Sept questions sur Dieu et les raisons d’y croire (ou de ne pas !)

1. Dieu existe-t-il ?

« Si Dieu existe, c’est l’information la plus importante de tout l’Univers. S’il n’existe pas, c’est le plus gros mensonge de toute l’histoire ». Ce verdict grandiose émane d’un prédicateur évangéliste dont les sermons sont retransmis sur YouTube. La formule a le mérite de poser clairement les enjeux. Si Dieu existe, l’au-delà et la vie éternelle doivent nous préoccuper et le sens de la vie s’en trouve bouleversé. S’il n’existe pas, tout s’écroule : il n’y a ni Dieu, ni transcendance et tout se passe ici-bas. Qu’on considère cette absence de Dieu comme une bonne ou une mauvaise nouvelle, il faut en prendre son parti.

Voilà le dilemme. Voilà le point d’achoppement qui oppose croyants et non croyants. Deux visions du monde, deux philosophies de la vie (et de la mort) se font face et s’affrontent.

Ou du moins qui devraient s’affronter. Car à y regarder de plus près, croyants et incroyants ne se comportent pas si différemment. La plupart des incroyants ont des valeurs et se comportent plutôt bien dans la vie, avec un sens de la morale et de la justice. Quant aux croyants, ils ne mettent pas leur vie entre parenthèses en attendant l’au-delà. Pour la plupart, l’existence ou non d’un Dieu au-dessus de leur tête n’est pas leur préoccupation principale. Ils admettent volontiers que Dieu est un être hypothétique. Il renvoie à un système de valeurs plutôt qu’à une doctrine précise sur la nature des dieux et le salut dans l’au-delà.

Demandez à des hindous, réputés très pieux, comment ils se représentent leurs dieux (Shiva, Krishna ou Ganesha). Où vivent-ils ? À quoi ressemblent-ils ? L’anthropologue Robert Deliège a mené l’expérience. Les gens répondent qu’ils ne savent pas grand-chose sur la question et vous renverront poliment vers le brahmane1. Même la question sensible de la réincarnation, qui devrait sérieusement les préoccuper, ne semble pas les soucier outre mesure. Interrogez maintenant les Aborigènes australiens sur les divinités du « temps du rêve »2. La plupart répondront qu’ils n’en savent rien. La connaissance sacrée est une affaire d’initiés. Eux seuls connaissent le nom de la divinité totémique et ce nom doit rester secret3 Pour un bouddhiste, l’existence d’un Dieu est plus qu’équivoque. Il est dit que Bouddha n’est pas un dieu mais un homme ayant atteint l’Éveil. Quant aux chrétiens d’aujourd’hui, il leur importe peu de savoir si Jésus était vraiment Dieu ou un être humain ou les deux à la fois. La plupart n’ont que faire des querelles sur la Sainte Trinité.

Pourquoi une telle indifférence alors que l’existence de Dieu et la nature du salut devraient être la question capitale, celle qui oriente le sens de leur vie ? La réponse est peut-être que l’existence ou non de Dieu compte moins que les valeurs dont il est le dépositaire. Peut-être que pour l’essentiel des croyants aujourd’hui, Dieu aide plus à donner du sens à la vie d’ici-bas qu’à garantir un salut dans l’au-delà.

Voilà l’hypothèse qu’il nous faut tester. Et pour cela, il faut aller voir les choses de plus près. •

Les rabbins qui ne croyaient plus en Dieu

Aussi curieux que cela puisse paraître, croire en l’existence de Dieu n’est pas un impératif central dans le judaïsme. Pour les Juifs orthodoxes, le respect de la loi (la Torah) et ses valeurs comptent plus que le fait de croire ou de ne pas croire en l’existence de Dieu. En témoigne cette vieille blague juive.

Trois rabbins participent à un séminaire pour savoir si Dieu existe. L’un soutient qu’il existe, un autre qu’il n’existe pas, le troisième qu’on ne peut pas savoir. À la fin de la soirée, tous finissent par admettre que la thèse N° 2 est la bonne : Dieu n’existe pas !

Puis, les voilà repartis en route vers la synagogue. À ce moment, une personne du public leur demande :

« Mais qu’allez-vous faire à la synagogue puisque vous avez conclu que Dieu n’existe pas ?

– Et alors ? Quel est le rapport ? », répondent en chœur les trois rabbins.

