Le jeu n’est pas le propre de l’humain. Tout le monde a vu des chatons jouer à la balle ou des chiens attraper le bâton qu’on lui lance et le rapporter. À ce jeu, le lanceur de bâton s’épuise souvent plus vite que l’animal !
Notre chienne adorait jouer à la bagarre. Le jeu consistait à la cerner, dans un coin de la pièce puis à se jeter sur elle (on s’y mettait souvent à deux avec les enfants) pour l’immobiliser, l’attrapant par le cou et la plaquant au sol. Pour se défendre, elle grondait, cherchait à se faufiler et s’il lui arrivait de saisir un bras dans sa gueule, jamais elle ne nous a vraiment mordus. Avec ses canines et sa mâchoire de fer, elle aurait pu faire de gros dégâts. Il était clair qu’elle « faisait semblant ».
Il est moins fréquent de voir d’autres animaux jouer. Certaines vidéos postées en ligne permettent aujourd’hui de documenter des comportements surprenants : là, un cheval de trait en train jouer au ballon avec son propriétaire, ici une mouette qui lâche un bâton en vol, puis cherche à le rattraper, ailleurs des corbeaux font des glissades et des roulades dans la neige. Une vidéo populaire filmée dans une ville russe nous montre un corbeau sur un toit couvert de neige : l’oiseau se sert d’une assiette en plastique pour glisser sur la neige, puis une fois en bas, il saisit du bec sa « luge » et recommence maintes et maintes fois.
On sait que les souris en cage passer du temps dans leur roue tournante. Mais est-ce par jeu ou parce que, manquant d’espace, elles éprouvent le besoin de se dégourdir les pattes ? Une expérience ingénieuse (menée par des chercheurs hollandais) a apporté la réponse (1). Il fallait y penser, mais dans la nature aussi, les souris aiment jouer à la roue tournante ! Une des chercheuses a placé une roue et de la nourriture sur le chemin pris par des souris sauvages et a filmé la scène plusieurs nuits de suite. Le résultat est sans appel : les caméras ont saisi les petits mammifères monter spontanément sur la roue alors qu’ils étaient libres d’évoluer dans la campagne alentour. Les chercheurs ont même calculé qu’elles y passaient presque autant de temps que leurs congénères en cage ! et ils ont même filmé une grenouille venue tester le manège…
Gordon Burghardt, un des spécialistes du jeu, prétend que le jeu est présent aussi chez les tortues, les poissons et les reptiles, pourtant guère réputés pour leurs facéties. Ainsi, un varan élevé en captivité à qui on jette une balle en plastique la déplacera en la heurtant de la tête.
Toutefois, le fait repousser un ballon deux ou trois fois avec le museau, comme le fait un varan, une tortue ou un poisson, puis le délaisser, peut-il vraiment être qualifié de « jeu » ?
On touche ici à la question clé : qu’est-ce que jouer pour un animal ?
L’extension du domaine du jeu
Avant d’aborder cette question très disputée, il faut d’abord distinguer les différents types de jeu chez l’animal. Les spécialistes en retiennent généralement trois : le jeu locomoteur, le jeu d’objets et le jeu social.(2)
Jeux de garçons et de filles chez les primates
En général, les petits garçons préfèrent jouer aux petites voitures et les petites filles avec des peluches (sans que ces préférences soient exclusives). C’est la même chose pour les singes rhésus ! Kim Wallen, psychologue à Atlanta, a eu l’idée de filmer les jeux de petits singes rhésus en captivité. Dans leur parc, ils ont des jouets à leur disposition, notamment des peluches et des petits camions en plastique qu’ils peuvent faire rouler et sur lesquels ils peuvent monter. Les camions ont la préférence des mâles tandis que les femelles affectionnent particulièrement les peluches. Stéréotype de sexe ? Kim Wallen soutient ainsi qu’il pourrait bien y avoir chez les primates des prédispositions naturelles en matière de jeu.
Le jeu locomoteur est d’usage chez de nombreuses espèces et consiste tout simplement à courir, gambader, tourner en rond, sauter, rebondir, glisser. Le singe qui saute de branche en branche et fait des acrobaties, se balançant tête à l’envers, est manifestement en train de s’amuser. Il en va de même du chien qui se roule dans l’herbe ou du petit veau qui bondit tel un ressort sur ses pattes. En revanche, il n’est pas sûr que les dauphins ou baleines qui sautent hors de l’eau le fassent par jeu – sur ce sujet, d’autres explications ont été récemment proposées.(3)
Le jeu d’objets consiste à en attraper un au vol, le lancer, le manipuler. Le chien ou le chat qui attrape une balle relève de cette catégorie. Dans la nature, on observe aussi des pratiques similaires : il est fréquent que chats ou tigres « s’amusent » avec leurs proies, les relâchant, puis les rattrapant, avant de les achever. Ce jeu, apparemment cruel, se termine parfois bien : on a pu observer un léopard des mers jouer avec un manchot (une de ses proies favorites) durant quelques minutes avant de le « libérer ». Peut-être parce qu’il n’avait pas faim, mais ne pouvait pas s’empêcher de chasser et jouer en même temps.
Le jeu social est, de loin, le plus étudié. Il prend souvent la forme de simulacres de combats : les loups, les renards, les ours, les chamois et bien d’autres mammifères s’y livrent. Faut-il voir une préparation aux vrais combats qu’ils devront livrer plus tard ? Certains éthologues soutiennent que ces jeux ont peut-être également une fonction immédiate : affirmer sa place dans le groupe.
Pourquoi jouent-ils ?
L’idée que le jeu animal est une préparation à la vie future s’est longtemps imposée comme une évidence : les jeux de chasse, des jeux de combat, les cabrioles permettent aux animaux d’expérimenter, pour de faux, des épreuves qu’ils devront affronter adultes.
Mais d’autres hypothèses ont été avancées plus récemment.
L’une d’entre elles considère que le jeu procure des bénéfices immédiats. Le premier est de se défouler et de dépenser un surplus d’énergie. Telle est la thèse de Gordon Burghard, l’éthologue spécialiste du jeu : les animaux joueurs sont ceux qui disposent de ressources suffisamment abondantes pour se permettre le luxe d’avoir du temps libre et des ressources énergétiques à revendre. C’est le cas des singes ou les lionceaux. Tant que les parents sont là pour s’occuper d’eux, les nourrir ou les protéger, ils peuvent se dépenser en s’adonnant à des jeux divers.
Autre bénéfice : si l’animal se livre avec entrain à ses jeux, c’est tout simplement que cela lui procure du plaisir.
Dans le monde animal, le plaisir naît de la satisfaction de besoins élémentaires : le sexe, la nourriture, le repos, l’épouillage, etc., mais le « système de récompense » (qui provoque le sentiment de plaisir) peut aussi s’activer « à vide ». Une expérience menée sur les rats a montré que l’animal qui a appris à activer une manette stimulant son centre du plaisir (aux moyens d’électrodes) peut passer un temps fou à s’envoyer des « shoots » dans le cerveau (jusqu’à 3 000 fois par heure et au point d’en oublier de se nourrir). Pour lui, la recherche du plaisir est devenue une quête en soi.
Cette quête, découplée de toute fonction initiale, s’exprime aussi d’autres manières chez l’animal – l’auto-érotisme (les écureuils et les dauphins se masturbent), la consommation de drogues et l’alcool (les abeilles ou les éléphants se saoulent avec des fruits fermentés – ou tout simplement courir après une balle, gambader dans l’herbe fraîche, se chatouiller, se chamailler, se poursuivre, se taquiner. Que des animaux aiment simplement se faire plaisir pour leur bien-être et passer du bon temps, voilà qui nous donne une vision plus hédoniste, facétieuse, et finalement plus humaine, du monde animal.
Quels animaux sont les plus joueurs ?
Longtemps, les éthologistes ont admis que seuls les animaux réputés « intelligents » étaient joueurs. Parmi eux : les singes, bien sûr, mais aussi les chiens et les loups, les chats (et par extension les félins), ainsi que les mammifères marins (dauphins, otaries) et quelques oiseaux (dont le corbeau et le perroquet). Une des preuves en était de les voir jouer avec leur proie plutôt que de les dévorer.
Mais en élargissant la notion de jeu à tous les comportements ludiques comme gambader, sauter ou se bousculer, bien d’autres espèces sont concernées : les veaux, les poulains, adorent sauter et courir en rond (comme le font aussi les petits gnous). La plupart des petits mammifères, tels les renardeaux ou les lionceaux, passent du temps à se jeter les uns sur les autres, à se mordiller les oreilles, à taquiner les adultes, en leur bondissant dessus, etc. Les petites antilopes ou les éléphants de mer juvéniles s’affrontent dans des combats fictifs, reproduisant ce que feront les adultes plus tard – plus violemment – pour défendre et conquérir un territoire ou la suprématie sur un groupe de femelles.
((1) Johanna H. Meijer et Yuri Robbers, « Wheel running in the wild », Proceedings of the Royal Society B, 7 juillet 2014, (en ligne).
(2) Robert Fagen, Animal Play Behavior, Oxford University Press, 1981.
(3) Lire « Pourquoi les dauphins sautent hors de l’eau ? », Planeteanimal.com, 2021, en ligne et « Une étude explique enfin pourquoi les baleines sautent hors de l’eau », Slate, 2017, en ligne. Une autre piste : dans Pourquoi le saut des baleines, l’écrivain Nicolas Cavaillès, peu convaincu par les thèses traditionnelles (communiquer, respirer, éliminer les parasites, etc.), propose une explication existentielle au saut des baleines. Selon lui, elles s’ennuient au fond de l’eau et veulent juste voir ce qui se passe à l’extérieur ! Et pourquoi ne serait-ce pas ainsi que les animaux ont conquis la terre puis les airs, par curiosité ?))