Le film Drunk (sélectionné au festival de Cannes, 2020) raconte l’histoire de quatre amis, professeurs dans le même lycée, qui décident au cours d’un repas bien arrosé de réaliser une expérience très particulière. L’un d’entre eux a lu une étude qui affirme qu’on vit beaucoup mieux au quotidien avec 0,7 degré d’alcool dans le sang. Dans les semaines qui suivent, nos héros observent en effet une nette amélioration de leur état ! Tous étaient mal dans leur peau (pour des raisons différentes). Tous se sentent mieux. Ils décident alors de pousser l’expérience plus loin et d’augmenter la dose.
Il serait dommage de révéler la suite. Mais on peut trouver dans un autre film un bon descriptif des effets progressifs de l’alcool en fonction du volume absorbé. Dans Saint Amour1, Bruno (joué par Benoît Poelvoorde) décline les dix stades de l’ébriété :
1. La détente, 2. la libération, 3. la vérité, 4. la torpeur, 5. La violence ou le trop plein d’amour, 6. le pathétique, 7. la faim, 8. la recherche frénétique du sexe, 9. le sommeil, 10. la honte.
Après le cinéma, passons aux références philosophiques
Philosophie comparée du vin et de la bière
Quelques grands penseurs se sont penchés sur le sujet. Platon, dans Le Banquet (forcément !), fait dire à Clinias que : « Le vin (…) rend l’homme qui en a bu plus gai qu’il n’était auparavant ; ce qui fait que, plus il y goûte, plus il se remplit de belles espérances et de l’idée de sa puissance », et que le vin « à la fin fait parler avec une franchise et une liberté entière. » Plus loin, son interlocuteur remarque que le vin est un amplificateur d’émotions, négatives ou positives : « L’intensité de nos plaisirs et de nos peines, de nos emportements et de nos amours, est surexcité par l’acte de boire du vin. »
Platon est favorable à l’ivresse, mais dans des conditions précises. Il condamne par exemple la débauche et l’ivrognerie du jeune Alcibiade. Mais sa condamnation n’est pas totale. Dans les Lois, le philosophe précisera l’usage circonstancié du vin. Les jeunes doivent s’abstenir de boire, les adultes y ont droit. Chez le vieillard, c’est une nécessité : le vin console des désagréments de l’âge. En plus, c’est le seul plaisir qui lui reste accessible…
Emmanuel Kant a abordé le thème de l’ivresse dans son Anthropologie. Au chapitre sur l’« imagination », le philosophe constate que l’absorption de certains champignons par des Indiens d’Amérique provoque des visions et note qu’en Occident, on utilise le vin ou l’eau de vie pour accéder à un état second. Kant en vient alors à disserter sur les avantages comparés de la bière et du vin. La bière, écrit-il, endort et rend grossier. En revanche, le vin rend spirituel. D’où cette leçon d’anthropologie pratique : « Le penchant très répandu pour ces produits et leur influence sur l’usage de l’entendement méritent d’être pris en considération de façon particulière dans une anthropologie pragmatique. »
Quel effet cela fait-il d’être saoul ?
Si l’on suit Kant, une anthropologie digne de ce nom devrait se préoccuper des effets de l’alcool sur le psychisme. Si l’alcool, à petites doses, rend joyeux et volubile, peut-il rendre plus intelligent et créatif ?
La question mérite considération, et devrait conduire à des expérimentations scrupuleuses. Par exemple, l’artiste, l’écrivain, le mathématicien pourraient, durant une période donnée, boire un petit coup avant de se mettre au travail ; puis il faudrait comparer les résultats obtenus avec leur performances ordinaires.
Il est un autre domaine où l’action du vin a fait ses preuves : l’expérience religieuse. Chez les Grecs, les libations faisaient partie du rituel du « symposium » (« réunion de buveurs »). Après avoir mangé, les convives étaient invités à boire (en écoutant les musiciens, en regardant des danseuses). Ces réunions avaient un caractère sacré et se déroulaient toujours sous les auspices des dieux (qui recevaient aussi leur part d’alcool).
Le christianisme a également intégré le vin dans son rituel sacré. Durant l’eucharistie, le prêtre partage le pain et boit un coup (« Prenez et buvez, ceci est mon sang »). Faut-il rappeler aussi que le premier miracle de Jésus – aux Noces de Cana – a consisté à transformer de l’eau en vin ? Un miracle dont les exégètes ont encore du mal à expliquer la portée théologique. •
L’alcool aux sources de la civilisation ?
Dans un ouvrage qui vient de paraître en anglais2) le philosophe Edward Slingerland, soutient avec force arguments tirés de l’anthropologie, l’histoire et la théorie de l’évolution, que l’alcool a permis aux humains de faire un pas décisif sur le chemin de l’évolution. Son argument, l’alcool rend à la fois créatif et, surtout, sociable. Ce n’est pas pour rien si nombre d’alliances entre communauté (familles, clans) se scellent autour d’un banquet.
Cela dit on comprend mal pourquoi d’autres animaux – les éléphant, les rats, à qui ils arrivent aussi de se saouler avec des fruits fermentés, n’ont pas franchi le même pas vers la civilisation.3
Très intéressant, merci beaucoup. J’ai franchi un cap sur la compréhension de mon alcoolisme grâce à cette article.
Comment ne pas évoquer Baudelaire :
Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde,
Les baumes pénétrants que ta panse féconde
Garde au cœur altéré du poète pieux ;
Tu lui verses l’espoir, la jeunesse et la vie,
— Et l’orgueil, ce trésor de toute gueuserie,
Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux !