Comment on devient un tueur ? (E. 2) Tuer sous uniforme

[ Suite de l’article Pourquoi tuer son prochain ?  les profils des tueurs ]

Quand on cherche à comprendre ce qui pousse des êtres humains à en tuer d’autres, un premier fait massif s’impose : la première cause de mort violente est la guerre. Et les tueurs (comme les tués) sont des combattants : des gens de toutes conditions, embarqués dans un conflit qui les dépasse. Dans la guerre, il n’y a pas un profil de tueur particulier. Des poètes et des bouchers, des étudiants et des ouvriers peuvent être mobilisés et se retrouver armes en main sur les champs de bataille.

Le cas le plus emblématique de ces guerriers involontaires est un jeune Coréen, Kyoungjong Yang qui avait 18 ans en 1938 quand il a été enrôlé de force par les Japonais pour aller combattre l’Armée rouge. Il a alors été fait prisonnier dans un camp de travail. En 1942, l’état-major soviétique a envoyé des prisonniers de guerre au front. Notre jeune Coréen s’est donc retrouvé en Ukraine sous l’uniforme russe. En 1943, il est de nouveau fait prisonnier. L’armée allemande, manquant aussi d’effectifs, a aussi mobilisé ses prisonniers de guerre. En 1944, notre éternel soldat s’est retrouvé en Normandie, sous uniforme allemand, lors du débarquement des Alliés. Lors de l’offensive, les soldats anglais l’ont capturé puis libéré après la guerre.

Kyoungjong Yang s’en est finalement bien sorti comparé aux 60 millions de morts de la Seconde Guerre mondiale (il est décédé en 1992 dans l’Illinois). L’historien Antony Beevor, qui a raconté son histoire, note que ce combattant malgré lui est « l’incarnation la plus frappante de l’impuissance de la plupart des simples mortels face aux déchaînements de forces historiques, apparemment inexorables ». (Antony Beevor, La Seconde Guerre mondiale, 2012).

La transformation de l’homme ordinaire en combattant

Partir à la guerre, c’est devenir une victime ou un tueur potentiel sous uniforme. Ce fut le cas de centaines de millions de gens tout au long de l’histoire.

En temps de guerre, tuer ne dépend pas d’une décision individuelle. La guerre est violence organisée. Même les engagés volontaires ou les mercenaires qui rêvent d’en découdre ne partent pas au combat de leur propre chef. Le déclenchement d’une offensive guerrière appartient aux chefs de guerre. Une bataille n’est pas une bagarre qui dégénère entre hommes armés. Même dans les sociétés « primitives », les hommes décident d’une offensive après un conseil de guerre. Les Indiens d’Amérique déterrent la hache de guerre après que le conseil tribal s’est réuni.

Une fois la décision prise, les guerriers partent au combat. Mais auparavant, il a fallu enrôler des gens dans une troupe. La transformation de l’homme ordinaire en combattant s’effectue par étapes successives. Il y a d’abord un changement de statut de la personne. Il faut d’abord séparer l’individu de son milieu ordinaire pour l’immerger dans un groupe de combattants. Le paysan de 1914 devient un guerrier dès lors qu’il est sorti de sa ferme et se retrouve dans une caserne avec des compagnons d’armes. Le port d’un uniforme et d’une arme contribue aussi à la transformation. Se peindre le corps (comme le font les Papous ou les Jivaros) ou arborer un uniforme (comme les soldats) vous changent un homme. Puis il y a le transport du camp de base au champ de bataille. C’est dans le feu de l’action qu’on devient un guerrier et éventuellement un tueur. Autrefois l’ennemi était à courte distance : à portée de lances ou de flèches. Puis venait le combat corps à corps, armé d’épées ou de haches.

Depuis la « révolution militaire » qui a eu lieu à partir du 15e siècle, les conditions de combat ont changé. On se bat désormais à distance, par le biais d’obus, de missiles ou d’armes à longue portée. Les « cibles » sont souvent invisibles : on tire sur des bâtiments, des véhicules. L’ennemi n’est pas un autre humain, c’est une cible anonyme. Chris Kyle, le tristement célèbre sniper qui durant la guerre d’Irak se vantait d’avoir tué plus de 120 ennemis, ne voyait pas d’êtres humains à portée de son fusil : simplement de minuscules silhouettes.

Tous ces éléments – séparation entre ceux qui commandent et ceux qui exécutent, insertion dans un corps d’armée hiérarchisé et discipliné, séquence d’action différée entre la mobilisation initiale et le moment du combat, distance de l’ennemi, etc. – contribuent à une déresponsabilisation de l’acte meurtrier.

Reste à comprendre qui sont ces décideurs qui envoient les hommes se battre sans avoir eux-mêmes à participer au combat. Quelles sont les motivations des engagés volontaires et celles des mobilisés ? Pourquoi y a-t-il si peu de réfractaires et de déserteurs ? Qui sont les « exécuteurs » qui ont participé à des massacres de civils et commis des crimes de guerre ? Sur ces questions, nous disposons désormais d’une riche documentation sur laquelle nous allons nous pencher dans les prochains articles.

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