Dans la Rome antique aussi, on ne demandait pas aux gens de croire ou non aux Dieux, mais seulement de respecter les rites. Aller au temple et rendre honneur aux dieux était alors un devoir de citoyens. Refuser de s’y rendre était un acte d’insoumission.

2. Quel effet cela fait-il d’être croyant ?

La Variété des expériences religieuses (publié en 1907) de William James est la première grande étude consacrée à la psychologie des croyants. Le titre dévoile sa thèse centrale : l’expérience religieuse n’est pas unique, mais diverse. W. James commence par opposer deux types de religiosité : celle des croyants « routiniers » qui adhèrent à un culte par tradition et convention et celle des fervents, qui sont animés d’une foi vivante et ardente. Certains ont vécu une illumination intérieure : c’est le cas des nouveaux convertis ou des mystiques. Une partie du livre de W. James est consacrée aux témoignages de ces illuminés qui ont rencontré Dieu lors d’une expérience extatique.

Pour W. James, il est donc vain de chercher une raison unique à l’adhésion religieuse. Pour les uns, elle fait office d’explication du monde, pour d’autres elle leur apporte du réconfort. D’autres encore en attendent un salut éternel ou une guérison immédiate.

Après W. James, des chercheurs ont voulu prolonger l’enquête et quantifier les degrés d’adhésion religieuse. Par exemple, le psychologue Stefan Hubert a ainsi conçu une « échelle de croyances » (le test « Structure-of-Religiosity Test »)4, qui fait la part des choses entre les différentes dimensions de la croyance : la dimension « intellectuelle » (la croyance comme explication du monde), la dimension « idéologique » (l’adhésion répond à des valeurs morales), la dimension « dévotionnelle » (l’adoration de dieu), et la dimension « expérientielle ». Chacune de ces dimensions est notée d’un score mesurant un degré d’adhésion plus ou moins fort.

Impossible donc de dessiner le profil-type du croyant. Il en va des appartenances religieuses comme des appartenances politiques : il y a des convaincus et des sceptiques, des militants et de simples adhérents, des orthodoxes et des éclectiques.

Dis-moi d’où tu viens, je te dirais à quoi tu crois.

À l’échelle de la planète, trois adultes sur quatre (74 %) se déclarent aujourd’hui croyants5. La plupart adhérent à une religion particulière : les chrétiens (2,2 milliards), les musulmans, (1,4 milliard), et les hindous, (1 milliard). Une proportion toujours plus nombreuse (10 %) de gens se déclare croyants mais « non affiliés » : c’est-à-dire qu’ils ne sont pas athées ou agnostiques, mais refusent de se reconnaître dans une religion précise. Le nombre de ces non affiliés ne cesse de croître : en 2016, un quart des Américains s’affichent comme non-affiliés (dont 40 % chez les 18 à 25 ans)6. Les athées représentent aujourd’hui 7 % de la population mondiale, selon Gallup7.

D’un pays à l’autre, la proportion de croyants varie considérablement. En Thaïlande, la quasi-totalité de la population se déclare bouddhiste. C’est le pays le plus religieux au monde devant le Nigeria (qui se divise pour moitié entre musulmans et chrétiens). Au Kosovo, en Inde, au Ghana, en Côte d’Ivoire aussi plus de neuf personnes sur dix adhèrent à une religion. À l’opposé, la Chine serait le pays le moins religieux au monde : près de 70 % de gens s’y déclarent athées.7

Pratiquants mais pas croyants !

Beaucoup de gens s’affirment « croyants mais non pratiquants ». Plus étonnant, certains se disent pratiquants mais non croyants !8 L’anthropologue Christopher Kavanagh a observé au Japon que « seuls 20 % des Japonais se disent religieux. Mais presque tous fréquentent des temples ou des sanctuaires, se livrent à une multitude de rites et possèdent chez eux deux autels : l’un shintoïste, et l’autre bouddhiste ». En effet, un nombre important de familles japonaises possèdent deux autels à la maison : un autel bouddhiste servant à honorer les parents défunts et un autel shintoïste, aussi appelé « étagère des kamis » (kamidana), pour attirer les bienfaits sur le foyer. Mais ces cultes relèvent plus de rituels coutumiers que de croyances à proprement parler.

3. Comment peut-on croire à des choses pareilles ?

Saint Augustin (354-430), avant de devenir un des principaux Pères de l’Église chrétienne, considérait dans sa jeunesse que la religion des chrétiens n’était vraiment pas crédible ! Bien qu’élevé dans la confession chrétienne par une mère très pieuse, il avait pris assez tôt ses distances avec cet héritage. Parti de son Algérie natal pour aller faire de brillantes études à Carthage, il y avait fait la découverte de la philosophie : la lecture de Cicéron avait été une révélation. À côté des philosophes, des mathématiciens et savants, les chrétiens faisaient figure d’incultes. Si l’histoire de Jésus le touchait, la lecture de l’Ancien Testament l’avait choqué. Comment accorder foi à ce Dieu coléreux et injuste ? Comment donner du crédit à la mythologie de la Genèse qui semble un tissu de contradictions et d’histoire inconcevables ? Dieu, par exemple, fait apparaître la lumière le premier jour alors que le soleil est créé le quatrième jour…

Lire entre les lignes

À Milan, où le jeune homme enseignait la rhétorique aux futurs avocats, il fit la connaissance de l’évêque Ambroise qui lui fit découvrir une autre lecture de la Bible. Selon Ambroise, il ne fallait pas lire les Écritures à la lettre. S’il est écrit que Dieu a créé la lumière le premier jour, il faut comprendre qu’il s’agit de la « lumière spirituelle » et non de celle du soleil.

Ambroise de Milan était un adepte de l’exégèse : une méthode qui permet lire les Écritures en dégageant plusieurs niveaux de sens. Derrière la lecture littérale d’un texte, il faut chercher un sens caché : le sens spirituel. Il faut savoir lire entre les lignes. Saint Augustin fut convaincu. Plus tard, il en viendra même à soutenir que si un chrétien et un savant sont en désaccord sur un sujet qui relève de la physique, il faut faire confiance au physicien9. Et si le texte de la Bible est en contradiction avec le savoir astronomique ? Peu importe : les saintes Écritures ne nous apprennent pas comment est le ciel, mais comment y aller. Jésus-Christ, écrit-il, « voulait faire des chrétiens, non des astrologues » ((Saint Augustin, Conférences avec Félix. )).

La méthode des lectures multiples permettait de réconcilier les apparentes contradictions entre la foi et la science. Cette méthode remontait à loin : Ambroise la tenait du chrétien Clément, qui lui-même l’avait copiée sur le Juif Philon (tous deux avaient vécu à Alexandrie au 1er siècle), qui lui-même s’était inspiré de Platon10.

L’exégèse fut tout au long de l’histoire du christianisme un moyen de surmonter les interrogations troublantes des fidèles. Pourquoi Dieu demande-t-il à Abraham de sacrifier son fils ? Pourquoi punir et tuer des enfants innocents (avec le Déluge et les plaies d’Égypte) ? L’exégèse permettait de répondre à ces questions gênantes en insistant sur la portée métaphorique de ces récits. Et quand on n’avait pas du tout de réponse, il fallait alors admettre la part de mystère : les intentions de Dieu étant inaccessibles à l’intelligence humaine.

Réconcilier science et religion

La prise de distance avec la lecture littérale d’un texte sacré n’est pas le propre du christianisme. Le judaïsme, l’islam, l’hindouisme, le taoïsme, le bouddhisme y ont également recours. L’intégration des récits canoniques dans des systèmes métaphysiques et théologiques de plus en plus abstraits a facilité cette réconciliation possible entre les textes sacrés et d’autres formes de connaissance. Jésus, fils de Dieu et d’une jeune vierge, peut se métamorphoser en une entité symbolique : la figure archétypale de l’Amour. Allah n’est pas forcément ce Père sévère et autoritaire qui punit ses enfants, il peut être assimilé à l’Un ou à l’Énergie cosmique désincarnée. Vu sous cet angle, toutes les écritures sacrées deviennent compatibles avec les spéculations philosophiques et peuvent même s’accorder avec les sciences contemporaines. •

Maïmonide et le Guide des égarés

Le Juif Maïmonide (1138-1204) et le musulman Averroès (1126-1198) ne se sont pas rencontrés. Pourtant, ils partageaient beaucoup de choses en commun. Tous deux sont nés à Cordoue au 12e siècle à 12 ans d’intervalle. Tous deux ont exercé comme médecin et docteur de la loi (l’un est rabbin, l’autre est juge). Tous deux étaient théologiens et philosophes. Tous deux ont été persécutés et ont trouvé refuge au Maroc.

