volantes. Car les futures reines et leurs prétendants possèdent alors des ailes – et divers oiseaux vont s’en régaler lors de cet envol collectif. Les reines attirent la convoitise des mâles : les phéromones qu’elles dégagent sont pour eux irrésistibles ! Une femelle s’accouple en général à plusieurs mâles.

Une fois fécondée, sa nouvelle vie commence. Elle se débarrasse de ses ailes et part en quête d’un endroit favorable pour s’installer. Une fois trouvé, elle creuse un trou et y pond ses premiers œufs. Les semaines suivantes, la jeune mère va s’occuper seule de sa progéniture ; bientôt les œufs vont devenir larves, puis nymphes et enfin adultes. Parvenues à maturité, les nouvelles fourmis prennent le relais. À partir de ce moment, la reine va se consacrer exclusivement à pondre dans une chambre royale aménagée spécialement par les jeunes ouvrières. Une nouvelle colonie est née.

À quoi ressemble la vie d’une fourmi ? Adulte, elle se met au travail, et l’immense majorité d’entre elles sont des ouvrières. Chez les fourmis moissonneuses, par exemple, une division du travail s’établit selon l’âge : les plus jeunes restent au nid pour nourrir ou nettoyer leurs cadets, puis, un peu plus âgées, elles s’aventurent à l’extérieur ; les fourragères s’occupent du ravitaillement ; les guerrières patrouillent pour repérer d’éventuels ennemis, notamment des fourmis de colonies voisines qui sont alors aussitôt attaquées.

Les fourmis communiquent entre elles de diverses façons : par des contacts physiques (en se touchant les antennes), des odeurs (émises par des phéromones), la vue (en prenant des postures caractéristiques) mais aussi des cris, très aigus et inaudibles pour les humains.

Mais comment font-elles pour se répartir le travail ? Cela reste une question ouverte et les spécialistes en débattent : débats qui dégénèrent parfois en disputes car tous ne sont pas d’accord sur le sujet.

L’énigme de la coopération

Pour Edward O. Wilson (1929-2021), le pape de la discipline (voir encadré p. 127), les fourmis forment des bataillons de soldats et d’ouvrières besogneuses dont les activités sont parfaitement réglées : les gènes commandent des comportements instinctifs très stéréotypés qui sont déclenchés par un événement ou les interactions entre fourmis. La colonie forme ainsi un « super-organisme » où chacun a un rôle précis à jouer. La spécialité de chaque fourmi est déterminée par son sexe. Les mâles, en petit nombre, sont totalement oisifs : ils attendent simplement le moment de l’envol nuptial pour tenter de s’accoupler. Ce moment signe aussi celui de leur mort : aucun ne survit plus de quelques heures à l’accouplement (pour les rares à y être parvenus !). Les ouvrières se répartissent en « castes » (nettoyeuses, pouponnières, fourragères ou guerrières). Chaque individu serait donc programmé, selon E. O. Wilson, pour quelques tâches élémentaires. Sa vie personnelle compte peu : la fourmi est prête à se sacrifier pour la survie du groupe. Une fois morte, son cadavre est transporté hors de la colonie.

Ce modèle de la fourmi zombie, esclave soumise à l’entité supérieure, a pourtant été progressivement remis en cause par des études plus récentes. Deborah Gordon, une biologiste spécialiste des fourmis champignonnistes, a jeté un premier pavé dans la mare à la fin des années 1990 dans son livre Ants at Work (Les Fourmis au travail). La chercheuse y fait part de plusieurs découvertes intéressantes. Tout d’abord, la légendaire ardeur au travail des fourmis doit être tempérée : quand on suit de près l’activité de chaque fourmi, il apparaît qu’une partie notable d’entre elles tournent en rond sans rien faire d’utile. Ce n’est pas de la paresse mais de l’agitation inutile. Bref, elles « brassent du vent ».

Elle a également découvert que le comportement des fourmis n’est pas aussi rigide et spécialisé que le soutien E. O. Wilson. Si on élimine expérimentalement des ouvrières d’une colonie, les guerrières viennent les remplacer. Les fourmis peuvent donc au besoin pratiquer le turn over et changer de job. Pour D. Gordon, cette plasticité offre un avantage : elle permet de s’adapter aux contingences. Si les tâches étaient fixées de façon trop rigide et intangible, la colonie serait incapable de faire face à l’imprévu (comme lorsqu’on détruit une fourmilière d’un coup de bêche).

Des fourmis oisives !

Une autre découverte est venue remettre en cause le mythe de la fourmi travailleuse hyperactive : dans une fourmilière, seule une partie travaille réellement. Des chercheurs ont même calculé que près d’une fourmi sur deux reste sagement dans son coin à ne rien faire pendant que les autres s’agitent dans tous les sens. Parce qu’on n’a pas besoin d’elles ? Non : si le travail augmente pour une raison ou une autre, ce sont les travailleuses qui redoublent d’activité, dans l’indifférence des fourmis paresseuses… Un autre élément vient remettre en cause la vision de la fourmilière comme communauté modèle : les guerres intestines. On savait depuis longtemps que les fourmis se battent entre colonies rivales, mais on n’imaginait pas qu’au sein même d’une colonie, des rivalités puissent exister : entre les jeunes reines, entre reine et ouvrières, entre mâles prétendants, entre nymphes. Selon la jeune chercheuse allemande Cleo Bertelsmeier3, il règne dans certaines fourmilières une ambiance à la Game of Thrones tant les compétitions pour le pouvoir y sont rudes.

Le débat sur l’organisation d’une fourmilière en recoupe un autre : quel est le degré d’autonomie et d’intelligence de chaque fourmi ? Le modèle traditionnel de la fourmi est celui d’un petit robot guidé par des programmes de conduite simples. Pour résoudre collectivement le problème du « voyageur de commerce », soit le plus court chemin à suivre pour aller d’un point à un autre, les modèles montrent qu’il suffit que chaque fourmi suive le trajet où l’odeur est le plus forte : la consigne est très simple. Mais d’autres recherches montrent que les fourmis ont plus de capacités cognitives qu’on ne l’imaginait. Ainsi, les fourmis s’orientent dans l’espace (pour retrouver leur chemin) grâce à d’autres indices : elles progressent à vue et observent l’environnement comme le font la plupart des animaux. Les fourmis du Sahara retrouvent leur chemin en comptant leur nombre de pas ! Elles possèdent en fait un système interne (comparable au podomètre intégré dans nos smartphones) qui calcule le nombre de pas effectués d’un point à un autre.

De plus en plus, il apparaît que la fourmi se comporte comme un « agent intelligent » : son mini-cerveau abrite des capacités cognitives plus sophistiquées qu’on le supposait alors. La question intéresse d’ailleurs non seulement les myrmécologues mais aussi les spécialistes de l’intelligence collective, qui tentent de comprendre comment des myriades de petits êtres plus ou moins doués et actifs parviennent, ensemble, à résoudre des problèmes qui dépassent de loin les capacités de chacun.

Les fourmis semblent finalement plus rusées, plus paresseuses et moins bien organisées que le supposait le modèle du « super-organisme ». Cela rend finalement les fourmis un peu plus humaines…

Une « police des mœurs » dans la fourmilière…

Dans une colonie de fourmis, seule la reine est féconde. En principe du moins, car cela n’empêche pas quelques transgressions à la règle. Certaines ouvrières pondent des œufs mais ils sont infertiles puisqu’elles n’ont pas participé au vol nuptial ni copulé avec des mâles. Mais quelques-unes parviennent tout de même à « fauter » avec des mâles au sein de la colonie. Ce n’est pas forcément de l’inceste car la reine ayant copulé avec plusieurs mâles, les membres de la colonie sont moins apparentés qu’on l’a longtemps supposé.

Voilà donc une concurrence pour la reine. Pour rester la seule reproductrice, il lui faut contrôler ses ouvrières.

Cela peut se faire de façon brutale. Chez certaines espèces où le nombre de fourmis dans le nid est limité, « la reine harcèle physiquement les ouvrières, et ce comportement de dominance a une influence sur les hormones, notamment celles liées à la reproduction »4. Quand le nombre est trop élevé, la reine diffuse une phéromone qui inhibe la fécondation. Son effet est étonnant car, ainsi, « une seule reine peut contrôler la reproduction ouvrière d’une colonie de fourmis tisserandes de 500 000 individus ».

La « police des mœurs » est également assurée par des ouvrières ou gamergates (des prétendantes au titre de reine). Elles s’attaquent aux ouvrières pondeuses, malmènent les fautives et dévorent leurs œufs.

Ce contrôle (brutal) de la sexualité a été observé aussi chez les abeilles et les termites. Il est troublant de constater qu’un même type de contrôle – par la terreur – existe chez les loups ou les hyènes (où seule la femelle alpha peut se reproduire).


Edward O. Wilson (1929-2021), le pape des myrmécologues

Edward O. Wilson est mort fin 2021, à l’âge de 92 ans. Il était le plus grand naturaliste de notre époque.

Son domaine de spécialité initiale fut d’abord le monde des fourmis. Mais ses recherches se sont ensuite élargies à l’étude des fondements biologiques de la vie sociale. Dans Sociobiology (1975), il annonçait la création d’une nouvelle science consacrée à « l’étude systématique des bases biologiques du comportement social chez l’animal comme chez l’homme ». Ce gros volume décrivait les différentes formes d’organisation sociale présentes dans le monde animal : de la simple bande de poissons au « super-organisme » constitué par les fourmis ou les abeilles. Le dernier chapitre de son livre, consacré aux sociétés humaines, allait déclencher une réaction très hostile chez les défenseurs des sciences humaines qui l’accusait de vouloir « naturaliser » la condition humaine.

E. O. Wilson répondra aux critiques en formulant une théorie de la « coévolution », qui tente d’imbriquer biologie et culture dans la composition de la nature humaine. Dans ses livres ultérieurs, il plaidera également pour une convergence des sciences de la nature et des sciences humaines.

Je pense que je me suis trompé !

Pendant trente ans, E. O. Wilson a soutenu la théorie du partage des gènes (dite « théorie de la parentèle »), selon laquelle l’altruisme et la coopération ne sont compatibles avec la sélection naturelle que lorsque les individus partagent les mêmes gènes, ce qui explique pourquoi les fourmis s’entraident. Mais, au fil du temps, des failles sont apparues dans ce modèle, au point qu’en 2007, E. O. Wilson admettra s’être trompé : une autocritique assez rare en science pour être saluée !

Les nombreux cas d’assistance à des individus non apparentés sont constatés dans la nature. On observe des gnous courageux charger des lions pour défendre un congénère auquel ils ne sont pas directement apparentés. Pourquoi ? Parce que ce comportement d’assistance à autrui, qui favorise le groupe dans son ensemble, est finalement avantageux du point de vue évolutif. Dans le monde animal, la parenté génétique n’est donc pas forcément la seule condition qui favorise les comportements altruistes. A fortiori chez les humains.

L’écrivain scientifique

En plus de son œuvre scientifique monumentale, E. O. Wilson fut aussi un excellent vulgarisateur : dans plusieurs de ses livres, il met en scène ses idées avec un vrai talent d’écrivain.

Œuvres principales (traduites en français) : L’Humaine Nature (1979), La Sociobiologie (1987), L’Unicité du savoir (2000), Naturaliste, (2000), L’Avenir de la vie (2003), Sauvons la biodiversité ! (2007), Biophilie (2012), La Conquête sociale de la Terre (2013).

  1. Le nombre total d’espèces estimé est de 30 à 40 000. []
  2. Bien que, comme toujours en biologie, les lois aient leurs exceptions. Ainsi, la grosse fourmi Myrmecia gulosa, présente exclusivement en Australie, est très peu sociale et mène une vie presque solitaire. []
  3. Les Guerres secrètes des fourmis, Favre, 2019. []
  4. Cleo Bertelsmeier, Les Guerres secrètes des fourmis, Favre, 2019. []

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