Maïmonide s’est posé la même question qu’Averroès : comment concilier le texte sacré (la Torah) et la philosophie scientifique (celle d’Aristote) ? Le Guide des égarés s’adresse à un élève « troublé » par deux discours contradictoires : celui de la foi et celui de la science. Le titre se traduit aussi par le « Guide des perplexes ». Maïmonide apporte la réponse suivante.

La Torah dévoile la loi sacrée : elle indique comment on doit vivre dans le monde, mais ne l’explique pas. La philosophie (à l’époque philosophie et science ont le même sens) explique le monde, mais ne dit pas comment y vivre.

Cette opposition n’est qu’apparente. Quand on sait lire entre les lignes le sens profond de la Torah (l’approche se veut ésotérique), on découvre que les lois de la nature et celles de la religion ne se contredisent pas. La raison n’est donc pas incompatible avec la foi.

4. La religion sert-elle vraiment à affronter la mort ?

Selon une idée couramment admise, la religion serait une façon d’affronter l’angoisse de la mort. Les humains étant capables de se projeter dans l’avenir, ils se voient confrontés à ce triste constat : leur disparition. Mais leur capacité imaginative peut aussi les aider à envisager une autre issue : l’au-delà. Voilà quelle serait la première raison d’être de la religion : une promesse d’éternité, un joker métaphysique face à l’angoisse de la mort.

Cette théorie se heurte pourtant à quelques objections. S’il est vrai que la religion est un passeport pour l’immortalité, comment expliquer que tant de religions aient inventé l’idée d’Enfer ?

Au Moyen Âge, les images terrifiantes de l’Enfer étaient beaucoup plus présentes que les charmes du Paradis. Tant dans les écrits des Pères de l’Église que dans les sermons du dimanche, le clergé faisait trembler les fidèles avec l’idée de l’Enfer – ses flammes et ses tortures éternelles qui menaçaient le pécheur. À la Renaissance, cet imaginaire terrifiant sera représenté dans les tableaux de Pieter Brügel ou dans la Divine Comédie de Dante. L’historien Jean Delumeau a parlé de « pastorale de la peur » pour désigner cet enseignement fondé sur la menace de l’Enfer (plutôt que la promesse du Paradis).

Les autres religions ne sont pas en reste. Il suffit d’ouvrir la première page du Coran pour voir que la menace d’un châtiment éternel tient plus de place qu’un chaleureux accueil dans une religion de réconfort. La même dualité entre promesse de Paradis et menace de l’Enfer se trouve aussi dans le Livre des morts des anciens Égyptiens ou celui des Tibétains. Après le décès, l’âme doit passer par toute une série d’épreuves très angoissantes dont l’issue heureuse est loin d’être garantie.

Comment expliquer des alternatives aussi anxiogènes si la religion n’était là que pour conjurer l’angoisse de la mort ?

Un autre argument, plus décisif encore, s’oppose à l’idée que la religion soit un passeport pour l’éternité. La plupart des religions anciennes ne sont pas des religions de salut qui permettent la belle vie dans l’au-delà. L’appel aux dieux est d’abord destiné à s’attirer des protections ici bas. Dans les religions dites « premières », (celles des sociétés sans État), on fait appel à un chaman pour favoriser la chasse, soigner les maladies, conjurer des mauvais sorts, non pas pour demander un ticket pour l’au-delà. Dans l’Antiquité grecque ou romaine, chaque divinité est associée à sa spécialité : favoriser la chasse, la guerre, la pêche, les récoltes, les bonnes affaires. Les ex-voto de l’époque grecque ou romaine le prouvent abondamment. Des petites statuettes représentant une jambe ou une oreille sont placées sur un autel : elles représentent l’organe que l’on veut soigner. Il s’agit bien de protéger les vivants et non de se garantir une bonne place dans l’au-delà.

Encore aujourd’hui en Asie, on formule des vœux sur les arbres à prières dans l’espoir de trouver une épouse ou assurer une longue vie aux siens. Au Japon, les offrandes aux Kamis (divinités) sont destinées à guérir un enfant malade, à réussir ses examens ou à trouver du travail.

En somme, la religion sert bien plus souvent à affronter les épreuves de la vie que celles de la mort. Ce qui conduit à se poser une nouvelle question : comment croire à l’efficacité des prières ? Comment penser que l’invocation des esprits puisse soigner un malade, garantir une bonne récolte, favoriser les affaires, amener la paix ou à remporter la guerre ? •

5. À quoi sert de prier ?

Vue de l’extérieur, la prière relève de la magie. Des gestes (un signe de croix, une génuflexion, des ablutions) sont associés à des formules incantatoires (une invocation chamanique, un mantra hindouiste, la salat islamique) : l’ensemble est adressé à une puissance invisible, en vue de satisfaire un vœu (protection ou guérison)

Pour rendre compte d’une pratique aussi étrange, une première explication vient à l’esprit. Les mains jointes, la tête baissée, les paroles de supplication : la prière ne fait que réactiver la posture universelle de supplication. Ces gestes ressemblent à ceux de l’enfant qui implore ses parents, de l’esclave qui supplie son maître, du désespéré qui appelle au secours. Finalement, Jésus, le Prophète ou Vishnou ne seraient que les copies imaginaires des protecteurs d’ici-bas11.

Mais cette hypothèse évolutionniste doit être recontextualisée. Car les rites dits « propitiatoires », c’est-à-dire destinés à obtenir un bienfait (réaliser un vœu, guérir une maladie, favoriser les récoltes), ne sont pas si courants qu’on peut le penser. Le plus souvent, les prières ont lieu de façon routinière, lors des messes, des sacrements, des prières quotidiennes, des bénédictions. La plupart relèvent de l’obligation rituelle. De plus, beaucoup de prières sont des louanges à Dieu et non des demandes. Nombre de prières bouddhistes sont des prières de dévotion plutôt que de supplication.

Il est même des prières dont le but n’est pas d’exaucer un vœu, mais de se faire plaisir. Dans ses formes les plus extrêmes, celles pratiquées par les moines du mont Athos, « la prière du cœur » consiste à répéter des milliers de fois dans la même journée, une même formule : « Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, fais-moi miséricorde. » La répétition peut, paraît-il, conduire à des états extatiques. Les moines bouddhistes utilisent la même technique de répétitions de mantras censée induire un état second, assimilé à « l’Éveil ».

Ces prières d’extase sont toutefois réservées à une petite élite de pratiquants. Pour la majorité des pratiquants ordinaires, prier correspond à une pause, un moment de décrochage de la vie quotidienne ou une petite fuite vers l’au-delà. Prier est aussi l’occasion de dialoguer avec des entités invisibles (la Vierge Marie, un saint, un bodhisattva), qui sont autant de présences rassurantes. De nombreuses études ont été menées sur les bienfaits de la prière. Si son pouvoir de guérison est très discuté, il est clair qu’elle détient des pouvoirs apaisants. Les pratiquants en attendent donc moins une efficacité pratique – la réalisation de leurs vœux – qu’une petite injection de bien-être.

Cela dit, ceux qui prient représentent aujourd’hui une petite minorité parmi les croyants. Pour comprendre les raisons de l’adhésion religieuse, il faut encore suivre d’autres pistes. •

6. Croire rend-il plus heureux ?

Pour William James (1842-1910), il ne fait pas de doute que la fonction première de la religion n’est pas d’expliquer le monde mais d’aider à y vivre, sous forme d’espoir ou de réconfort. Nombre de recherches ont, depuis, confirmé qu’il existe bien un lien entre religion et bien-être psychologique12. Cet effet bénéfique pourrait s’expliquer soit par une sorte de confort existentiel (la religion donne un sens à la vie et réduit donc l’angoisse), soit par le support social (la communauté religieuse comme famille), soit encore par des expériences émotionnelles épanouissantes (la prière, les expériences mystiques, etc.). En somme, Dieu serait un anti-stress métaphysique.

7. Comment concilier Dieu et son ego ?

Ceux qui attendent aujourd’hui de la religion une explication du monde, un salut dans l’au-delà ou la réalisation de miracles sont très minoritaires.

Pour l’essentiel des croyants, la religion se vit aujourd’hui sur le mode d’une croyance privée, peu dogmatique et contraignante. Une vaste enquête menée à la fin des années 2000 sur les croyances « à l’âge de l’ego » a montré que la majorité des croyants ont un rapport « distancié » à leur religion d’origine. En Suisse par exemple, six personnes sur dix croient à une réalité supérieure, mais sans que cette croyance n’ait de contenu doctrinal précis13.

Pour l’immense majorité des croyants, en Suisse comme ailleurs, qu’ils soient bouddhistes, musulmans, chrétiens, adeptes de Vishnou ou de Shiva, la religion ne correspond pas à un dogme14. Mais alors, pourquoi donc rester croyants si la religion ne correspond plus ni à une pratique, ni à un ensemble de dogmes et préceptes précis ? Quelle signification revêt la religion pour ces croyants « distanciés » ? Les raisons sont multiples. Pour les uns, la religion s’identifie surtout à une éthique de vie fondée pour l’essentiel sur des valeurs : la bienveillance, l’amour ou la paix. Pour d’autres, Dieu prend la forme d’un compagnon de vie. Ce dieu-là n’est pas celui de l’Ancien Testament : un maître absolu qui voit tout et décide de tout, qui punit et récompense. Il prend plutôt le visage d’un ami imaginaire, une présence réconfortante, une petite flamme intérieure qu’il est bon d’entendre de temps en temps et qui réchauffe le cœur. Qu’importe d’ailleurs qu’il existe vraiment. Là n’est pas la question. Comme pour tout personnage de fiction, on se plaît à y croire et, pour cela, à suspendre provisoirement son scepticisme. Pour d’autres enfin, Dieu relève de l’expérience existentielle : une forme d’enchantement ressenti au contact de la nature, de la beauté de certains paysages, d’un parfum de mystère qui se dégage des choses. Ouvrez un livre de Christian Bobin, et ce Dieu vous apparaît aussitôt : « Dieu, c’est ce que savent les enfants, pas les adultes. Un adulte n’a pas de temps à perdre à nourrir les moineaux. » ou « J’ai trouvé Dieu dans les flaques d’eau, dans le parfum du chèvrefeuille, dans la pureté de certains livres et même chez des athées. » •15

7. D’où viennent les croyances ?

Selon les psychologues, deux grands types de processus mentaux expliquent les croyances religieuses : la puissance des affects et celles des illusions cognitives.

Les affects d’abord. Au début du 20e siècle, il était courant d’expliquer l’émotion religieuse par un sentiment d’émerveillement ou de crainte devant les forces de la nature. La croyance religieuse pourrait répondre aussi à un besoin de protection face aux tourments de la vie. Dans L’Avenir d’une illusion (1927), Sigmund Freud présente la religion comme une régression psychologique de l’adulte vers les émotions de l’enfance. Pour le fondateur de la psychanalyse, la soumission des hommes à Dieu est comparable à celle de l’enfant à l’égard de ses parents : fragile et démuni, il se réfugie vers ceux auxquels il doit tout16. Le croyant laisserait parler l’enfant qui est en lui. Dieu ? Un parent de substitution. Réconfort, protection, désir d’immortalité : en bref, la religion aurait comme principale raison d’être d’adoucir le sort des gens, même si c’est à l’aide de promesses illusoires.

Mais si la religion servait simplement à enchanter la vie et la rendre plus heureuse, pourquoi ne croirait-on pas aussi aux bonnes fées, aux bons génies et au Père Noël, au motif que ce sont des idées plaisantes et rassurantes ? Le fait de désirer le Paradis après la mort ne suffit pas pour y croire. Dieu ne doit pas être que souhaitable, il lui faut aussi être crédible.

Voilà justement ce que la psychologie cognitive des croyances tente d’expliquer : comment de telles croyances sont possibles. Il existe plusieurs théories cognitives des croyances mais elles relèvent toutes plus ou moins du même modèle.

L’idée de base est que le cerveau humain est programmé pour croire à l’existence d’esprits invisibles et immatériels. Le fait de croire à l’existence d’un esprit (qu’on peut appeler aussi l’âme) relève tout d’abord d’une expérience universelle. À travers nos pensées quotidiennes et nos rêves17, nous expérimentons cette réalité psychologique : le sentiment d’une séparation entre notre esprit et notre corps. Ce dualisme corps/esprit n’est pas une invention de Descartes. Il est considéré par les anthropologues et les psychologues comme un trait universel du psychisme humain18.

Au sentiment d’être un esprit découplé de son corps, s’ajoute l’idée que mes pensées sont la cause de nombre de mes actions. Les humains ne se perçoivent pas seulement en tant qu’être pensant, mais également en tant qu’être volontaire, capable d’agir selon leurs pensées – dans le jargon philosophique et psychologique, on parle « d’agent » pour désigner les êtres qui agissent selon leur volonté.

Mais pourquoi n’en serait-il pas de même, non seulement pour les autres humains, mais aussi pour les animaux, les plantes, le soleil, la lune et les astres, voire d’autres entités invisibles ? L’idée selon laquelle des esprits immatériels (et donc invisibles) puissent agir sur le cours des choses serait la base de ce que les philosophes des Lumières appelaient la « religion naturelle ». Autrement dit, une religion spontanée et intuitive pourrait naître d’une configuration propre de l’esprit humain qui transpose au monde des choses extérieures à son propre vécu.

Mais reste encore à expliquer comment un penchant naturel (portant à croire en l’existence d’esprits invisibles) se transforme en un corpus de doctrine précis – le christianisme, le bouddhisme, l’hindouisme… – et comment celui-ci peut se maintenir à travers le temps jusqu’à notre époque contemporaine où esprit critique et rationalisme ont fait de rudes progrès. C’est une autre question à laquelle nous allons bientôt nous attaquer.•

L’explication psychologique des croyances

• William James, La Variété des expériences religieuses, 1905.
• Pascal Boyer, Et l’Homme créa les dieux, 2001.
• Thierry Ripoll, Pourquoi croit-on ?, 2020.
• Vassilis Saroglou (dir.), Psychologie de la religion, 2015.

  1. Robert Deliège, La Religion des intouchables de l’Inde, Presses universitaire du Septentrion, 2004. []
  2. Voir L’Humanologue n°1, « Le secret des Aborigènes ». []
  3. Idem< []
  4. Huber, Stefan (2006). « The ‘Structure–of–Religiosity–Test. » European Network of Research on Religion, Spirituality, and Health. []
  5. Selon un sondage de l’institut Gallup : A new survey by WIN/Gallup International explores religious beliefs of over 66 000 people in 68 countries across the world. Texte accessible en ligne. []
  6. Lauric Henneton, « Aux États-Unis : l’irrésistible sortie des Églises », Esprit, 2018/11. []
  7. Ces chiffres doivent être manipulés avec prudence. D’un institut à l’autre, les résultats peuvent être très différents. Les différences ne viennent pas du manque de rigueur des enquêtes, mais du fait que la croyance est un phénomène flou par nature, liée à la diversité des degrés d’adhésion et l’éclectisme des croyances. [] []
  8. « Pratiquants mais non croyants », Magazine Books, mars / avril 2017. []
  9. Saint Augustin, De la genèse au sens littéral. []
  10. Dès le 1er siècle après J.C., le Juif Philon d’Alexandrie (qui était en contact avec les cercles savants d’Alexandrie, haut lieu de la science antique) avait proposé une lecture « allégorique » de la Bible. Les penseurs chrétiens (Clément puis Origène) vont adopter et développer la démarche en distinguant trois sens de la Bible : le sens littéral, le sens moral et le sens « spirituel » (l’un s’adressant au corps, l’autre au cœur, le troisième à l’intelligence). []
  11. Pascal Boyer, Et l’Homme créa les dieux, Gallimard, collection Folio, 2003. []
  12. Vassilis Saroglou, Psychologie de la religion De la théorie au laboratoire, De Boeck, 2015. []
  13. Hormis ces « distanciés » (57 %), l’enquête repère aussi les « institutionnels » (18 %) qui accordent une grande valeur à la foi et aux pratiques religieuses traditionnelles chrétiennes, les « alternatifs » (13 %) qui adoptent des croyances « new age » et « holistique », inspirées de spiritualités orientales (karma, chakra) et doctrines ésotériques (énergies cosmiques, chamanisme). Quant aux « séculiers » (12 %), ils se déclarent athées ou agnostiques. La religion ne tient aucune place dans leur vie. Voir J Stolz et al., Religion et spiritualité à l’ère de l’ego, Labor, 2015. []
  14. Olivier Roy, La Sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture, Seuil, 2008. []
  15. Une vision similaire, façon bouddhiste ou panthéiste se retrouve dans les livres d’Hervé Clerc comme Dieu par la face nord, Albin Michel, 2016. []
  16. Voir par exemple : Pascal Boyer, Et l’Homme créa les dieux, Gallimard, 2001) et Thierry Ripoll, Pourquoi croit-on ? éd. Sciences Humaines, 2020. []
  17. Voir le dossier principal de L’Humanologue n° 1 []
  18. Voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005. []

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